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Dans la montée, collée à Xabi, la berline noire vrombissait. Le vendredi soir à dix-huit heures n’était pas le moment d’admirer les collines. Un cri d’avertisseur glapit, aussitôt accompagné du rugissement muet de la conductrice dans le rétroviseur. Alors, comme un défi à cette injonction commune, folle et autoritaire, Xabi se rabattit puis s’arrêta sur le bas côté. Quelques voitures s’engouffrèrent dans l’espace libéré, avides de dévorer le bitume. Elles grignotèrent quelques secondes fulgurantes puis vinrent, au détour du virage près de la chapelle, s’enchâsser dans le chapelet de ceux qui montaient au village. L’apparition de cette carte postale, le village blanc et rouge perché sur les collines vertes, la chapelle arrondie et le chemin qui menait à la maison, avait suffi à faire naître l’angoisse.

Quelques kilomètres avant, c’était une fièvre qui portait Xabi. L’impatience de respirer cet air si particulier, humide et cristallin à la fois, de sourire aux moutons, flocons de coton, serrés sous un arbre. Et puis soudain, tout son être s’était vidé. Le temps aurait dû s’arrêter là, au bord du précipice du désir, avant la chute. Parce que s’il courait, ventre à terre vers la terre de son enfance, c’est en rampant, entrailles ouvertes qu’il repartirait. Il le savait. Et il revenait. Incapable de conjurer l’attraction, tenu par ce pays qu’il aurait voulu maudire et qu’il vénérait.

Dinah, la petite chienne Cavalier King Charles s’était réveillée. Le museau collé à la fenêtre, elle gémissait. Xabi fixait la route, les mains sur le volant. Juste après la chapelle, le chemin menait à la maison, l’Etxe. Là-bas l’attendait son frère, géant taiseux chaque année plus proche du Basajaun.

Un jappement l’arracha enfin au paysage, au village, à la chapelle et à la route. Xabi s’ébroua et libéra la chienne. Aussitôt, ravie de ce retour au pays béni, Dinah fila le long du chemin fouir et s’enivrer des odeurs qui lui avaient tant manqué. Ensemble, ils humèrent cet Éden. La forêt, un soir de printemps.

L’un et l’autre, la petite chienne et l’homme dégingandé, au menton en galoche, aux cheveux drus comme du poil de sanglier s’enfoncèrent dans le mille-feuilles compact et moussu des feuilles amoncelées depuis l’automne entre les rochers. Çà et là perçaient les clochettes verdâtres des hellébores. Libérés de ce trop plein qu’impose la voiture, qui enferme à la ville et rejette devant le village, sans laisser le temps de redevenir celui qui peut vivre ici, ils se gavaient de ce paysage. Soutenus par le chant d’un loriot, ils s’imprégnaient un peu d’ici, comme pour se protéger du choc qui les attendait. Leur forêt était une montagnarde, les troncs noirs, tendus vers la lumière s’agrippaient aux rochers, s’épaulaient les uns les autres face au vent et les branches s’entremêlaient en un dôme épais. Dinah furetait sans vraiment s’éloigner, elle savait la halte brève et guettait le rappel. Il survint juste avant le ruisseau, là où le chemin se perdait dans les ajoncs. Aussitôt, elle fila à la voiture, peureuse soudain d’être abandonnée.

Il n’y avait plus qu’eux à présent sur la route. Leur voiture tourna derrière la chapelle, et déjà, au bout d’une langue noire impeccable, bordée de fleurs des champs, sous le regard des vaches du voisin, la maison apparut. C’était l’Etxe, la maison-d’en-bas dont Xabi portait le nom, Etxebarne. Ses murs chaulés irradiaient entre les volets aux angles arrondis par les innombrables couches de peinture et au-dessus de la porte double, un linteau gravé d’une abeille en son centre rappelait qu’ici, depuis sept générations, on vivait au service de l’Erle, l’abeille noire, la jolie dame, la reine sans conteste.

À l’arrivée de la voiture, la porte s’ouvrit. Dans l’encadrement, comme encastré parfaitement, se tenait Manu, le frère aîné. Dans l’ombre, on aurait pu croire à une version géante de Xabi. Le menton s’avançait, car l’homme était clairement prognathe, les cheveux bien que coupés très courts se hérissaient démesurément. Partout là où Xabi avait du caractère, Manu était une exagération. L’un semblait ciselé au scalpel, l’autre découpé à la serpe. Ce ne fut que quand leurs mains se rejoignirent que la similitude reparut, ces enfants là avaient tapé la pelote sur le fronton. Leurs paumes élargies et tannées portaient les mêmes callouses, souvenir qu’ils entretenaient chacun de leur côté, dans l’espoir du trinquet et d’une trêve, eux les frères si proches, les presque jumeaux.

— Ne lâche pas Dinah, y’a les lapins, annonça Manu.

Et son dos disparut dans la maison sombre. Xabi frissonna, l’air qui s’échappait de l’Etxe, accroupie à l’ombre de l’immense noyer, le glaçait déjà. Il rejoignit sa partie. Il logeait dans la petite dépendance des ouvriers saisonniers qu’il avait aménagée à la mort de l’Amatxi*. Leur grand-mère n’avait pas voulu transiger, imaginer autre chose qu’une famille unie sous le même toit et la maison était en indivision. Dans la réalité, Manu qui avait repris la miellerie y habitait et Xabi venait en vacances, pour le plaisir. Ce plaisir-là était bien amer. Le cocon joyeux, tenu au cordeau par l’Amatxi était devenu une prison où son frère s’enfermait volontairement, englué dans la nostalgie.

Dinah avait déjà retrouvé le canapé. Elle encourageait Xabi de son œil confiant. Il la flatta tout en marmonnant :

— Oui, je vais y aller...

De toute façon, il n’y avait rien à manger ici. La cuisine séparée était le pas que Xabi n’avait pas osé franchir, impuissant à rejeter totalement Manu dans sa solitude. Les repas se prenaient en commun.

Devant la porte du grand bâtiment, deux lapins nains se serraient. Ils étaient les seules bouffées de tendresse que Manu s’autorisait. Leurs gros yeux noirs perdus au milieu du gonflant de leur fourrure fixaient Xabi. Il se baissa pour en caresser un, mais ils détalèrent avant que ses doigts ne les atteigne. Xabi pénétra dans la cuisine, laissant traîner un peu plus que nécessaire son regard sur le seuil. À chaque fois, le même fol espoir le saisissait. Peut-être son frère aurait-il repeint, changé la cuisinière, viré les tableaux du siècle dernier, vécu. Et chaque fois, la déception s’abattait. Manu était installé au coin de la table de chêne, le journal étalé sur l’angle droit et la chaise de l’Amatxi légèrement tirée, comme prête à son retour.

Ce jour-là comme les autres, Manu attendait. Nonchalamment, mais dans une nonchalance travaillée, répétée, désespérée. Oppressante. Sur la table, un bocal avec un rayon de miel accrochait le soleil qui pointait finalement, pour quelques instants, entre les branches du noyer et le dos de la colline. Xabi aurait voulu partir en courant, tourner le dos et claquer cette porte trop lourde trop sombre, trop vieille. Il avança pourtant, hypnotisé par une scène mille fois vécue. Les objets parlent parfois plus que les hommes. Devant sa chaise, à l’extrémité de la table attendaient une belle miche de pain et un fromage de chèvre. Et ce petit rond blanc, frais, innocent hurlait le reproche ultime, celui que Manu, encore et encore n’arrivait pas à formuler et qui, pourtant, le rongeait.

C’était le fromage préféré de Mayana. Cette jolie fiancée que Xabi avait laissé partir. La blonde Mayana, venue de la côte, adoptée par cette famille comme la princesse qu’elle était, la promesse d’une vie nouvelle pour l’Etxe.

Le pain était coupé, le fromage étalé et Xabi s’apprêtait à faire face à la logorrhée qui allait, à coup sûr, saisir son frère. Ce torrent verbal, rancunier, destiné à isoler Xabi sur une île caillouteuse, cerné par tout ce qu’il avait abandonné, les abeilles, la maison et la fiancée. Surtout la fiancée. Car Xabi était accusé d’avoir, en plus de tourner le dos au passé, accepté presque sans plier la disparition de son futur. De leur futur, eux qui auraient pu vivre ici avec ce rire blond, la silhouette lumineuse et la promesse d’enfants. Des petiots qui auraient transformé Manu en oncle, lui offrant sa place dans le monde adulte. Au lieu de cet avenir riant, Manu gisait relégué, solitaire, bourdonnant de rancœur. Incapable de sortir de cette maison si grande, si propre, pour vivre.

Caparaçonné dans l’habitude, puisque cela faisait trois ans maintenant que Mayana l’avait quitté pour Luce, Xabi se préparait à éponger la frustration de son frère et à manger le fromage. Et si Manu rabâchait que le bonheur de la maison aux volets verts aurait dû être le leur, Xabi savait que le bonheur se moquait bien de la couleur des volets et qu’ici, peut-être, à l’ombre du noyer, il se serait terni plus vite.

Décidé à affronter au plus vite les cataractes, il ouvrit la brèche :

— Quoi de neuf par là ?

Chose incongrue, au lieu du déluge de mots, voilà que Manu s’était levé et se mordait la joue. Dans ses yeux dansait une flamme inconnue. Un instant Xabi aperçut l’enfant malicieux caché pour le faire sursauter. Sa poitrine s’allégea, un élan de curiosité le porta vers son frère.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Tu as rencontré quelqu’un ? eut-il envie de demander, saisi par le visage de son frère proche de la transfiguration, et que seul un tel miracle, Manu ayant enfin une relation intime, lui parut pouvoir expliquer cette nouvelle aura.

— Bravo. C’est vraiment bien joué, tu vas le reconnaître ? demanda Manu avec gourmandise.

Il s’était penché sur Xabi, mais c’était une sorte de folie qui l’habitait. Un esprit mauvais, une jouissance déplacée, fruit du malheur de quelqu’un. Xabi retourna dans sa tête les paroles de son frère, en vain.

— De quoi tu parles ?

— Maya.

Et le retour du diminutif fit soudain craindre le pire à Xabi. Il se leva à son tour pour ne pas laisser la montagne trépignante le surplomber et sachant que, ce soir, rien de bon ne sortirait de la bouche de son frère, il redemanda :

— De quoi tu parles ?

Comme deux arbres dans la forêt, l’un fin et élancé et l’autre râblé et ramuré, tous deux prirent de plein fouet la rafale :

— Maya a eu un enfant. Une fille. La tienne ?

Dans cette légère inflexion, ce point d’interrogation qui brûlait de ne pas en être un, se dissimulait tout l’espoir du géant de la maison. Les feuilles qu’ils n’avaient pas bruissèrent et Xabi vacilla.

— Non, bien sûr que non…

Mais dans l’œil de Manu, comme dans celui, Xabi le craignait déjà, de tout le village, l’affaire était entendue. La prise de poids de Mayana enfin expliquée, et lui, le gentil fiancé, celui qui avait continué à voir Maya et Luce malgré tout, le géniteur tout désigné. Abasourdi et impuissant à combattre les chimères de son frère, Xabi se leva et repartit vers chez lui, abandonnant son frère dans son monde de fantasmes, de rumeurs et de rancœur.

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