XII.5 - 17h00

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 Une silhouette baignée dans le soleil, surmontée d’une traînée de vapeur ocre, regarde les étendues céréalières au loin. L’angle de sa mâchoire, ces vestiges d’acné poinçonnant les joues…

“Xiǎo Tào ?

— Ha, Jiēshòu ! Comme je suis content de vous voir ! J’espère que vous allez bien, cela fait quelque temps que nous n’avons pas parlé.”

 Ses remarques et questions s’emboîtent les unes après les autres sans que j’aie le temps de rebondir dessus, d’aligner plus que des suites maladroites de deux ou trois mots. Xiǎo Tào s’en rend compte puisque le flot de ses paroles finit par tarir après une ou deux minutes. Alors son sourire béant se referme et il déclare :

“Oh, je vous prie de m’excuser, je me suis laissé emporter…

— Il n’y a pas de mal. Pour répondre à votre première question, je suis encore secouée par ce que je viens d’apprendre, mais ça va s’arranger.

— J’imagine… Je l’espère pour vous. J’ai… enfin, Dào Zhàn m’a chargé de vous raccompagner.

— C’est gentil de votre, oh, enfin, de sa part.”, réponds-je en lançant un clin d’œil entendu.

 Xiǎo Tào s’empresse de m’ouvrir la porte du côté passager. Des rougeurs viennent souligner ses traits.

“C’est qu’il fait une de ces chaleurs, ici, ça alors !

— Ha oui, doit-on mettre ça sur le compte du narcohol ? Hm ?

— Je dirais plutôt que ce sont ces satanés soleils, j’ai récemment appris qu’ils… Ha, vous étiez ironique.

— Possible ; en tout cas, vous êtes bien tombé dans le panneau. C’est gentil de me tenir la porte, mais je pense être en mesure de la refermer toute seule.

— Oh, oui ! Bon… A…allons-y, hein ?”

 Évidemment, tout emmêlé dans ses propres pensées, il la claque avant que je n’aie le temps de réagir.

Eh bien, on voit que ce n’est pas sa voiture…

“Je… ça vous gêne, si je mets la clim ?

— Pas trop fort, n’allons pas attraper un rhume.

— Bien sûr. (Il enclenche le contact et lance la voiture sur le chemin en copeaux de bois). Je vous prie de m’excuser pour mon emballement, comme cela fait un moment…

— Vous me l’avez déjà dit, Xiǎo Tào. Il n’y a pas de mal, reprenez votre calme.”

 Il enclenche l’autoradio et lance un morceau d’électropéra. À mesure que la cantatrice élève sa voix dans la voiture, les tremblotements de ses bras s’estompent.

“Finalement, vous vous en sortez aussi bien avec une voiture à IA intégrée.

— Ça ne vaut tout de même pas ma Poleïka ! Je vous avoue que je ne suis pas franchement à l’aise.

— Voyons, il n’y a quasiment que des lignes droites, vous ne prenez pas de risque.

— On ne sait jamais, avec ces machines-là !”

 Il jette un regard sur le paysage à l’extérieur, prend une profonde inspiration, et demande :

“Dites, Jiēshòu. Est-ce que… avant de rentrer chez vous, cela vous dirait d’aller faire une activité en ville… ?

— Est-ce que je peux vous demander s'il s'agit d'une invitation à un rendez-vous, cette fois, ou vous allez encore passer dans un tunnel ?

— Je regrette, mais je ne vois pas de quoi vous parlez. Si vous souhaitez appeler cela un rendez-vous, je ne m'y oppose pas.

— Quelle maîtrise de la langue de bois, Xiǎo Tào, je suis impressionnée ! Je ne sais pas si je peux accepter, vous comprenez, il faut d'abord que je vérifie mon agenda.

— Oui, bien sûr.

— … Évidemment que j’accepte ! Voyons, vous n’avez vraiment pas le sens du second degré. Pour un flic, je me demande si ça ne pourrait pas porter préjudice.

— Ha ! J’ai l’habitude de m’en rendre compte, mais pas toujours, en effet…

— Où souhaitez-vous m’emmener ?

— J’avais pensé à faire une randonnée aquatique… Un circuit a été ouvert récemment dans la piscine du quartier Yuán Lín.

— Originale, comme idée de rendez-vous. Je vous suis.”

 Une fois engagée sur le niveau principal de la ville, Xiǎo Tào finit par céder les commandes à l’IA intégrée sans pour autant décrisper ses mains du volant. Il pose son regard comme s’il les découvrait pour la première fois sur des fresques dynamiques peintes à même les trottoirs du quartier où file la voiture.

“Alors, qu’est-ce qu’il vous a proposé pour la suite ?

— Dào Zhàn ?

— Oui.

— Il compte révéler tous les détails de l’affaire sur un plateau télé, en fin de semaine ; officiellement il s’agit d’un simple entretien pour les municipales. D’après lui, ce serait une excellente chose que j’accepte d’y participer pour révéler le quotidien des époux de syndiqués, que la parole d’un politicien ne vaut jamais tant que celle d’une femme du pays réel. Il pense qu’à deux, on peut enfin venir à bout du polyamour.

— Il a raison.

— Je ne sais pas, j’ai du mal à croire qu’on m’écoutera.

— C’est parce que vous êtes la seule à échapper à votre propre charisme !” sourit Xiǎo Tào.

 La voiture ralentit et s’approche d’une place de parking suspendue à moins de deux mètres du sol. Tout autour, un groupe d’enfants s’amuse à envoyer des drones en carton fendre l’air devant la façade aux couleurs cristallines du circuit aquatique.

“Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la chose, mais ces petits feront partie de la première génération épargnée par l’emprise du Syndicat, et peut-être même de Menxiang Shiyé !

— Ne dites pas de bêtise.

— Oh, mais je suis tout à fait sincère ! C’est une nouvelle ère qui s’apprête à s’ouvrir dans les prochains jours, et elle commencera à partir du moment où vous prendrez la parole.

— Carrément… Vous allez aussi me dire que je suis la Maitreya des temps modernes ?

— Ehh… je vous aime beaucoup, mais n’exagérons rien, haha.”

 Il pose son paquet de narcohols dans la boîte à gants et déclare :

“Bien, si vous avez toutes vos affaires, allons commander nos tickets.”

***

 Une senteur iodée imbibe la cabine de changement. Au prix d’une lutte avec la rigidité de la combi et des palmes, je parviens à me préparer et rejoins Xiǎo Tào devant le portique, charmant comme une grenouille tout droit sortie d’un marais.

“J’ai demandé à l’employée de caisse de relier nos communications. Ha… vous avez mal enfilé vos lunettes.

— Vous pouvez m’aider ?”

 Xiǎo Tào ne se fait pas prier et prend son temps pour frôler mes cheveux et ajuster la lanière à mon crâne. Au moment de relâcher ses bras, il prend soin de les laisser glisser le long des miens et de déposer ses mains l’espace d’une seconde sur les miennes.

 Puis, comme si de rien, il m’invite à passer le mur magnétique qui nous sépare de la randonnée.

“Pensez à bien mordre dans le tuba, surtout.

— Ne vous inquiétez pas, ça fait trois fois que vous me le dites.

— Au moins, vous n’irez pas pleurer si vous avalez la tasse.”

Voilà un homme qui sait se montrer rassurant…

 Une fois le mur passé, nous nous engouffrons dans une large cavité dont le diamètre passe rapidement de cinq à vingt mètres avant de laisser se déployer une grotte lumineuse.

“Vous allez voir, ils ont même créé un module pour visiter un Palais Englouti. Les retours sont excellents.

— Un module… virtuel ?

— Oui, bien évidemment. Construire une réplique d’un monument pareil en pleine ville n’aurait pas été possible."

 Xiǎo Tào tapote sur les branches de son masque ; alors les parois de la grotte scintillent de toutes parts et peu à peu, les fondations d’un magnifique palais européen, strié d’arches occupées par une végétation abondante, se matérialisent sous nos yeux. Des bancs de poissons holographiques se faufilent parmi eux. Aux côtés du palais, une tour ocre à pointe surmontée d’une étrange sculpture évoquant vaguement un militaire toise l’horizon.

“C’est à couper le souffle.

— Ha ! Je suis content que ça vous plaise ! Comme quoi, mon idée n’était pas si mauvaise.”

 Nous saluons quelques randonneurs occupés à flâner sur l’ancienne place avant de nous approcher d’une des entrées du bâtiment.

Palazzo Ducale di Venezia, affondato nell’anno 2099, indique un panneau avant de se dématérialiser puis de reprendre forme avec cette fois une traduction : Palais des Doges de Venise, coulé en l’an 2099 (selon le calendrier européen, an -153 du calendrier Tiankongais).

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