3
La cuisine sentait encore le café mais la camionnette de Manu avait disparu. Soulagé de n’avoir pas à affronter son frère, Xabi ramassa sur le buffet le courrier qui lui était destiné. Bien en évidence, en haut de la pile, une enveloppe carrée portait l’écriture ronde de Mayana. Les doigts de Xabi suivirent la pliure du papier et, bien malgré lui, une pointe fine lui lacéra le cœur. C’était pourtant de bonheur que parlait cette carte, Mayana avait tant rêvé de cet enfant. Un enfant, y avait-il seulement jamais pensé ? Non. Pourtant, il tardait à ouvrir cette lettre et se servit le café. Pas ici, décida-t-il. Il enfouit la carte dans la poche de sa veste.
Dinah sur ses traces, Xabi fila vers la forêt. Ce n’était pas une promenade. Tout juste invitait-il la chienne dans ce qui était d’abord, avant tout, son refuge. Dinah ne lui en tint pas rigueur. Aussitôt sur le chemin, telle une renarde, elle se mit à muloter par petits bonds puis creusa frénétiquement entre deux racines. La bouille émerveillée de Dinah réapparaissait par moments, yeux brillants de plaisir et museau poudré. Oublieuse de son maître, elle s’enivrait de la terre, du karst* et des odeurs multiples. Sous la haute voûte printanière, un flux de pensées traversait Xabi. Tripotant la carte de Mayana, il suivait la chienne dans ses jeux. Son plaisir le ravissait. La laisser fouir à sa guise malgré le risque bien réel qu’elle tombe dans une crevasse et n’en ressorte pas était un choix, ou plutôt une concession, que Xabi faisait en expiation des longues heures que la chienne passait enfermée dans son appartement de Lescar. Après tout Dinah avait presque sept ans et sa bouille émerveillée était toujours ressortie des terriers où elle s’était fourrée. Il se dit qu’il valait mieux qu’il n’ait jamais d’enfant, il serait incapable de lui interdire quoi que ce soit d’amusant. Et, pensait-il en contemplant Dinah, quoi de plus excitant qu’un trou dans une montagne ? Des copains, plus à l’Est se passionnaient pour les pics, les sommets, les arêtes mais ici la montagne était pudique, elle dissimulait ses richesses. L’enchevêtrement de dalles rongées par l’érosion tenait du cimetière romantique, le brouillard et la végétation s’immisçaient partout.
L’habitude emmena le regard de Xabi au ras du sol, aux aguets. Et soudain, comme jaillie du sol, une tâche plus sombre, une infime dépression dans le vert, un chemin. Souterrain. L’adrénaline afflua. Inutile de bouger, il devinait, extrapolait, espérait déjà. Sensations délicieuses de son adolescence, où toute la bande du village s’était construite avec cette géographie invisible, cette infinie possibilité. La découverte d’un nouveau puits. Le karst, le lapiaz, les dolines, voilà pour eux la porte du monde merveilleux, celui qui se découvrait à la lueur de la lampe à carbure, au son de la corde qui file. L’univers se créait pour eux seulement, à mesure que leurs doigts fouillaient la roche à la recherche de la faille où caler le coinceur. Du pied, il tâta la courbe du sol prometteuse. Il n’y avait là rien de plus qu’une mosaïque de bois pourris accumulés sur une cuvette de mousse. L’excitation ancienne retomba et il s’assit sur un tronc.
Le papier de l’enveloppe était maintenant tout écorné. Il se déchira facilement et un cyanotype apparut. C’était une pousse de fougère bleu pétrole qui se déployait délicatement. Un prénom était calligraphié en blanc : Agathe. Amatrices de litho-thérapie, Luce et Mayana avaient placé leur fille sous le signe de la chance. Agathe, murmura Xabi, et soudain la forêt s’illumina, le vert acide presque transparent des feuilles de hêtre dansa. Une libellule se posa sur une touffe de bruyère, de ses gros yeux, elle dévisageait Xabi. Agathe, répéta-t-il, tentant de réaliser ce que ce prénom signifiait au-delà de la pierre fine bleu-grise, qui, quelle coïncidence, avait toujours été sa préférée.
Un jappement étouffé l’appela sur la gauche, derrière une petite vire. Xabi appela Dinah. La chienne était hors de vue. D’un bâton, il souleva le lierre où la chienne jouait quelques minutes avant. Entre deux arêtes acérées, une cavité semblait assez profonde. Il y colla sa tête et siffla à nouveau longuement. Sans réponse, il descendait vers la doline tout en s’époussetant lorsque juste devant lui, la terre se mit à trembler et, d’une touffe de mousse, Dinah émergea, l’œil exorbité.
— Hey ! Alors tu as vu les fées ?
Mais la chienne ravie de l’avoir retrouvé, replongea aussitôt.
— Non, non, tu viens, maintenant… Dinah !
À quatre pattes, pestant et appelant, la main de Xabi fouilla à la suite de la chienne. Tandis qu’il balayait le vide, un frisson le parcourut. Sa main chercha la paroi. Son bras moulinait sans parvenir à la toucher, un homme pourrait aisément se glisser dans ce boyau. Serait-il possible que Dinah ait découvert un nouveau puits ? Mieux, vu qu’elle n’était pas entrée à cet endroit, il y avait forcément une ou plusieurs galeries. Dans sa poitrine, des crépitements annoncèrent le feu prêt à se rallumer.
Le ventre des Arbailles voulait encore de lui.
Annotations
Versions