XII.4 - 16h15
Dào Zhàn coupe le lecteur vocal. Un sentiment de honte, assez éloigné de celui laissé par les clients après les affaires, s’empare de moi. D’avoir été aussi naïve, voir de la générosité dans le cynisme de Shēng Mìng… L’idée de porter haut une pancarte, avec son armée d’exécutantes, devant la mairie pour servir ses propres intérêts me révulse.
“La conversation a été enregistrée la veille de son décès, explique froidement Dào Zhàn. Maintenant que vous avez compris le projet de Shēng Mìng, il me faut vous faire écouter une dernière conversation, révélant l’identité des commanditaires de son assassinat.
— Ils ont bien fait ! Que son âme aille pourrir dans les plus bas enfers ! Je lui souhaite de se réincarner en puce, en vulgaire déchet, à l’image de ce qu’il est… Quel salaud !”
Dào Zhàn se lève et vient poser une main sur mon épaule, comme le ferait un père avec sa fille déçue par un premier amour.
“Je compatis avec votre souffrance, Jiēshòu. Chacun se fait un jour l’instrument de la volonté d’un autre, qu’il en ait conscience ou non. En tant que politique, vous vous doutez que j’ai pu observer mon lot de magouilles. Néanmoins, gardez votre sang-froid, j’ai prévu de quoi canaliser votre colère, la mettre au profit d’un plus grand bien, si vous en ressentez le besoin.
— Servez-moi à boire, s’il vous plaît.
— Naturellement. Il reste du Litchill Zero, du Coca…
— Va pour le coca.”
Dào Zhàn décapsule la bouteille sur le bord de la table et me la tend. Puis, il reprend, stoïque, sa place sur son fauteuil, et ordonne :
“Ouverture fichier 3.” Un message holographique apparaît au-dessus de la table :
“Les protagonistes de la conversation suivante étant assez nombreux, dans les sous-titres, chaque réplique sera précédée de leurs noms. Liste des protagonistes :
- Yì Shé, mère de Shēng Mìng, membre de la faction des Gardiens du Syndicat des Bûcherons.
- Qiáng Pǐ, frère de Shēng Mìng, membre de la faction des Gardiens du Syndicat des Bûcherons.
- Qī Piàn Hú, chef du Syndicat des Bûcherons, probablement favorable à la faction des Gardiens.
- Qiū Shù, membre de la faction Smissonnienne du Syndicat des Bûcherons (assassiné la veille du procès de Bài Tài Yang)
- Bái Hú Li, membre haut gradé de Menxiang Shiyé (grade 71/72), représentant du PDG de Menxiang Shiyé.
- Māo Tóu Yīng, Maître spirituel des shouddhs.”
Dào Zhàn sonde un instant mon expression :
“Certains noms connus dans le lot, hein ?
— Je… Lancez l’audio…”
Bái Hú Li a trempé dans l’affaire… ? Noble parmi les nobles ? Si c’est le cas, alors cette ville est véritablement perdue.
“Qī Piàn Hú : Messieurs dames, Paix et Honneur, je vous remercie d’avoir accepté de participer à cette réunion. Veuillez m'excuser par avance pour mes toussotements, j’ai attrapé froid. Tout le monde m’entend-il correctement ? Bien… Si nous nous retrouvons ce soir, c’est en vue de discuter des mesures à prendre face à la rébellion orchestrée par la faction auto-proclamée des Smissonniens au sein de notre Syndicat. Comme vous le savez, Shēng Mìng a prévu de mettre à exécution la première phase de son plan visant à occuper le poste d’adjoint principal au Maire-Roi. Pour ce faire, il compte dès la semaine prochaine employer ses femmes, ainsi que tous les époux de ses acolytes, afin de bloquer le carrefour des Trois-Avenues et de remonter jusqu’à la Mairie, pour forcer les autorités à accorder la nationalité aux étrangères à des conditions avantageuses. Plan qui déstabiliserait sans commune mesure notre ville. Nous devons agir vite et fort, dans le but de s’assurer que cela n’arrive pas. (raclement de gorge) Avant toute chose, je souhaite remercier particulièrement Qiū Shù, membre repenti de cette secte libertarienne, qui va nous apporter une aide décisive dans l’élaboration de notre plan.
Qiū Shù : C’est moi qui vous remercie de m’accorder votre écoute.
Yì Shé : Puis-je prendre la parole ?
Qī Piàn Hú : Bien sûr, nous vous écoutons.
Yì Shé : Merci. Il me semble que dans cette réunion, mon fils, Messeigneurs Qiū Shù et Qī Piàn Hú et moi-même sommes d’accord sur les mesures à adopter par rapport à cette situation. C’est pourquoi je souhaiterais focaliser mon attention sur nos deux invités, afin que nous parvenions à un accord et travaillions ensemble à remédier au problème posé par mon fils égaré. Comme vous le savez, il s’est laissé gangréner par le poison des ouvrages pré-maitreyiens, sans même que nous n’ayons le temps de l’anticiper…
Qiáng Pǐ : J’ai vraiment l’impression qu’il a disparu depuis longtemps, nous ne le reconnaissons plus lorsque nous le croisons. Mon vieux frère s’est distancé de nous à mesure que ses lectures l’égaraient toujours plus loin sur les chemins du libertarisme.
Yì Shé : Nous avons essayé de le ramener à la raison, de discuter avec lui, de lui faire visionner des archives, qu’il voie les conséquences catastrophiques auxquelles ont mené les ouvrages qu’il s’évertuait à dévorer.
Qiáng Pǐ : Une fois le poison inoculé dans ses veines, nous nous sommes heurtés à un mur. Maintenant qu’il projette de renverser la Cité toute entière – et nous avons compris qu’il ne reviendra pas en arrière –, nous avons compris qu’il faut… l’éliminer, aussi dure que soit cette réalité.”
Un silence pèse à travers l’enregistrement. Je suis sidérée, incapable de concevoir qu’une telle barbarie puisse s’exprimer au sein de la même famille. Après une bonne quinzaine de secondes, Māo Tóu Yīng, sa voix aussi dénuée d’intelligence que dans mes souvenirs, reprend :
“Māo Tóu Yīng : Il me semble que Maitreya disait qu’une âme n’est jamais complètement perdue, et que, même au cœur des tempêtes atomiques, un homme peut trouver la force de poser son ancre et de se forger un havre de paix. Votre solution me paraît bien trop radicale.
Yì Shé : Elle l’est, parce que la situation elle-même dérape complètement. (reniflement)
Qī Piàn Hú : Allons, ne pleurez pas, vous faites de preuve de courage en affrontant la réalité en face. Maître Māo Tóu Yīng, je suis navré de devoir corroborer les dires de la famille de Shēng Mìng, pour avoir moi-même tenté de le raisonner.
Māo Tóu Yīng : Je crois tout de même que c’est bien radical. (il marque une pause) Hmm… Enfin, comment comptez-vous vous y prendre ?
Qī Piàn Hú : Qiū Shù est justement là pour vous l’expliquer.
Qiū Shù : En effet, j’ai eu à de nombreuses reprises l’occasion de me rendre au domicile de Shēng Mìng, j’en connais donc les moindres recoins comme ceux de mon appartement. J’ai, ici, quelque chose qui devrait nous aider… (un papier est frotté sur la table) Le plan de sa résidence principale, avec, indiquée en rouge, la totalité des systèmes de sécurité. Je l’ai récupéré lors d’une visite de ses installations.
Bái Hú Li : Parce que Shēng Mìng vous a personnellement permis d’avoir accès à ce genre d’informations ?
Qiū Shù : Eh bien, cela fait déjà quelque temps qu’il se croit intouchable…
Bái Hú Li : Oh, vraiment ?
Yì Shé : Je comprends votre scepticisme, Monseigneur, mais Qiū Shù dit la vérité. Vous pouvez le croire.
Bái Hú Li : Lui accorder la même confiance que Shēng Mìng ? Sans façon. Enfin, quoi qu'il en soit, je ne suis pas ici pour juger de la moralité ou non de vos actions.
Qiū Shù : Je… bien… (bruit de déglutition) comme je le disais, j’ai pu récupérer ce plan sans qu’il ne s’en aperçoive, on peut donc présumer qu’il n’aura pas été revu depuis. Ce que je propose, c’est de frapper dès demain dans la nuit, nous n’avons pas une seconde à perdre.
Qī Piàn Hú : Nous avons déjà monté une équipe de vétérans, habituée aux missions d’infiltration. Shēng Mìng devrait se trouver seul à son appartement au plus tard à quatre heures du matin ; moment auquel ses invités les plus tardifs s’en vont. Pour ce qui est de la sécurité, nous avons recruté une spécialiste en la matière, chargée de déclencher une panne à distance dans la journée, avant de venir la réparer, appelée par la secrétaire personnelle de Shēng Mìng ; elle aussi est dans le coup. Cette spécialiste programmera une désactivation du système entier de la tombée de la nuit jusqu’à l’aurore, ce qui laissera entièrement le temps à notre escouade d’accomplir sa mission. Elle disposera de plusieurs points d’entrée afin d’éviter de tomber sur les gardes et ne devrait rester que quatre minutes dans l’appartement – sept en cas de difficulté.
Bái Hú Li : Hé bien (applaudissements), je vois que vous n’avez pas fait les choses à moitié. Qu’est-ce que vous attendez du conglomérat ? Je ne vous cache pas que de rester assis dans cette pièce me donne la nausée.
Qī Piàn Hú : Je… bien, j’ai discuté avec le chef de Monseigneur, qui m’a assuré de votre soutien sur la suite de l’opération. Le lendemain, nous aurions besoin que vous lanciez une attaque informatique sur l’entièreté des postes de police en vue d’effacer toutes les preuves – aussi maigres soient-elles – qui pourraient compromettre les participants à cette mission. Sans que l’on se doute de rien mis à part de votre passage, qui aura pour but d’envoyer un message. Ce que nous avons à vous proposer n’est évidemment pas un paiement, nous en faisons appel à l’intérêt que nous avons en commun d’avoir une ville stable. Nous sommes conscients que seuls vos employés seraient capables d’un tel exploit… (froissement de vêtements)
Bái Hú Li : Épargnez-moi vos courbettes. Monseigneur Tiān Lóng m’a chargé d’accepter ce genre de demandes. Autre chose ? (grincement de chaise)
Qī Piàn Hú : Oui, attendez un instant, s’il vous plaît ! Nous aurions également besoin d’un coupable… Ce serait la deuxième partie de l’attaque informatique – vous trouverez sur cette clé un corpus suffisant de fausses preuves n’attendant que d’être complétées par un nom et une photo –.
Bái Hú Li : Et vous voulez que nos informaticiens les implantent sur le Pol-Net.
Qī Piàn Hú : C’est cela.
Bái Hú Li : Et c’est à Menxiang Shiyé de financer la dénonciation ?
Qī Piàn Hú : J’ai peur que les montants que nous avons à vous proposer vous paraissent insultants.
Bái Hú Li : Dites toujours.
Qī Piàn Hú : Soixante millions suffiraient-ils ?
Bái Hú Li : Effectivement, nous allons piocher dans nos réserves. Gardez cet argent si honnêtement gagné. Messeigneurs, il est temps pour moi d’y aller.
Qī Piàn Hú : Attendez, nous n’avons pas fini de…
Bái Hú Li : Envoyez-moi un rapport, je le transmettrai directement à Monseigneur Tiān Lóng. J’en ai assez entendu. (claquement de porte)
Yì Shé : Quel rustre…
Māo Tóu Yīng : C’est un brave garçon, mais il n’est décidément pas fait pour ce genre de vie. Il suffit de voir ses toiles – magnifiques, au demeurant – pour se rendre compte que son esprit est resté bloqué à l’époque féodale. Ne nous laissons pas abattre, il tiendra parole : il n’a non seulement pas le choix, mais la trahison ne lui viendrait pas à l’esprit.
Qī Piàn Hú : Permettez-moi tout de même de dire qu’il gagnerait à suivre quelques cours d'autocontrôle. J’ai bien eu peur de me recevoir la clé sur le coin du nez !
Māo Tóu Yīng : Ha… il a toujours été ainsi. Sans la protection de son chef, je n’aurais pas donné cher de sa peau. Quoi qu’il en soit, en quoi puis-je vous être utile dans la réalisation de votre projet ?
Qiáng Pǐ : Si nous vous avons contacté, Maître, c’est pour vous demander d’attirer l’attention des autorités ailleurs que sur le décès de mon frère.
Māo Tóu Yīng : Oh, vraiment… Et comment voulez-vous que je m’y prenne ? Je ne dispose pas du centième des ressources informatiques de MS.
Qiáng Pǐ : Informatiques, non, idéologiques, vous les surpassez largement.
Māo Tóu Yīng : C’est-à-dire ?
Qiáng Pǐ : Vous n’êtes pas sans savoir que la ville s’arrêtera au-dessus de Greater Delhi d'ici à deux jours.
Māo Tóu Yīng : Oh… rien que de penser à tous ces indiens augmentés dans la ville… Je crois que je vais rester cloîtré jusqu’au départ.
Qiáng Pǐ : Je ne vous comprends que trop bien. Néanmoins, cela représente une opportunité bienvenue. Je ne vais pas tourner autour du pot : nous aurions besoin que vous déclenchiez une manifestation.
Māo Tóu Yīng : Contre leur accueil ?
Qiáng Pǐ : Plus que ça. Nous aurions besoin que vous remettiez la faute sur Shēng Mìng.
Māo Tóu Yīng : Pour son propre meurtre ? Je ne vous suis pas.
Qiáng Pǐ : C’est pourtant simple : il vous faut l’accuser d’importer des drogues via les étrangers que l’on accueille à chaque escale. Que la violence qui se déchaîne est due à ses propres agissements, que ça lui a échappé et qu’il en a fait les frais. Vous pouvez ainsi superposer des arguments contre les Smissonniens en même temps que vous déplorez la présence des indiens. Une ou deux remarques, pas plus, contre le conglomérat, afin de donner de la crédibilité à votre manifestation… Mais surtout, il nous restera une pièce maîtresse, de quoi marquer les esprits.
Māo Tóu Yīng : Je… n’aurais jamais pensé à ça. De quel genre de pièce est-ce que vous parlez ?
Yì Shé : Nous avons chargé l’escouade de vétérans de prendre des photos de la scène après leur mission. Nous vous les enverrons dès qu’elles seront disponibles, et, ensuite, au moment de l’attaque informatique, il vous suffira de les envoyer sur autant de micro-tablettes que possible. Avec ça, vous aurez réussi à canaliser l’attention et à attirer les soupçons sur les Shouddhs.
Māo Tóu Yīng : Vous voulez que je mette mes enfants en danger ?!
Yì Shé : En danger de quoi… ? Réfléchissez, la Police va investir un temps et une énergie monstrueuse à enquêter sur vous, pour, à la fin, trouver quoi ? Vous n’aurez rien à vous reprocher. Il vous suffira de cacher les documents relatifs à notre entrevue dans un endroit bien gardé, et personne ne vous retrouvera.
Qī Piàn Hú : Vous ne prenez que des risques très modérés. Il faudra simplement s’assurer que vos militants seront prêts à détaler dès que les policiers leur tomberont dessus.
Māo Tóu Yīng : Je crois que je comprends. C’est d’accord… mais, contrairement à notre ami parti en avance, je ne peux pas me permettre de refuser quelques satvas…
Qī Piàn Hú : Bien sûr, c’est on ne peut plus normal. Nous avons réuni soixante-douze millions.
Māo Tóu Yīng : C’est une belle somme…
Qiáng Pǐ : Suffisante pour améliorer de nombreux temples et financer une bonne partie de votre campagne à venir.
Māo Tóu Yīng : Mais néanmoins insuffisante. Quatre-vingt-cinq millions.
Qiáng Pǐ : Je regrette, nous ne disposons pas d’une telle somme ; soixante-quinze.
Māo Tóu Yīng : Quatre-vingts.
Qiáng Pǐ : Quatre-vingts… ? C’est…
Yì Shé : Soixante-dix neuf, dernière offre. Songez à ce que vous rapportera la présidence au Siège, une fois ouverte par ce financement.
Māo Tóu Yīng : Hm… entendu… Mais si qui que ce soit vous interroge…
Yì Shé : Nous ne nous connaissons pas, bien évidemment.”
L’hologramme baisse en intensité avant de s’éteindre. Dào Zhàn, la mine renfrognée, lève ses yeux après un silence.
“Maintenant, vous connaissez toute la réalité ; je n’ai pour ainsi dire plus rien à vous apprendre. Vous voulez des endorphinogènes ? J’ai pris une boîte au cas où.
—Je… non, merci, ça ne sert à rien de se voiler la face. Ils sont tous aussi répugnants les uns que les autres.
— Bái Hú Li inclus ?
— Il est en dehors de toutes ces histoires, si ça n’avait tenu qu’à lui, il leur aurait certainement craché à la figure.
— Ça… je n’en doute pas !
— Pour vous dire la vérité, Dào Zhàn, j’ai honte de l’avoir manipulé. Je prie pour que cela ne doive plus jamais arriver…
— Si vous acceptez de participer à mon plan, je vous garantis que nous mettrons un terme à toutes ces sauvageries.
— Une question, et après, je vous écoute.
— Dites-moi ?
— Qiū Shù, pourquoi est-ce qu’ils l’ont…
— Il était devenu gênant, c’est une règle d’or que de ne jamais se fier à un traître, quand bien même, il prétendrait servir vos intérêts ; un homme dans son genre aurait balancé, tôt ou tard. Les Smissonniens ayant été annihilés, Qiū Shù était devenu inutile aux conjurés.”
Il claque un coup sec sur ses genoux, se lève d’un bond rapide, et déclare :
“Maintenant, si vous êtes disposée à m’écouter, passons à la suite des événements !”
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