XIII.2 - 13h18

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 De la journaliste, je ne reçois qu’un regard perdu, une salutation mécanique et indépendante de sa volonté. Elle jette un regard au caméraman et, pour seule réponse, ce dernier affiche un haussement d'épaules.

 Dào Zhàn, quant à lui, me fixe d’un air radieux, pose sa main sur mon avant-bras et déclare :

“Vous ne connaissez peut-être pas ma collègue, alors je vous propose de faire les présentations. Jiēshòu, ex-39ᵉ femme du seigneur Juān Xiàn Zhě, dont l’aide a été déterminante dans la recherche de la vérité. Jiēshòu aimerait, si cela ne vous gêne pas, s’adresser à nos concitoyens. Je vous garantis que ça ne sera pas long.

— Est-ce que cela a été prévu par la direction… ? Je crains de n’avoir rien entendu à ce sujet.

— Pas à ma connaissance, sourit Dào Zhàn. Mais je suis convaincu que vous aurez la bonté de lui tendre une oreille, n’est-ce pas ?

— Je… c’est…”

 Un regard de Dào Zhàn la rappelle à l’ordre. Elle chuchote un “allez-y” et laisse errer son regard sur mon visage. Je tourne le mien vers la caméra, inspire un coup, et entame :

“Je… Paix et Honneur. Je pense que personne, parmi vous, ne me connaît. Je suis une de ces femmes de l’ombre, de celles qui vivent sous la surface de Tiankong, dans un appartement dont les murs tremblent à chaque pas de la ville. Je fais partie de ces gens dont le village est resté bloqué dans l’ancien temps, où l’eau n’est pas toujours accessible, et quand elle l’est, on ne peut jamais garantir qu’elle soit totalement potable. Ces gens qui, à l’occasion d’escarmouches, voient leur maison se trouer comme un gruyère, quand ils ne perdent pas un proche : dommage collatéral, que voulez-vous. Ces gens qui ont un rêve, mais n’ont pas les moyens de le réaliser, la faute au destin. Nous sommes nombreux, la plupart d’entre vous ne nous voient pas, mais nous existons bel et bien. À notre échelle, nous faisons tourner la machine qui gangrène votre monde ; c’est une réalité que j’ai mis du temps à accepter, qui m’a demandé de surmonter l’horreur de mon propre reflet, mais que je vois aujourd’hui aussi clairement que vous me voyez sur votre écran. Reconnaître un problème est le premier pas pour en atteindre la résolution, ne croyez-vous pas ?

 Si je suis ici aujourd’hui, c’est parce que j’ai un témoignage à vous faire passer. Vous proposer, l’espace d’un instant, de vous mettre dans nos peaux, à ceux qui partagent cette même condition. Dào Zhàn s'est adressé à votre raison, j’aimerais parler à votre cœur.

 Reprenons depuis le début ; savez-vous exactement quel genre de travail nous faisons ? Que le soir, lorsque vos époux, chers Tiankongais, vous laissent seuls en prétextant un appel du travail, ils s’occupent à saboter tout ce que vous avez construit en notre présence ? Que nous sommes les architectes mêmes de la décadence de cette ville ? Nos épaules sont chargées d’un poids bien peu élégant, également porté par deux générations avant la nôtre. Un poids qui ronge vos familles, vos portefeuilles, l’air même que vous partagez, qui ronge jusqu’au nom lui-même de Tiankong. Il est loin, le temps où cette cité pouvait se targuer d’être le phare du monde, à l’abri de l’obscurité qui s’abattait sur ce dernier. Aujourd’hui, le jour s’est levé partout, tandis que sur leur trône, les Tiankongais ont laissé s’enfuir la flamme au centre même de leur ville. Ils ont laissé ses fondations s’éroder en silence, sans s’apercevoir de rien.

 Je me rappelle, comme si c’était hier, le jour où j’ai reçu la réponse à mon formulaire d’entrée, de la part de mon ex-mari, m’indiquant que j’avais été acceptée. Si vous saviez quelle joie avait gonflé mes veines ! Mon rêve de finir sur les affiches de cinéma n’avait jamais été aussi proche !

 Et puis je suis montée. Oh, j’ai tout d’abord eu l’impression d’avoir atteint le paradis lui-même, avec ces jardins magnifiques, ces rues parfaitement agencées et sa propreté impeccable, ce ciel constellé d’art holographique, comme un musée à ciel ouvert. Tiankong avait plus que satisfait mes attentes, elle répondait à tous mes fantasmes les plus fous, elle avait le goût de l’eau d’une oasis après une traversée du désert.

 Nous passons toutes par cette phase d’admiration sans bornes, de bonheur foudroyant, et puis vient le travail. Mon ex-mari, expert en l’art des beaux sourires, a su m’amadouer, me faire comprendre qu’ici, je n’aurais jamais à m’épuiser à la tâche, que je pourrais bénéficier d’une paie plus que raisonnable, de quoi construire trois villages en plus de faire du mien une véritable utopie bucolique.

 Sont venus les premiers clients. Moi, quasi-vierge, je croyais rencontrer l’amour chaque soir, dans les bras parfois très doux de ces messieurs ; car il ne faut pas penser que seuls des gorilles rugueux font appel à nous. Non, le petit père de famille, après avoir déposé un baiser tendre sur le front de son enfant, la mère généreuse à la blancheur éclatante, représentent la majorité de nos entrevues. L’amour débridé n’épargne personne.

 Un jour, un premier client a proposé de passer par la porte arrière. J’ai refusé, et c’est alors que j’ai compris, sous l’impact des phalanges de mon ex-mari, sous les beuglements bestiaux des clients, quelle était la réalité du métier.

 Vous connaissez l’esprit humain, cette prise de conscience n’a pas duré. Chaque fois que la situation se reproduisait, peu importe le type de sévice et son intensité, j’ai pu être épatée par les artifices que mon cerveau produisait afin de maintenir l’illusion. J’en suis même venue à me demander si, au fond, je n’étais pas un peu responsable des coups portés, si je n’avais pas fait preuve d’ingratitude alors que mon village avait pu faire un bond de 50 ans en l’espace d’une année passée ici. Le temps où je pensais encore comme ça n’est pas si loin ; remontez trois mois en arrière, le jour où Shēng Mìng a été abattu, et je vous aurais ressorti tout ce discours, des étincelles sur le bord des yeux. N’importe laquelle de mes consœurs aurait pu vous le réciter mot pour mot tant nos consciences s’habituent à se le répéter, seul moyen d’accepter le mensonge.

 Ce qui m’a fait revenir de mes illusions, ç'a été précisément le jour où la lumière a été posée sur ce qu’apportent les rentiers. Le matin avant l'assassinat, je me trompais encore sur le compte d’un client dont j’attendais autre chose qu’une simple transaction. Et puis, quand j’ai appris ce qu’il s’était passé, ça m’a fait l’effet d’une véritable gifle, peut-être la plus puissante que j’aie jamais reçue. À mesure du travail effectué avec Dào Zhàn, j’ai fini par découvrir le vrai visage de celui que je prenais pour un mari. J’ai pu découvrir l’étendue de la machine développée par le Syndicat, et prendre conscience du fait que nous devons la démonter avant qu’elle n’entraîne la ville dans sa folie.

 Ce que je crois, c’est qu’il est encore temps. Peut-être est-ce là une forme de naïveté, mais c’est bien ce que je ressens au fond de moi, lorsque je m’aperçois que je suis incapable de détester cette ville alors que j’y ai vécu bien des moments difficiles !”

 Je sens une coulée chaude descendre sur ma joue droite, mon nez se boucher.

“Je crois, je prie pour que vous deveniez le premier peuple libéré de ce bourbier, parce que vous êtes le plus avancé et que c’est vous qui y avez mis les pieds en premier. J’ai la conviction que vous pourriez montrer le chemin au reste de l’humanité, de la même manière que le premier vacciné annonce la fin de l’épidémie. Car c’est bien d’épidémie qu’il faut parler ; le temps presse, et chaque jour qui passe voit se renforcer le dogme polyamoureux à travers le monde. Ce qu’il faut, ce n’est pas simplement démanteler le Syndicat – après tout, une mauvaise herbe arrachée en surface conserve ses racines –, non, c’est de promouvoir activement la famille, pas juste avec des affiches dans la rue, mais de l’incarner pleinement. C’est sortir de votre excès de générosité qui, si on l’écoute, pourrait vous pousser à accepter toutes les absurdités venues de n’importe quel esprit malade : il faut savoir dire “non”. Comprendre que la famille est le premier rempart contre les projets des corporates, que c’est précisément pour ça qu’ils s’y attaquent avec tant de hargne. Alors, une fois fait, le reste du monde suivra. Nous serons morts d’ici là, mais je crois qu’un jour viendra où la Terre entière se sera libérée de la tyrannie de l’argent, où aucun entrepreneur ne pourra même concevoir qu’on jette ses traditions dans la fosse au lion.

 Tout ce que j’espère, c’est d’assister aux débuts de cette guérison dans ma petite province, avant d’être trop vieille, m’endormir en sachant que mes futurs enfants n’auront pas à souffrir des maux qui m’ont autant rongé la vie.”

 Le trémolo dans ma voix se fait plus fort, plus insistant, se mue peu à peu en un orage d’été ; je m’abandonne à la pluie sur mon visage, laisse le lit de mes pensées se gorger d’eau et se purger de tous ces amours avortés, de ces soirées seules avec la crasse, de ces images de familles brisées par ma faute. Peu à peu, le lit boueux s’éclaircit et voit naître le reflet d’un ciel enfin bleu, enfin libéré du poids de ces dernières années.

“Prenez un mouchoir, Jiēshòu, suggère Dào Zhàn. Ça ne sera pas de trop.”

 La journaliste a disparu, le caméraman a éteint son appareil et s’évertue à éponger ses yeux.

“Merci, vous avez été exemplaire. Je vous raccompagne ?

— Je… veux… bien… oui…”

 Alors, il me guide derrière les rideaux, emprunte, le pas tremblotant, le long couloir et en un instant, nous sommes aux portes de sa voiture.

“Avant d’embarquer, j’ai quelque chose pour vous.

— Qu’est-ce que… c’est ?”

 Il fouille la poche de son costume et sort, tout fier, un petit cadre plastifié. Dessus, ma photo et mon nom, dominés par un écriteau en gros caractères :

“天空身份证 - Carte Nationale d’Identité Tiankongaise.”

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