UTOPIA
Durant ses neuf premiers mois, le bébé était d’une sérénité déconcertante.
Ce fut la période la plus paisible dont une femme pouvait rêver. Pas de nausées matinales ni de ballonnements, aucune prise de poids apparente ni de crampes musculaires. Naturellement, une légère fatigue mais aucun signe de grossesse habituellement visible mis à part le petit ballon à la place du ventre. C’était à se demander si cette grossesse était bien réelle. L’accouchement n’en fut pas plus éprouvant ; en 2h, trajet compris, le nouveau né pointait déjà le bout de son nez, rayonnant de son large sourire.
Une minuscule petite boule humaine recroquevillée sur elle-même.
- “Docteur ?
Est-ce normal qu’elle ait déjà le regard si….. ouvert...et de siiii….grands yeux ??!!!"
- “N’ayez crainte, votre petite fille est en très bonne santé. La dernière échographie s’est bien déroulée et les résultats post-accouchement sont parfaits."
- “Elle a l’air si émerveillée par ce qu’elle découvre, n’est-ce pas chéri ? Et si nous l’appelions, Utopia ?"
- “Utopia…” répéta le papa lui-même bouleversé et captivé par la magie de cet instant.
Comme tous parents enthousiastes à l’arrivée d’un enfant, le couple avait anticipé les premières années de la petite fille. Sa chambre était un véritable repère de rêverie pour une gamine de son âge. Doudous, plafond étoilé, poupées, murs colorés, bac remplis de jouets en tout genre ; Utopia n'avait de quoi s’ennuyer, au moins jusqu’à sa puberté. Une famille à la vie simple, agréable et heureuse. Mais au fur et à mesure de sa croissance, la petite fille si gaie de la maternité avait troqué son joli minois pour une moue dubitative et un regard absent.
En primaire, pendant que les autres enfants couraient, se chamaillaient et jouaient à la balle au prisonnier, Utopia faisait le tour de la cour, sa soufflante à bulles de savon comme seule alliée. Ses camarades commençaient même à la trouver bizarre de ne pas vouloir lâcher ce jouet “pour les bébés” ricanaient-ils dans son dos. Lors des courses, la seule chose qu’elle demandait à ses parents, c’était une nouvelle soufflante à bulles de savon. Au début, ses parents pensaient à une lubie enfantine et passagère mais lorsqu’ils virent qu’elle ne changeait pas à l'entrée au collège, ils en déduisirent qu’il y avait un souci.
Il fallait se rendre à l’évidence, leur fille chérie était à part. La tête toujours levée vers le ciel pour scruter méticuleusement ses bulles aux couleurs arc-en-ciel…
Qu’est-ce qu’une adolescente pouvait bien trouver de "cool” dans cette activité se demandaient-ils. Cool était d'ailleurs l’unique mot sortant de sa bouche, qui les rassurait un minimum. -Rire-
Voilà qu’à ses 14 ans, elle se mit à développer une passion pour le dessin de bulles de savon. Il y en avait PARTOUT. À l’arrière de son carnet de correspondance, dans sa chambre, sur sa coque de téléphone, elle en avait même fait faire un t-shirt porte bonheur. Mais sur ce dernier, sa bulle était remplie d’une forme indéchiffrable et il fallait l’avouer ; la gamine avait du talent car son t-shirt rendait bien.
Mis à part ce trait de personnalité un peu atypique, Utopia finit par vivre une vie de jeune fille classique : les amours, les devoirs, le sexe, les jobs d’étudiants, les copines, les sorties bref rien d’alarmant finalement ; une adolescente en bonne et due forme et sans crise, en plus...que rêver de mieux !
Une fois adulte, toute la ville la connaissait sous un seul surnom : “Dans sa Bulle” .
“Demande à Dans sa Bulle de me rendre l’article de la semaine” ; “quelqu'un a vu Dans sa Bulle ?” ; “Qui aurait le planning de Dans sa Bulle ?”
La taquinerie au départ marrante et ensuite agaçante, était devenue si commune que plus personne ne l’appelait par son prénom. Utopia était compétente, douée donc respectée dans son domaine en tant que rédactrice en chef du Journal Artistique de la région.
Seul hic, son accoutrement un peu trop kitsch et ses bizarreries ne laissaient plus aucune chance à une vie sentimentale ni sociale en dehors du travail. Malgré une bienveillance évidente, comment prendre au sérieux une femme de plus de 30 balais, se baladant une soufflante à bulles à la main avec un air absent collé au visage.
Alors pendant qu’elle était au travail ses parents s'attelaient à une seule tâche ; farfouiller le moindre recoin de sa chambre afin de comprendre et de trouver pourquoi leur fille tant adorée était aussi “différente”.
Un après-midi, ils tombèrent sur une boîte contenant plusieurs de ses dessins réalisés plus jeune, des brols, plusieurs mini soufflantes à bulles aux multiples designs, une music box de son artiste préféré, Léo Ferré - Avec le temps, que lui avait offert son papi et une lettre manuscrite de son écriture d'adolescente.
Ils la liront pendant que Léo chante en fond “avec le temps... avec le temps, va, tout s’en va”.
Cher Léo,
Je n’ai personne d’autre à qui confier cela ; et puis personne ne me croirait de toute façon. À travers ta chanson, j’ai enfin saisi que tu es le seul qui pourrait me comprendre car comme toi, “dans ma bulle à moi, tout s’en va...quand mes bulles volent, là-haut, tout se voit.”
Tu sais Léo, les autres disent que j’ai pris l'habitude de parler toute seule. Mais en vérité je ne parle pas seule ; je ne suis pas seule. Avec le temps, j’ai fini par comprendre que cette femme, c’était moi, moi comme les autres ne pourraient accepter de me voir ; moi au complet. Alors, j’ai pris l’habitude de parler à la femme de mes bulles. Oh oui je sais, dit comme ça, tu dois penser que ça reviendrait à dire que je parle seule...mais...et si nous n’étions pas seuls en nous ?
Au début, j'aimais faire des jolies bulles comme n’importe quelle petite fille ; il faut avouer que c'est amusant ^^. -Sourire-
Je pensais qu'elles voyaient la même chose que moi mais j’ai compris que j’étais la seule à m’y voir, à m’y voir comme je suis réellement. À y voir mon moi à venir, mon avenir tout entier. J’ai toujours eu une imagination débordante que je mettais à profit pour mes rêveries, à la tombée de la nuit. C’est lorsque j’ai commencé à voir mes rêves se dessiner dans ces bulles, ensuite à les y voir se réaliser les uns après les autres, que j’ai compris que c’était mon destin que je voyais à travers elles. Alors je ne pus m'empêcher d’en faire et d’en refaire indéfiniment. Comment expliquer cela à mes parents, à mes camarades de classe, à mes futures collègues, à mon futur entourage sans passer pour folle ?
Que dans ces bulles que je m’applique à former, je me vois déjà plus grande ; une femme d’apparence pas très humaine. Que cette femme n’est autre que le reflet de l’instinct animal qui sommeille en moi. L'instinct animal que nous avons tous en nous et dont nous avons si peur mais que je m’obstine à enfouir dans une bulle. Cette bulle dans laquelle je m’enferme quotidiennement, qui est à présent mon bouclier, mon échappatoire à la réalité, à votre réalité ?
État que je ne laisse transparaître que de façon juvénile en d’amusantes formes. Dans ces bulles, je me suis vue évoluer, me transformer. Je me suis vue devenir quelqu’un, une rédactrice en chef, méprisée par beaucoup et enviée par d’autres car finalement plus libre d'esprit? Alors, quitte à être moquée ou épiée, j’ai continué à faire mes bulles “dans ma bulle”, pour mieux m’y retrouver. Haha, c’est drôle parce que c’est le surnom qu’ils ont fini par m’attribuer sans même savoir le sens que cela prenait. Tu sais Léo, dans mes bulles de savon je vois des choses magnifiques, extraordinaires. Je ne peux évidemment pas modifier le cours de mon histoire visiblement déjà toute tracée mais je peux au moins me préparer et surtout apprendre à accepter qu’à chaque fois qu’une bulle éclate cela veut tout simplement dire “qu'avec le temps, va, tout s’en va”.
Alors à toi qui pourras me comprendre ou me deviner, je te remercie car sans ta Création, sans toi le Monde, sans toi mon monde, sans toutes les mélodies, sans toi Léo, sans toi papi qui m’a mis sur sa voix, sans vous mes parents, sans ce docteur, sans tous ces gens qui y ont joué un rôle sans le savoir...je n’aurais pas su, ni pu sortir de ma bulle afin de (la) (re)vivre pleinement ; avoir un espoir en-vie colorée, comme un papillon qui sort de sa chrysalide ; passer de la forme animale à la forme humaine que j’ai prise dans cette maternité. Dans cette maternité où j'ai été expulsée si brutalement dans un monde auquel je n'étais pas préparée. Et pourtant, je me rappelle de ces gens qui déjà me dévisageaient se demandant pourquoi j'étais comme je devais naître, Être.
Et ma mère... Aaah que les mères sentent ces choses... La mienne sans même comprendre a su mettre un mot au terme de ces 9 mois, sur le moi(s) à venir: Utopia.
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