XIV. - C'est l'heure
“À-bas-la-dictature-à-bas-l’impostuuure !” crient en chœur des voix autour de la statue du Maire-Roi sur la Place de la Royauté.
Je reconnais parmi la foule des voisines de couloir, des hauts placés du Syndicat, plus rarement des PDG de succursales de Menxiang Shiyé. Tous ont le visage écrasé par la peur, le souffle rauque.
J’essaie de me faufiler derrière la foule mais une main se pose sur mon épaule. Se révèle la mine furieuse de la voisine brune, la mine affaiblie. J'essaie de me rappeler à quand remonte la dernière fois que je l'ai vue.
“Alors, vous avez pas honte, franchement ?
— Je crois que vous ne comprenez pas…
— Que vous avez joué le jeu de ce connard à la télé ? Qu’il s’est servi de vous pour se débarrasser de nous ? Que vous avez fait passer votre propre petit intérêt avant celui de tout le monde ? Z’en n’avez pas marre de faire la morale à tout le monde ?! Merde… Personne n’est forcé de coucher avec nous, vous le savez autant que moi ! Et puis, dire que Shēng Mìng vous frappait, c’est une honte ! Notre mari était un homme infiniment plus doux que l’autre politicard de mes deux ! Tout ce qu’il voulait, c’était nous offrir la liberté d’enfin être quelque chose, et vous, vous avez été raconter des bobards pour le compte de Dào Zhàn ! Tiankong avait la possibilité d’enfin devenir le pays le plus libre du monde, et vous, vous l’avez jeté en pâture à un dictateur en puissance !”
Son désespoir, matérialisé par une pointe aiguë dans sa voix me fait l’effet d’un coup de couteau. À ses yeux s’ajoutent ceux désolés des autres voisines, tantôt noyés sous les pleurs, tantôt brûlants de colère.
“C’est ça, faites comme si vous n’aviez rien entendu ! s’écrie la brune. De toute façon, depuis le début de cette affaire, personne ne nous a demandé nos avis ! Il a suffi d’une seule poupée pour que tout s’écroule ! J’espère que le soir, vous penserez à tous ces gamins réduits à manger des cailloux par votre faute, Jiēshòu ! Eux ne vous oublieront pas !”
Je prends une profonde inspiration, puis trouve la force d’esquiver la foule et de quitter la place. Tout autour, des miliciens armés de la tête aux pieds surveillent la scène.
Et moi qui croyais qu’elles ne m’avaient pas tabassée par bonté de cœur…
Le sifflement de leurs voix se dissipe alors que j’approche de l’entrée du concessionnaire auto, au paon doré barré d’une grosse croix rouge. Au-dessus du logo, une énorme pancarte dépeint le Maire-Roi en dieu traditionnel tranchant un oiseau d’apparence hideuse, quasi reptilienne, dont le visage imite celui du PDG de Menxiang Shiyé.
L’intérieur, plongé dans le noir, ne me semble pas abriter le moindre signe de vie. J’enclenche un interrupteur vers la porte d’entrée et découvre des rangées de motos et voitures luxueuses alignées dans un couloir qui paraît sans fin.
“Message reçu de : Inconnu : 37-C”
Qu’est-ce que ça…
Je remarque les numéros projetés au-dessus de chaque rangée et commence à parcourir le couloir.
À mesure que l’exposition de véhicules tous plus sublimes les uns que les autres, je sens la culpabilité revenir.
“Vous avez pas honte, franchement ? Ha, mais c’est elle, la salope, je la reconnais ! À tous les coups, Dào Zhàn lui a juste filé assez d’argent pour qu’elle mette son minois à son service, j’en suis sûre !
— Non, ce n’est pas vrai, je l’ai fait parce qu'il le fallait…
Si elle déteste le métier tant que ça, elle n’a qu’à partir sans nous entraîner avec elle ! C’est d’un égoïsme.
— Non, j’ai voulu bien faire… je sais bien que ça risque d’être compliqué au début, mais…”
“Jiēshòu ! Ici, où est-ce que vous allez ?”
Accroupi devant la roue avant d’un modèle classique, lustré au point d’être aussi réfléchissant qu’un miroir, j’aperçois la silhouette de Xiǎo Tào engoncée dans une épaisse veste de cuir. Ce serait mentir que de ne pas admettre l'apparition d'un petit point chaud en haut de ma poitrine.
“Eh ben, vous aviez l’air prête à vous planter dans le mur. Comment allez-vous ?
— Je… je ne sais pas. Je n’ai pas envie de vous mentir, je sais que je devrais être la plus heureuse et pourtant…
— Vous vous sentez coupable.
— Vous lisez dans les pensées, maintenant ?
— J’ai eu l’occasion de vous observer, plutôt, sourit Xiǎo Tào. Et puis, je savais que vous alliez passer par la place, alors ça ne me surprend pas trop.
— C’est que vous devriez faire détective.
— Ha ! C’est le cas de le dire. Enfin, avant toute chose, je suis passé prendre des viennoiseries ce matin. Oui, Mílè, excuse-moi, je ne t’ai pas dit bonjour.”
Xiǎo Tào attrape le chien dans ses bras, ce qui semble terroriser ce dernier, à en juger son regard.
“Voilà, allez, file petit gosse. Ha… vous voulez un croissant ? (Il attrape un sachet depuis le panier du side-car et me le tend).
— Merci.
— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ? C’est un modèle de 532, remis à neuf, une sacrée bête.
— Sans IA intégrée, j’imagine ?
— Pour vous, si ! Je me suis occupé de l’installer personnellement.
— Pour moi, hein ?”
Il ne parvient pas à soutenir la vue de mon sourire taquin et répond d’une voix basse :
“Eh oui, c’est-à-dire que… vous voyez, moi, je me suis pris une Zalco Oceania-4, c’est un modèle de 524, très performant, parfaitement adapté pour les routes un peu rugueuses…
— N’essayez pas de noyer le poisson, Xiǎo Tào…
— Euh… oui, tout ça pour dire que… enfin, c’est à voir et je fais simplement une supposition… que, si vous pensez que cela ne vous gêne pas, j’apprécierais le fait de venir avec vous… Je crois que c’est l’occasion d’enfin retrouver cette sensation dont je vous avais parlé, en Transcaucasie.”
Il essuie vigoureusement ses mains sur sa veste, relève les yeux d’un air effrayé et reprend, avant même de me laisser le temps de répondre :
“Ce n’est vraiment qu’une supposition, Jiēshòu, hein, gardez-le en tête.
— C’est bien dommage.
— Ha ! Vous dites ?
— Eh bien, oui, si ç'avait été un peu plus sérieux, peut-être que j’aurais accepté. Maintenant, ce n’est plus possible.
— Haaa ! Enfin, oui, j’étais sérieux, vous savez… !
— Et moi non, je vous embête. Prenez vos affaires et partons ensemble, l’idée est loin de me déplaire.
— Ça tombe bien, j’ai pris tout le nécessaire.
— Dans ce petit sac ? Vous êtes sûr que ça suffira ?
— Eh bien, vous vous êtes regardée ? Le vôtre n’est pas bien plus gros que le mien.
— Vous marquez un point. Alors, adjugé, nous pouvons partir. Mílè, monte ici !”
Le chien hésite un instant, renifle la carrosserie du side-car, puis prend place sur son siège. J’enfile mon casque, laisse les informations de mise en marche défiler sur l’écran, puis laisse rugir le moteur.
Xiǎo Tào me lance un sourire béat accompagné d’un pouce en l’air, avant de désigner la porte de sortie du garage et de s’engager sur un boulevard.
Sur la route du débarcadère, je vois défiler un condensé ces quatre dernières années ; les endroits des rendez-vous, les lieux de nos promenades nocturnes avec Zhī-Lì, ces petites maisons de thé où j’avais pris l’habitude d’aller, les parcs bercés par l’écoulement des fontaines et le champ des oiseaux, ces grandes places multicolores animées par la marmaille et les spectacles de musiciens ; j’ai du mal à me dire que ce soir, tout aura disparu, sera relégué au rang de souvenir.
Un jet d’air frais sèche ma joue avant même que ma première larme n’ait le temps de la dévaler. J’ai envie de prendre ça comme un signe qu’il me faut regarder vers le futur plutôt que le passé.
Xiǎo Tào ressemble à un enfant heureux d’avoir obtenu un nouveau jouet, il laisse ses doigts pianoter un peu partout sur l’écran de bord, fait passer la couleur de sa moto par tout le spectre de la lumière, trouve même un moyen – Maitreya sait comment – de lui faire cracher des bulles par le pot d’échappement.
Peu à peu, je vois un paon doré habillé en matelot se rapprocher. En gros caractères est annoncé le débarcadère, en proie comme à son habitude à une activité importante. Comme autant de butineuses, des transporteuses s’y posent à chaque seconde avant de filer vers le ciel à la recherche de leur miel industriel.
Xiǎo Tào nous annonce au portail d’entrée, nous sommes alors escortés par deux employés jusqu’à une plateforme privatisée. Après une vérification relativement courte, le plus grand sangle nos véhicules, s’éloigne sur le quai et enclenche un levier.
La surface s’éloigne assez vite, l’employé se fait point orange avant de disparaître, remplacé par l’architecture titanesque entassée sous les pieds des Tiankongais sans qu’ils n’en aient conscience.
Un ensemble labyrinthique de câbles et de poutres, constamment parcourus par des machines d’entretien, par endroits colonisés par les appartements illégaux se révèle à mes yeux, aussi nu qu’une chair à vif. Je vois ce qu’est ce grand organisme, certainement le plus grand que l’Humanité verra jamais fouler la Terre, dans ce qu’il a de plus brut. Le travail de générations entières défile sous nos yeux à mesure que le sol se rapproche.
Seules une dizaine de minutes suffisent à atteindre le niveau de la Ferme, puis ce qui se trouve en-dessous, ce que je n’ai jamais eu l’occasion de voir depuis mon arrivée, là où personne ne se rend s’il n’a pas une bonne raison de le faire. Les genoux de la ville, croulant sous les masses fongiques des appartements agglutinés les uns sur les autres, semblent soutenir à grand-peine toute la masse qui repose dessus.
L’image du vaccin que j’avais employée lors de l’intervention télévisée me revient en tête, et prend un second sens. Non seulement il était nécessaire de vacciner Tiankong au polyamour pour préserver son essence, mais également pour traiter cette effroyable infection, seul moyen de survivre.
Il aurait suffi de ne laisser qu’une dizaine d’années tout au plus à Shēng Mìng et ses amis pour que les suspenseurs, déjà épuisés, finissent par rendre l’âme, et que la ville toute entière termine au fond de l’océan ou s’écrase dans une vallée.
Lorsque nous arrivons aux chevilles, je vois pour la première fois depuis quatre ans le vrai sol se rapprocher, quoiqu'assez lentement. J’avais oublié à quel point il était moins beau, moins parfait, à quel point les herbes sauvages y font la loi. J’avais oublié cette liberté insolente qu’on peut y trouver dans le moindre de ses recoins.
Le mouvement de la plateforme se fait plus modéré, et puis, premier signal d’une nouvelle vie, un accord de musique résonne et me sort de mes pensées.
L’En-Bas. Tout autour de nous. À perte de vue. Une colline verdoyante survolée par une nuée de hérons. L’odeur de l’herbe gorgée de rosée. La silhouette de Shenzhen, devenue immense, au loin.
“Est-ce que vous pouvez attendre un moment avant de vous perdre dans vos pensées ? On va sortir.
— Oui, bien sûr.”
Je m’empresse de reprendre le guidon, enclenche le contact et m’engage sur un sentier de terre battue.
“Mettons Changsha sur les NP2S, après, je saurai comment rentrer au village. On peut aussi tenter de se fier à mon instinct, il suffit de tourner le dos à Shenzhen.
— Je vous suis, sourit Xiǎo Tào. Je ne suis pas contre me perdre un peu. Ça m’avait tellement manqué de descendre ! Un sol immobile, c’est vraiment un luxe !”
Son visage, chatouillé par un rayon de soleil, est éclatant de beauté.
Je lance le side-car sur la route, tandis que la plateforme disparaît vers les hauteurs. Les roues cahotent un peu avant de se moduler pour épouser la forme irrégulière du sol. Xiǎo Tào ressemble à un poisson dans l’eau, n’hésite pas à foncer comme une furie sur le premier talus venu – ce qui manque de me provoquer un arrêt cardiaque à chaque fois –.
Au bout d’un moment, lorsque je jette un coup d’œil en arrière, je peux voir les orteils de la ville en entier. À chaque nouvelle colline passée, c’est une partie de plus de ce grand organisme qui se fait plus petit, plus humain. Les douleurs accumulées aussi, s’apaisent peu à peu.
J’accélère encore la cadence, trop heureuse de sentir un vent si frais me fouetter le visage. J’aurais envie de retirer mon casque si ça n’était pas risqué, au vu du tracé hasardeux des chemins empruntés.
Nous arrivons dans une vallée recouverte de roses, gorgées d’eau et de lumière ; un doux parfum embaume l’air autour de nous. Des flancs de collines se dessinent successivement, si bien que l’univers entier ne semble désormais être plus qu’un immense jardin sucré.
Sans m’en être rendue compte, Tiankong a déjà commencé à disparaître, comme si ses pattes avaient été avalées par la nature. Je fais signe à Xiǎo Tào de s’arrêter.
“Qu’est-ce qu’il se passe ? Vous avez une panne ?
— Non, j’aimerais juste… Prendre une dernière photo. Ça ne vous gêne pas ?
— Oh, non, faites. C’est vraiment un endroit magnifique, vous ne m’aviez pas dit que votre région était aussi belle.
— Je n’en avais pas conscience moi-même.”
Xiǎo Tào embarque Mílè avec lui et disparaît derrière des arbustes.
“Alors, te voilà, sacrée bête, tu en es réduite à pas grand-chose. Je sais qu’on ne s’est pas vraiment aimées, mais je crois qu’on a réussi à tirer quelque chose de notre relation.”
Le casque tire un cliché sur lequel ne restent que les cuisses de la ville, le reste étant soit happé par les fleurs, soit par les nuages.
Je décide de partager la photo à Zhī-Lì.
“Je t’attends”, est la seule phrase qui me vienne à l’esprit pour l’accompagner.
Xiǎo Tào reparaît derrière moi, une rose blanche à la main.
“Ne vous inquiétez pas, j’ai retiré les épines.”
Il attrape délicatement la bretelle de mon sac à main et fixe la rose en-dessous.
“Comme ça, vous êtes encore plus ravissante !
— Merci, Xiǎo Tào.”
Il retourne, tout sourire, sur sa moto et la laisse rugir vers le nord.
Je laisse la mienne en automatique et jette un dernier regard à ancienne vie, peu à peu engloutie par un océan de fleurs.
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