XIII. - 12h45

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 J'examine une énième fois l'ajustement de mon maquillage sur le reflet de mon petit miroir. Dào Zhàn récite en marmonnant son allocution ; on croirait voir un moine en pleine prière. Comme si cette pensée l’avait arraché de sa lecture, il relève d’un coup la tête et déclare :

“Nous arrivons bientôt, tout est en ordre ?

— Oui, je suis prête.

— Ha… c’est un grand jour. J’ai autant l'estomac en proie à des papillons que le jour où j'ai rencontré ma femme.

— À ce point ?

— Jiēshòu, cela fait longtemps que j’attends ce moment. Tellement longtemps que j’ai fini par croire qu’il n’arriverait jamais, pour tout vous dire.”

 Il attrape deux canettes dans la portière de son côté et m’en tend une.

“Je vous remercie du fond du cœur d’avoir accepté de venir. Jamais cette ville n’oubliera votre apparition, je peux vous le garantir.

— J’aurais envie de vous dire que c’est purement désintéressé, réponds-je avant d’avaler une gorgée de soda à la rose, mais la vérité est que j’attends moi-même cette journée depuis plus longtemps que je n’arrive à le concevoir.

— C’est tout à votre honneur. Cela n’enlève pas le bien fondé de votre action.

— Ce matin, en me levant, je me suis rappelée que cela fait tout pile trois mois que Shēng Mìng est mort. La fin d’une saison…

— Et l’ouverture sur une autre.”

 Il finit sa boisson d’une traite et en sort une deuxième.

“Vous ne risquez pas d’avoir besoin d’aller aux toilettes, à boire comme ça ?

— J’y ferai un détour avant l’intervention. Vous êtes d’accord pour récapituler le plan ? D'ici à deux minutes, le conducteur va se garer devant l’entrée principale.

— Je vous écoute.

— Bien, vous regarderez l’émission sur votre micro-tablette. Soyez bien vigilante ! Durant le premier quart d’heure environ, je vais mener l’interview telle qu’elle a été prévue, le temps d’éteindre tout soupçon. Lorsque l’on m’interrogera sur les assassinats, vous m’entendrez à un moment ou à un autre prononcer la phrase suivante : “C’est une journée nouvelle qui se lève au-dessus de nous.” C’est le signal qui vous indiquera qu’il est temps d’entrer. Suivez le plan du bâtiment – vous l’avez toujours – ?

— Dans ma poche, oui.

— Bien. Fiez-vous à lui et vous éviterez tout problème. Les caméras du parking seront désactivées, vous ne prendrez aucun risque. Suivez le plan et allez en loge. Ensuite, il vous faudra attendre que je dise : “Le vent s’est levé”, retenez bien cette phrase ! Je peux tout vous noter s’il le faut.

— Pas besoin, je vous rappelle que je voulais être actrice, à la base.

— Au temps pour moi. Lorsque vous l’entendrez, il vous faudra faire irruption sur le plateau télé. Personne n’osera rien vous faire, pas devant les caméras et pas en ma présence. Ensuite, ce sera à vous. Dites tout ce que vous avez sur le cœur, pas besoin d’adopter un ton particulier, fiez-vous à votre instinct.”

 Il pose sa canette dans la poubelle intégrée et jette un œil à l’extérieur.

“Comment vous sentez-vous ?

— Un peu angoissée, pour tout vous dire.

— C’est normal. Mais j’ai entièrement confiance en vous. Tout ira bien, Jiēshòu. À tout à l’heure.”

 Il sort de la voiture, accueilli par une foule de journalistes à la recherche d’un scoop, lance un dernier regard dans ma direction avant de s’enfoncer dans les portes du bâtiment. Peu à peu, l’attroupement se dissipe.

 Je regarde la présentatrice principale de la chaîne annoncer les nouvelles du jour, sourire impeccable greffé sur ses lèvres, qu’importe que l’on parle d’un navire échoué ou de l’obtention d’un trophée par un athlète de la ville.

 Après cinq longues minutes à ne parler que de sujets banals, elle annonce enfin :

“Mesdames, Messieurs, nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui le chef du Parti de la Prospérité lui-même. Monseigneur Dào Zhàn de la lignée des Jīn Yīng, actuellement candidat aux élections municipales, a en effet accepté de se livrer à notre jeu de questions et réponses.”

 Le chat derrière la présentatrice s’emballe, au point qu’il devient impossible de lire le moindre message publié, aussitôt noyé sous une vague de commentaires tant élogieux qu’insultants.

 Une ombre apparaît derrière les rideaux, reconnaissable à la forme aplatie des cheveux derrière la nuque.

 Le visage de Dào Zhàn, rendu plus altier encore par le maquillage, surgit d’entre les rideaux. Il serre les deux mains de la présentatrice et s’installe à côté d’elle, avant de plonger ses yeux d’aigle dans les siens.

“Monseigneur, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation aujourd’hui, alors que nos concurrents ont eu bien des difficultés à obtenir un entretien avec vous.

— Le plaisir est mien, j’ai toujours aimé le professionnalisme de votre chaîne. Je tiens à préciser que je n’ai pas refusé les invitations de vos concurrents à cause d’une quelconque animosité à leur égard ; non, c’est que je sais que vous touchez le plus grand nombre de nos compatriotes.

— J’espère que nos spectateurs sauront vous entendre, ce dont je ne doute pas…”

 Derrière, le chat en folie est désactivé pour laisser place à une lumière tamisée et un solo de flûte discret.

“Bien, Monseigneur, permettez-moi de vous poser une première question : comment allez-vous en ce moment ?

— Écoutez, je pourrais me porter plus mal. La campagne avance, j’imagine que vous avez vu les derniers sondages…

— Je les ai vus passer, en effet…

— Alors, j’ai envie de dire que tout va pour le mieux.

— Vous m’en voyez ravie. Monseigneur, j’aimerais revenir sur votre déclaration de la semaine dernière au Journal des Combattants, lorsque vous avez dit, au sujet de l’affaire des faux visas, que l’accueil des peuples d’En-Bas lors de nos escales devrait être géré directement par Sa Majesté le Maire-Roi et non pas les entreprises en fonction de leurs besoins.

— Permettez-moi de rectifier, Madame : j’ai déclaré que les conditions de l’accueil devraient être décidées au conseil municipal, démocratiquement, et non pas par les 1 % de Menxiang Shiyé, car lorsque l’on parle d’entreprises, au pluriel, il s’agit d’un amalgame, dans lequel j’oublie parfois de ne pas tomber. Non, c’est bien Menxiang Shiyé qui règne en maître sur l’économie de cette ville et décide de laisser ou non entrer des étrangers, et en quelle quantité.

— Vous estimez donc qu’on ne laisse pas son mot à dire à Sa Majesté ?

— C’est exact. Et je crois que c’est une conviction partagée par l’écrasante majorité de nos frères et sœurs.

— Très bien… Deuxième question, Monseigneur.

— Si vous me permettez, j’aimerais poursuivre ce que nous disions précédemment.

— Je… bien sûr, je vous écoute.

— J’ai dit et répète que Menxiang Shiyé contrôle l’économie entière de la ville, et que c’est elle qui gère l’accueil des étrangers lors des escales. Or, à quelle loi obéit une entreprise… encore plus un conglomérat ?

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— À la loi de l’argent, précisément ! C’est le seul dénominateur commun qui fait tenir tous les tentacules de la pieuvre au même corps. Chacun d’entre eux représente à lui seul l’économie d’une vingtaine de pays réunis, alors comment peut-on les forcer à coopérer ? Par leur seul point commun : la poursuite du satva, la conquête de nouveaux marchés. Ainsi, MS se soucie uniquement de générer du profit, sans tenir compte des lois de notre cité – comme le prouvent les nombreuses amendes qu’elle préfère payer chaque année, plutôt que de s’ajuster sur notre législation –. Je ne vous apprendrai rien en affirmant qu'elle a érigé le pot-de-vin en véritable institution.

— Tout de même, vous exagérez un peu ! À vous écouter, on penserait que Menxiang Shiyé est une pure mafia.

— Vous ne croyez pas si bien dire. Il suffit de remonter à ses racines pour découvrir quel genre d’arbre a pris pied sur notre sol. Quoi qu’il en soit, MS dirige l’économie, et dans une perspective de profit, strictement utilitariste, l’accueil des étrangers est vu comme un moyen d’y parvenir.”

 La journaliste le regarde l’espace d’un instant, l’air perdu, puis s'apprête à protester avant d'être recadrée par la voix perçante de Dào Zhàn.

“Les corporates, plus que toute autre classe, sont l’incarnation même de ce qu’on pourrait appeler les “citoyens du monde”. Ils iront là où l’appel de l’argent leur dira d’aller. Leur sang n’appartient à aucune terre, à aucun peuple. Or, il me semble que quelqu’un dont le sang n’est attaché à aucune nation mérite d’être traité en étranger où qu’il foule le pied, car ce sont bien ces traitres-là, ceux dont la loyauté suit le plus riche comme les mouches suivent l’odeur de la mort, qui sont les plus prompts à ouvrir les portes de la cité le jour où elle est assiégée. Pour peu que l’envahisseur amène avec lui de quoi étancher leur cupidité, ils seraient capables de lui servir le café et les viennoiseries avant de lui révéler jusqu’à la plus petite faiblesse exploitable du pays. Et vous les verrez, le soir, dans leurs appartements épargnés, sourire aux lèvres, persuadés d’avoir œuvré pour le plus grand bien – l’esprit est capable de générer des artifices impressionnants pour éviter de voir son reflet dans la glace –. Le jour où ces collaborateurs se retrouvent au tribunal, ils pleurent, s’indignent, clament à qui veut l’entendre qu’ils n’ont fait “qu’obéir aux ordres” – mensonge le plus formidable de la conscience à elle-même –, sans jamais demander le moindre pardon. Alors, les maisons et les familles détruites par leur folie capitaliste n’ont personne à qui s’en prendre, aucune justice n'est rendue, et il ne reste plus qu’à reconstruire leur maison en attendant la prochaine trahison.

— Il me semble tout de même que lors de la dernière guerre – enfin, d’après ce que j’ai lu sur le sujet –, les collaborateurs, comme vous dites, ont reçu des peines de prison et certains ont été exécutés.

— Non seulement elles n’étaient pas à la hauteur des crimes commis, mais il ne s’agit là que d’une justice externe. La véritable justice aurait été de les voir se livrer à une introspection authentique, et demander pardon pour leurs fautes. Je vous garantis que l’âme des Tiankongais aurait guéri bien plus vite si ç'avait été le cas. Au lieu de cela, une génération entière a sombré dans la rancœur et, avant que l’amertume ne se dissipe, il a fallu attendre une cinquantaine d’années. Pour en revenir à notre sujet de base, je vais vous le dire simplement : je refuse qu’on laisse les corporates saper l’identité de notre ville sans rien dire. Lorsque j’étais plus jeune, le rôle de Sa Majesté, bien qu’il ait déjà perdu de sa superbe, restait suffisamment important pour s’opposer à la volonté du conglomérat.

— Peut-on estimer que, si vous êtes élu, vous prendrez donc des mesures coercitives contre Menxiang Shiyé ? Vous vous êtes peu exprimé à ce sujet avant aujourd’hui…

— On peut le dire, oui. J’ai de bonnes raisons de poursuivre cet objectif.

— Très bien, merci pour votre réponse exhaustive. Maintenant, si vous le permettez, Monseigneur, j’aimerais m’entretenir avec vous au sujet des quatre assassinats survenus ces derniers mois sur notre sol.

— Bien entendu, comment l’éviter, sourit Dào Zhàn.

— Eh oui… Je… voulais connaître votre analyse sur ce sujet et savoir ce que vous proposeriez en tant qu’adjoint principal pour y remédier.

— Nous disposons de plusieurs solutions face à ce problème. Il me semble que depuis le meurtre du seigneur de la Lignée des Juān Xiàn Zhě, c’est une journée nouvelle qui se lève au-dessus de nous.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, assez simplement…”

 Le conducteur s’empresse de me déposer du côté arrière du bâtiment. Je me faufile dans le garage, relativement vide, et cherche l’entrée interne.

 Un panneau indique un ascenseur tout au fond. Une boule logée dans le ventre, j’appuie sur le numéro 59 et attend impatiemment la montée vers le plateau télé.

Reste calme… c’est ton moment, Jiēshòu, faut pas le foirer.

 Les portes de l’ascenseur révèlent un couloir semi-éclairé, moquetté à l’ancienne. Le plan indique qu’il faut prendre la troisième porte sur la droite, indissociable des autres.

 Alors, je tombe sur une loge quasi vide, à l’exception d’une femme d’âge mûr endormie sur une banquette.

“Allons, comment pouvez-vous affirmer que les assassinés puissent être tenus responsables de leur sort ? C’est tout bonnement absurde.

— Pourtant, les armes utilisées n’étaient-elles pas de fabrication arabe ?

— Je… elles ont pu être introduites par des déséquilibrés, vous faites des raccourcis…

— Malgré le blocus ? Comment des déséquilibrés isolés auraient pu soudoyer la douane ? Non, je répète et signe : ce sont les rentiers qui ont fait pénétrer les armes sur notre territoire, armes qui se sont retournées contre eux. Vous voyez, j’ai en ma possession de nombreux documents qui révèleront à nos auditeurs les vrais commanditaires de l’assassinat de Shēng Mìng et de ses collègues.

— Comment est-ce que…

— Permettez…”, coupe Dào Zhàn d’un geste de la main.

 Il sort sereinement sa micro-tablette de son manteau, règle le volume au maximum, et lance l’audio des conversations qu’il m’a fait écouter au ranch. Peu à peu, le sourire de la journaliste laisse place à l’incompréhension puis à la peur la plus profonde.

“Je comprends votre réaction, Madame, et vous me voyez navré de devoir vous révéler une vérité si laide. C’est pour le bien de notre ville que je le fais. Le vent s’est levé, enfin.”

 Abasourdie, probablement comme le reste des Tiankongais, la journaliste n’oppose aucune réponse. Je me faufile derrière le rideau, prend une profonde inspiration, et viens m’asseoir à côté de Dào Zhàn.

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