XIV. - H moins 3
“Dois-je préparer un repas en attendant votre retour, Madame ?
— Pas la peine, Fó, ne t’embête pas.
— Très bien, Madame, je vous souhaite une bonne promenade ; à plus tard.
— Fó… ?
— Que puis-je faire pour vous, Madame ?
— Rien, laisse tomber. À plus tard.”
Une brise chaude vient me caresser le visage depuis le balcon du couloir. Mílè s’empresse de courir en direction du parc et manque de m’entraîner avec lui. Je me résous à laisser le sac balloter sur mes épaules en attendant de laisser le chien faire ses besoins.
Nous croisons ses amis et leurs propriétaires, lesquelles me lancent une salutation accompagnée d’un sourire.
“C’est vraiment vous qui avez été interviewée, il y a trois jours ? demande un homme dans la trentaine habillé modestement.
— Mais puisque je te dis que c’est elle, soupire sa femme en entraînant son bras avec elle.
— Je me dois de donner raison à Madame, souris-je.
— Eh bien, ça alors, j’aurais vraiment pas pensé !
— Ha, tu vois bien, tu ne me crois jamais.
— Vous avez eu raison de dire ce que vous avez dit, Madame, reprend le mari. Il y en avait besoin.
— Merci… J’ai surtout exprimé ce que je ressentais, voilà tout.
— Mais c’est ce qu’il fallait à cette ville. Quelque chose me dit que ces élections auront un goût différent des précédentes, rétorque la femme.
— Je l’espère, si c’est le cas, alors je n’aurai pas parlé dans le vide.”
À l’extérieur du parc attendent une rangée de taxis. Après une lutte avec Mílè pour le faire s'asseoir à l’arrière, je demande :
“Les Halles au croisement des Trois-Avenues, s’il vous plaît.”
Le taxi file à toute vitesse et manque de percuter un lampadaire à deux reprises. Je le vois jeter par instants des regards dans ma direction sans oser poser la question qui lui brûle le bord des lèvres.
Une fois arrivés, sans me laisser le temps d’ouvrir mon sac à main, il s’empresse de déclarer :
“Ne vous embêtez pas, c’est moi qui offre.”
Il me lance un grand sourire et repart dès l’instant où je referme la porte.
Mílè comprend immédiatement où nous sommes et tire comme un démon sur sa laisse. La camionnette du vendeur de boules de coco, le Grand Chêne avec son petit banc, les odeurs, les bruits, rien n’a changé et pourtant tout paraît dater d’un autre temps.
“Tu cherches Zhī-Lì ? demande un poissonnier dont j’ai oublié le nom. Il est parti poser une pêche, il devrait être à son stand dans un quart d’heure.”
Je réponds d’un hochement de tête et invite Mílè à s’asseoir à côté de moi sur le banc. C’est là que je réalise à quel point il a grandi. Ses épaisses pattes viennent se ficher sur le bois sans parvenir à s’y accrocher, et son derrière retombe irrémédiablement sur le carrelage froid. Pour toute réponse, le chiot envoie un aboiement contre les parois du marché.
“Allons, du calme, ça t’apprendra à te goinfrer de tout ce que tu trouves, hm ?”
Après un instant, Zhī-Lì finit par sortir des toilettes. Ce n’est pas moi qui m’en rends compte la première mais le museau infaillible de Mílè. J’entends Zhī-Lì crier puis plus rien. À terre, je le découvre terrassé par la masse de son ancien protégé, le visage lapé goulûment par son épaisse langue.
“Eh, oh ! Allez, ça suffit, maintenant ! s’exclame Zhī-Lì avant de retrouver la force de se lever. Eh, Jiēshòu, il va falloir que tu le disciplines ce petit.
— Qu’est-ce que tu crois que je fais, à la maison ? Il est encore jeune, n’oublie pas.
— Oui, oui, c’est vrai, content de te voir, en tout cas. Je te serre pas la main, tu m’en voudras pas, ce zouave m’a tout dégueulassé. Donne-moi un instant, je vais me repasser du savon…
— Et n’oublie pas le visage.
— Comment l’oublier ? Ce petit con devrait travailler à irriguer les champs, vu tout ce qu’il bave !”
Un simple regard de Mílè vient à bout de son agacement. Zhī-Lì finit par céder une caresse et déclare :
“Mais oui, je t’aime aussi. C’est juste qu’il va falloir que t’apprennes à te contrôler, tu comprends ?”
Sur quoi il retourne aux toilettes. J’attrape un chardonnot sur le bord d’un étal et le dépiaute en l’attendant.
“Eh, mange sans payer, on te dira rien, surtout ! râle Zhī-Lì.
— Ça compensera pour la marge que tu te fais sur les touristes.
— Ça, Jiēshòu, c’est vraiment vilain comme réflexion !
— Précisément parce que c’est vrai, n’est-ce pas ?”
Une dame que nous n’avions pas remarquée jusque-là part d’un rire léger.
“Bon… je… la mauvaise foi, c’est pas le genre de la maison. Je sers Madame et je suis à toi.”
J’ai le temps d’avaler un deuxième fruit en vitesse avant qu’il ne revienne vers moi.
“Ha, bas les pattes ! Tu les as lavées, au moins ?
— Avant d’arriver, oui, ne t’inquiète pas, tes merveilleux fruits ne seront pas souillés par mes mains de voleuse.
— C’est le minimum. (Il sort une mini-flasque de la poche de son établi et s’envoie une gorgée.) Enfin, j’imagine que tu voulais me voir ? À moins que ton IA puisse plus te faire les courses ?
— Oui, je voulais te voir, mais pas pour les fruits…
— Oh, je n’aime pas ce ton. Allons dans le hangar.”
Des lumières blafardes et mal réparties éclairent péniblement le lieu. Zhī-Lì attrape deux caisses remplies de légumes sous vide et m’invite à prendre place sur l’une d’entre elles. Puis, il me dévisage et semble suspendre son souffle jusqu’à ce que je prenne la parole.
“Voilà, j’ai… j’ai décidé de partir.
— Oh, merde ! Je le savais ! Fiou… tu… laisse-moi une seconde.”
Il se jette sur sa flasque et la vide d’une traite avant de l’envoyer tambouriner la cage métallique d’un chariot, et tire sur ses mèches à les arracher.
“Oh, pourquoi, Jiēshòu, pourquoi… ?
— Tu veux entendre ma réponse ?
— Oui, bien sûr, mais tu m’avais pas dit que Dào Zhàn t’avait fait faire une carte ? Qu’est-ce qui te prend, maintenant ?
— Tu sais, ça n’a rien d’un coup de tête, réponds-je en détournant mes yeux du sang qui injecte les siens. Oui, Dào Zhàn…
— Attends, comment ça ? T’es sérieuse ? Y’a une semaine, tu me dis que tu restes et…
— Tu me laisses finir ?
— Ok. Donne-moi un instant, va me falloir de quoi me péter le crâne, sinon je vais donner des ailes à tout ce qui se trouve ici.”
Mílè, dans son innocence habituelle, se lève et pose ses pattes sur mes genoux.
“Attends, c’est pas le moment, tu vois bien.”
Zhī-Lì réapparaît, deux P'tits François à la main. Il m’en tend un et s’empresse de décapsuler le sien en étranglant le visage du gamin blond sur le fût.
“Merci. Je disais donc qu’en effet, Dào Zhàn m’a fait faire une carte juste avant l’intervention. Je l’ai d’abord prise, heureuse de ne plus avoir à me soucier de l’administration, et puis j’ai commencé à me poser des questions, à imaginer la suite. J’ai essayé de rentrer mentalement dans le rôle de la petite Tiankongaise modèle, je me suis imaginée déambuler à travers la vieille ville et sur les boulevards, côtoyer les mêmes gens et le même espace jusqu’à la fin ; rentrer quelquefois au village pour faire plaisir à mes parents…
— Et donc ? C’est plutôt une bonne chose, non ?
— Ça a un goût d’inachevé. De mensonge, même. Il y a la jeune fille en moi qui, chaque jour depuis quatre ans, continue de se rebeller dans son coin, de hurler sans qu’on l’entende, de voir son besoin de rêver piétiné un peu plus à mesure que s’accumulent les clients. Ce qui a changé, Zhī-Lì, c’est que j’ai décidé de l’écouter, d’écouter ce que je suis vraiment. C’est pour ça que je dois partir. Je n’ai jamais fait partie de cette ville et n’en ferai jamais partie. Ce n’est ni sa faute, ni la mienne. Nous entretenons une relation qui n’aurait pas dû être dès le départ.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu fais plus partie de Tiankong que moi-même ! Regarde-toi, t’es devenue une célébrité, les gens seraient prêts à te dérouler le tapis rouge.
— Ce n’est pas ce tapis rouge là que je veux, Zhī-Lì. Tu m’as déjà entendue parler avec mon père ?
— Euh… peut-être.
— Chaque fois qu'on s'appelle, il me demande où en est ma carrière d’actrice, il est persuadé que ce n’est qu’une question de temps avant qu’on puisse me découvrir au cinéma. J’ai envie de lui donner raison. De me donner raison. Dào Zhàn m’a donné la chance d’enfin devenir qui je suis, tu comprends ?
— Je… je crois… Mais… C’est pas beau, ce que je vais dire, mais c’est la vérité… Tu vas me laisser seul, j’aurai plus personne, plus rien, même le clebs va te suivre ; je me trompe ?
— Effectivement, j’aimerais lui faire découvrir l’En-Bas, qu’il aille découvrir le vrai monde en dehors de cette bulle.
— Mais qu’est-ce que je vais devenir, moi ?
— Ne pleure pas… Je sais que c’est dur, ça me déchire le cœur de t’annoncer tout ça. Je pense qu’il est temps pour toi de devenir aussi qui tu es vraiment. D’enfin laisser la boisson, ce ton bougon et ce cynisme au placard pour t’ouvrir aux gens. Et je suis persuadée que t’en es capable.
— Vraiment ?
— Bien sûr, autrement, je ne te dirais pas ça. Je sais que tu as beaucoup à offrir, et mon départ peut te forcer à sortir de ta zone de confort.
— Va falloir que j’y réfléchisse… Tu… tu reviendras, parfois ?
— Je ne sais pas si j’aurai envie de remettre les pieds ici, mais on ne sait jamais. Peut-être qu’un jour, j'aurai fait la paix avec tout ça, et alors, je te rendrai visite. Et puis, toi, tu peux enfin te décider à sortir le nez de ton terrier, hm ?”
Zhī-Lì masque le trémolo de sa voix dans un petit rire, sèche ses yeux et lance :
“C’est d’accord, je te promets rien non plus mais j’essaierai. Tu vas y aller ?
— Avant, j’ai quelque chose à te montrer.”
Dans mon sac à main, j’attrape le coin de l’enveloppe dorée et la dévoile devant les yeux de Zhī-Lì.
“Qu’est-ce que c’est ?
— Une lettre de recommandation pour l’Université du Spectacle à Changsha. Dào Zhàn s’est engagé à tout financer et à verser une rente au village.
— Chic type, sourit Zhī-Lì. Reste plus qu’à attendre de te revoir au ciné, alors.
— Je l’espère ! Il m’a également fait don d’une moto, je dois aller la récupérer à côté du débarcadère central.
— Et le chien ?
— C’est un side-car, j’ai pensé à tout.
— D’accord, parfait… Je… je vais aller me nettoyer le visage. Jiēshòu ?”
Il m’attrape par les épaules et me serre de tout son poids contre lui. Ses mains se décrispent progressivement et finissent par muer l’étreinte anxieuse en embrassade apaisée.
Sans attendre de réponse de ma part, il s’engage vers les toilettes, et, avant de refermer la porte, lance une question :
“Dis, quand tu disais que Shēng Mìng te cognait… c’était vrai ?
— Non, ça, je l’ai improvisé.
— Oh… pourquoi avoir menti ?
— Parce qu'il le fallait. Au nom de toutes les autres.”
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