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Cinq minutes plus tard, Mayana était remontée sur son escabeau. Comme un poisson nettoyeur, elle parcourait la véranda.
Luce sortit le landau pour amener Agathe en forêt. Ce n’était pas parce que sa mère refusait de sortir que cette petite, que sa fille, devait être confinée. Certes Mayana était une fille de la ville mais Luce appartenait à la forêt et si Agathe devait être leur fille ou plutôt puisque Agathe était leur fille, il lui fallait dès maintenant connaître l’odeur du sous-bois. Derrière l’atelier de Luce, un sentier s’enfonçait dans la montagne. Luce sangla le porte-bébé et y installa Agathe. La chaleur de son petit corps la surprit, c’était une sensation à laquelle elle ne se faisait pas. Agathe était si petite, si fragile et si…humaine. Un instant, Luce s’interdit de penser qu’elle aurait préféré promener Dinah et suivre, tout comme Xabi, la quête de la chienne dans les fourrés. Sauf que les interdictions étaient depuis toujours des panneaux publicitaires pour Luce, et malgré elle, elle se perdit dans cette délicieuse pensée perverse : elle aurait préféré avoir un chien qu’un bébé. Elle trouvait cela bien plus intéressant. Tout au plaisir de la transgression, elle s’enfonça dans la forêt.
Le sentier menait à la parcelle qu’elle venait d’acquérir avec l’association Nature Sauvage. Ils luttaient pour la transformer en havre de vie sauvage. Ici, dès qu’ils auraient finalisé les aspects juridiques, plus aucun humain n’interviendrait, les arbres et les animaux vivraient librement. En six mois à peine, un automne et un hiver, le panorama se recomposait déjà. Les sentiers étaient plus discrets, la casse hivernale n’avait pas été nettoyée et la végétation se l’appropriait. Les chants des oiseaux même semblaient plus assurés. Ce paysage interdit la ravissait, comme une revanche sur l’aménagement sans fin, l’impression de limiter la folie humaine.
Un instant, elle se dit qu’Agathe y avait aussi sa place et elle fantasma sur la possibilité de la faire grandir là, loin des murs et des conventions. Peut-être alors, oui, elle pourrait s’attacher à elle, avoir envie d’infléchir sa destinée. Au passage d’une racine son pied glissa, elle partit sur le côté. Habituée à porter un sac à dos lourd, Luce était surprise par ce décentrement qu’obligeait Agathe. Son centre de gravité pointait vers l’avant. Elle ne voyait plus ses pieds et tout son équilibre en était modifié. Parvenue près d’un arbre mort, allongé sur la pente, tout moussu et à moitié mangé par le lierre, Luce déposa la petite au milieu d’une touffe d’herbe. L’enfant écarta brusquement ses bras, comme pour saisir la fourrure imaginaire d’une mère absente puis se rendormit. Luce fit quelques pas. On distinguait peine l’écharpe porte-bébé. Elle s’éloigna encore. Impossible à présent pour quiconque de penser que là reposait un enfant. Il n’y avait que la forêt. Du vert, du marron, des tâches bleues si on levait la tête. Il n’y avait personne. Luce était libre. Son cœur battait à tout rompre, un pas de plus, une enjambée…
Derrière elle, un glissement la surprit. Intriguée, elle se retourna. Les touffes d’herbe s’étaient multipliées, elles ondoyaient sous la brise, toutes sœurs, toutes pareilles, elles avaient dévoré Agathe. Une urgence mauvaise bourdonnait dans ses oreilles. Le souffle court, abasourdie de la situation, Luce avança avec précaution, craignant de marcher sur le bébé. Le même glissement lui parvint, accompagné d’une traînée sombre dans les herbes. Un animal. La bête, tapie sur les pierres, louvoyait entre les mousses et se dirigeait, Luce le vit tout à coup, vers des broussailles d’où émergeait une lanière rose. Un cri émergea du fond de son ventre, d’un endroit inconnu où l’amour de Mayana avait planté ses griffes. Le renard bondit au-dessus du bébé qui se réveilla en hurlant. Luce tomba à genoux, et frénétiquement, entre les larmes et quelque chose de bien plus étrange, poisseux et collant comme la résine de printemps, elle arracha le petit être rouge et morveux à la forêt tout en murmurant :
— Pardon, pardon, pardon …
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