5
Après avoir ruminé toute la nuit, Xabi s’était rendu à l’évidence, il devait aller voir Mayana et Luce. Après tout il était le meilleur ami de Luce. Quant à Mayana… Il gardait une tendresse particulière pour elle. De plus, il voulait couper court aux délires conspirationnistes de Manu.
Afin de ne pas arriver les mains vides, il poussa la porte de la miellerie. La clarté du lieu contrastait avec le reste de la maison. Le sol et le bas des murs étaient recouverts d’un carrelage blanc, un évier professionnel jouxtait une table en inox où étaient entreposés les différents bacs et l’extracteur. Sur les étagères, Xabi choisit trois pots, un de tilleul, estampillé médaille d’or des miels de France et deux d’acacia. Gracie, leur résidente, en était friande.
Alors qu’il allait refermer la porte de la miellerie, il s’attarda sur la photo qui trônait sur le mur gauche. Leur mère, enceinte de plusieurs mois, Manu dans les bras, marchait au milieu d’un nuage d’abeilles noires. Une question le turlupinait. Comment n’avait-il pas vu la grossesse de Mayana ? Lui, parmi tous les autres, lui qui connaissait si bien son corps. Et pourquoi l’avait-elle cachée ? Certes, elle avait frôlé la dépression lors du dernier échec de leur PMA en Espagne, mais tout de même…
Comme on se jette dans l’eau froide pour le premier bain de l’année, il décrocha son vélo du mur. Entre chez eux et chez Luce s’étendait la route de son enfance, celle de l’école et des copains. Rien n’avait vraiment changé. Quelques maisons avaient poussé ça et là mais la sensation demeurait, on montait vers le soleil. Car si leur maison était au pied du village, celle de Luce était juchée sur une curiosité géologique, un promontoire plat autour duquel s’étalait la forêt à gauche et le village à droite. La belle véranda de la façade donnait sur le village. À mi-pente, il mit pied à terre, séché par le brusque dénivelé. Alors qu’il reprenait son souffle, une voix au fort accent slave l’interpella :
— Tu veux un verre d’eau fraîche ?
Katarina était allongée sur un transat face au pâle soleil, son téléphone en main. La jeune femme brune fixait ses yeux bleus pâles sur Xabi et sa bouche framboise luisait, étirée en un fin trait.
— Non merci, ça va, c’est gentil.
Xabi était mal à l’aise face à cette femme transplantée depuis deux ans dans leur campagne. Mariée à un ouvrier agricole rencontré via un site en ligne, la Slovène dépérissait sous la pluie. Personne au village n’avait fait le moindre effort pour l’intégrer et elle le leur faisait payer en affolant tant les maris que les femmes de ses tenues. Xabi la salua et reprit son ascension, un peu honteux de n’opposer qu’un refus poli à ce qui était sûrement un appel au secours.
Dans la véranda, Gracie somnolait dans sa chauffeuse en rotin. Elle s’éveilla lorsqu’il posa son vélo. De sous son plaid chamarré, elle le salua d’une vois fluette.
— Oh Xabi, mon petit, tu nous as porté du miel ?
— Coucou Gracie, vous allez bien ? répondit Xabi tout en montrant les pots.
Ils s’embrassèrent puis Xabi passa la tête dans le salon. Un berceau en bois doré, visiblement ancien était rangé dans l’angle. Dans cette pièce, plus habituée aux déambulateurs, aux cannes ou aux cordes d’escalade de Luce, c’était une incongruité. Xabi se sentit stupide de n’avoir pas prévenu de sa venue, maintenant, comme un adolescent qui a entrouvert la porte de la salle de bain, il ne savait que faire face à ce berceau. Gracie, commenta, ravie :
— C’est celui d’Agathe ! Il était à la mère de Luce, on a mis de la dentelle, tu vois.
Inonder aurait été un terme plus juste. Le landau débordait de blanc froncé, brodé, amidonné. Et tout au fond, d’un blanc plus duveteux, un pyjama miniature ronflait. Car en plus du berceau, il y avait dans ce coin du salon, le bébé, l’enfant, la fille de Mayana. Agathe.
Gracie ne disait plus rien. Les mains jointes sur sa canne, la vieille femme maigre guettait ce premier contact. Elle en avait tant vu, sage-femme de la vallée pendant plus de quarante ans, et pourtant son visage trahissait encore l’émerveillement. Noyé au milieu du flot virginal, un crâne émergeait, parsemé d’un fin duvet. Xabi tendit la main vers cette peau rose un peu froncée. Le bébé grogna et Xabi se retira à la hâte. Mais soudain, l’enfant tressaillit, prise d’un frisson majuscule, sa main aux doigts si fins et si longs s’étira, avant d’offrir à Xabi un sourire.
— Elle sourit aux anges, chuchota Gracie.
Et là, instantanément, le gaillard de plus de trente ans comprit le désir immense qui avait tourmenté Mayana. Tremblants, ses doigts repartirent à l’assaut. Avec précaution, il tâta les pieds qui se recroquevillaient, le ventre rebondi et encore la main de poupée. À coté de lui, Gracie commentait, accompagnait. L’air qui pénétrait dans les poumons de Xabi était plus frais plus dense, et le velours blanc enserrait un cou de tortue si frêle…
Un claquement de porte poussée par le vent réveilla en sursaut la petite et, d’une ampleur insoupçonnée, ses vagissements emplirent la pièce.
— Gracie, pense à fermer la porte quand tu rentres, soupira Mayana depuis le couloir.
Xabi tenta de retirer son doigt de la poigne du bébé mais la main blanche s’y cramponnait.
— Que…
À peine un pied posé dans la pièce, Mayana s’était figée. Ses yeux allaient de Xabi au berceau, revenaient sur ces mains agrippées et son corps oscillait, le bras arrimé à la porte. Enfin Agathe lâcha Xabi. Il s’approcha pour embrasser Mayana. Mais celle-ci le bouscula, se pencha sur le berceau et se réfugia dans l’angle opposé. Son corps tout entier faisait barrage. Le bébé avait disparu dans la poitrine de sa mère. Gracie s’éclipsa avec une moue d’excuse.
— Je suis venu vous féliciter… commença Xabi désarçonné, j’aurais dû appeler peut-être…
— Pas du tout, tout va bien, répondit Mayana sans le regarder.
La petite s’était rendormie.
— Tu veux un café ? chuchota Mayana.
Dans la cuisine, Mayana s’activait d’une main. Xabi, peu habitué à ce genre de conversation, et soudain relégué au rang d’intrus, ne savait comment poursuivre.
— Ça s’est bien passé, l’accouchement ? demanda-t-il maladroitement.
Mayana marqua une pause, lança la machine à café, puis portant Agathe à hauteur de son visage demanda :
— Elle me ressemble, non ?
Le visage du bébé était rouge, ses joues gonflées comme deux abricots et il n’avait pas de cheveux. Cependant devant l’angoisse qui perlait derrière la question de son amie, Xabi répondit :
— Un peu, le nez surtout…
Un sourire renaquit sur le petit visage et à nouveau un élan de douceur emplit Xabi. Il caressa la jambe de velours et ajouta :
— Elle est aussi mignonne que toi.
— Et que toi aussi peut-être ? demanda une voix sèche.
La voix de Luce avait claqué dans leur dos et Mayana se raidit. Xabi fit un pas pour l’embrasser, mais elle tourna les talons et fila vers son atelier.
— Il se passe quoi ? demanda Xabi de plus en plus dérouté.
— C’est compliqué. Le bébé… c’est compliqué, répondit Mayana.
— Je vais la voir ? proposa Xabi.
— Si tu veux, oui, elle l’aime quand même tu sais… murmura Mayana déjà repartie dans la contemplation de sa fille.
L’atelier de Luce était au fond du jardin, c’était une cabane entièrement vitrée sur deux pans, incrustée dans un bosquet de chênes et de noisetiers. Juste derrière elle s’étendait la forêt sauvage, celle que Luce et son association avaient racheté pour en faire un sanctuaire. Xabi monta les trois marches de la porte et toqua. Sans attendre une réponse dont il doutait qu’elle puisse venir, il poussa la porte. Luce était assise face à son tour de potier. Un tablier bleu pétrole maculé de terre noué autour de la taille, elle frappait une motte de terre sombre. Sur les étagères autour d’elle, sa prochaine collection attendait l’émaillage. Xabi s’assit sur un petit tabouret devant la table étroite. Le silence s’installa, ponctué des coups que Luce assénait. Quand le rythme ralentit, Xabi tenta :
— Je suis là pour le week-end, j’ai eu votre carte. Mon frère m’a prévenu aussi.
— C’est son idée la carte, répondit Luce en tapant la boule du plat de sa main.
— Elle est jolie, commenta Xabi.
Luce se dressa, comme giflée. La boule de pâte serrée dans ses mains formait un parfait un boulet de canon.
— La carte ou ta fille ?
— De quoi tu parles ? On dirait Manu... s’exclama Xabi.
Mais Luce n’abandonna pas son allure guerrière.
— Je parle de ma copine qui vient d’avoir un enfant…
— Mais, c’est une PMA non ? la coupa Xabi interloqué.
— Non, mon gars, c’est pas une PMA. C’est un bébé à l’ancienne. Bite et couilles, ça te parle ? Alors si tu es venu voir le résultat de ta bonne action sur ton ancienne copine, c’est réussi.
Sur ces mots, elle alluma le tour, jeta la sphère en son centre et s’absorba dans la montée de terre. La tête entre les mains, conscient du marécage où il se trouvait, Xabi reprit :
— Luce, ce n’est pas la mienne, je… Mayana et moi c’est fini. Je ne t’aurai jamais fait ça…
— Elle ne t’a jamais demandé de lui faire un enfant ? grogna Luce.
— Luce, je te dis que ce n’est pas la mienne.
— L’an dernier, après la troisième FIV ratée ? Elle ne t’a pas demandé de lui faire un enfant, Xabi ?
Le bruit du tour saturait l’atelier, la tasse qui prenait forme s’écroula et projeta des petits morceaux humides qui vinrent se coller contre leurs visages.
— Arrête ton tour, non ? demanda Xabi.
Luce appuya rageusement sur le gros bouton rouge puis se rinça les mains.
— Tu n’as pas répondu.
— Tu connais la réponse, Luce. Tu le sais, tu sais que j’ai dit non. Ce n’est pas la mienne, martela Xabi.
Ses bras s’emparèrent de son amie et si son corps noueux se débattit un peu, bientôt il céda. Elle vint se lover contre son épaule.
— Elle ne m’avait rien dit, Xabi, rien du tout. Elle fait comme s’il n’y avait personne… Putain, ce n’est pas la sainte vierge quand même !
— Rien comment ? demanda Xabi qui entrevoyait un mystère bien plus grand.
— Rien du tout. Je ne savais pas qu’elle était enceinte.
Ce fut au tour de Xabi de se raidir, éberlué de cette nouvelle. Quelle terreur avait bien pu s’emparer de Mayana pour qu’elle cache ainsi sa grossesse ? Et comment était-ce possible ? Luce avait raison, Mayana n’était pas la sainte vierge. Il refusait cependant de la condamner car une chose était sure, si quelqu’un sur cette terre s’approchait de la sainteté, c’était bien Mayana. Et il ne doutait pas que Luce fut de son avis.
— Laisse-lui le temps, c’est vous deux ses parents, non ?
— C’est compliqué, répondit à son tour Luce.
— Viens, on va boire ce café, dit Xabi.
Quand ils arrivèrent, Agathe tétait goulûment son biberon. Luce s’assit à côté de Mayana mais ses yeux évitaient la petite alors que Xabi luttait pour ne pas laisser les siens s’y poser. Heureusement, Gracie caquetait, ravie de ce spectacle. C’est à regret que Xabi quitta cette drôle de famille et sa douceur un peu amère. Il aurait pu y avoir sa place. Elle semblait toute désignée et contre toute attente, pensa-t-il en enfourchant son vélo, elle lui aurait peut-être convenu parfaitement.
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