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Dans la maison à l’ombre du noyer, penché au-dessus de la carte étalée sur la table de la cuisine, Xabi préparait l’exploration de la nouvelle cavité. Un coup de frein sec lui fit lever la tête. Manu revenait de sa tournée des ruches, le temps qu’il prenne un en-cas et ils pourraient y aller. La porte s’ouvrit sur sa tête hirsute. Au noir qui dansait dans son regard, Xabi déchanta de suite. Une décharge de colère le traversa même à la pensée qu’il allait devoir encore aider son frère pour un quelconque problème sur l’exploitation. Il était en week-end prolongé, il venait se reposer, marcher, respirer l’air frais, pas jouer au fermier. Mais dans cette maison, le mot repos comme celui de loisir, n’existait qu’au milieu de l’hiver, quand il faisait trop froid et trop humide pour mettre un pied dehors. Malgré tout, résigné, il s’enquit :

— Un problème ?

La réponse le surprit.

— Non, pas vraiment. C’est juste une sensation. Tout a l’air d’aller bien, mais… elles sont bizarres. La ruche m’a semblé trop remplie, comme si des abeilles n’étaient pas sorties ce matin. Et dans celles qui étaient à l’extérieur, j’en ai vu plusieurs qui erraient. Pourtant, il n’y pas d’orage prévu avec cette petite chaleur, les fleurs étaient bien ouvertes. Est-ce qu’elles ont été dérangées ? Je ne sais pas. Ce n’était pas franc, mais…

Sa main s’envola comme pour imiter le vol d’une abeille groggy.

— C’est normal peut-être, le déménagement ? proposa Xabi.

— Pas convaincu, répliqua Manu. J’y retournerai tout à l’heure. Bon, et ta grande découverte alors ?

Soulagé que les abeilles les laissent libres, Xabi pointa la carte. Les doigts épais de Manu tapotèrent le papier en plusieurs endroits.

— Tu penses vraiment qu’on peut s’y glisser ? demanda-t-il. Je croyais connaître ce secteur comme ma poche…

— Dinah est sortie devant moi. Ça passe, affirma Xabi. T’es prêt ?

Manu replia soigneusement la carte. Une lueur enfantine brillait dans ses yeux.

— Un café, un sandwich et je te suis !

Quelques instants plus tard, les deux frères ouvrirent la porte à battant de la grange. Les combinaisons de spéléologie rouges et grises pendaient derrière un fatras de piquets à tomates. Xabi ouvrit le sac à dos et Manu lui passa le matériel, cordes, descendeurs, coinceurs, lampes. Comme la veille, dans ces gestes de leur adolescence renaissait une complicité perdue.

Bottes aux pieds et casques à la ceinture, ils pénétrèrent dans la forêt. Chaque pas les propulsait dans un autre monde. Un monde de promesses. Ici commençait le royaume du karst. À première vue tout était vert. Le printemps avait uni le ciel et la terre. Les hêtres froufroutaient de leurs feuilles dentelées et la mousse, baignée des dernières pluies, retrouvait sa vigueur. Mais pourtant, bien vite l’œil découvrait le paysage fantasmagorique. Sous ce brouillard vert, un enchevêtrement inédit de roches, de racines et surtout de vide. Car c’était là la magie de leur forêt. Non pas ce qu’elle montrait, mais ce qu’elle cachait.

Partout, au fil des millénaires, l’eau avait grignoté le calcaire. Par endroits, il n’en subsistait qu’une dentelle, fragile arête gothique élevée à la gloire des fées. Ailleurs, on suivait des défilés aux parois arrondies, vestiges des cours d’eau disparus. Le relief était un défi à la raison. Ce qui semblait s’avancer vers le ciel pouvait tout aussi bien, quand on le contournait, s’enfoncer sous terre. Un ruisseau s’étageait en plusieurs tronçons, séparés par des disparitions soudaines du flot dans des canyons de fougères. Dans cette anarchie topographique, c’étaient les arbres qui tenaient le paysage dans leurs serres. Partout leurs racines agrippaient la roche, se faufilaient dans les interstices, tissaient des ponts de failles en failles. Des marques rouges sur leurs troncs ponctuaient le chemin, indiquant les cavités connues. À l’entrée de l’une d’elles, un oiseau s’affairait, le bec chargé de brindilles, lui aussi avait choisi les profondeurs.

Xabi retrouva sans efforts l’emplacement où Dinah avait surgi. Il s’accroupit, son couteau à la main. Le lierre céda facilement, emportant avec lui un bloc.

— Tu as raison, ça a l’air assez large ! commenta Manu, les yeux soudains gourmands. Et tu dis que ça ne queute* pas ?

— Sûr ! répondit Xabi. Elle est ressortie par là, mais je l’avais perdue depuis un moment. Il y a une autre entrée.

Manu se frotta les mains à l’idée d’explorer une traversée.

— Espérons que ce soit assez large pour nous, parce que ta chienne elle fait le quart de ma tête…

Lentement les deux frères se mirent au travail. Prenant garde de ne pas défricher plus que nécessaire, ils ménagèrent un accès. Bientôt, apparut une fente étroite. Manu saisit son téléphone et le bras tendu prit une photo. On devinait un boyau incliné en pente douce vers l’amont. Une entrée possible pour un homme ! Ils s’encordèrent et Xabi s’y glissa. Sa voix remonta ravie :

— Ça ventile !!

Le souffle d’air qu’il percevait lui donnait raison. Ce n’était pas un simple puits mais une galerie. Un passage souterrain avec une entrée et une sortie. Le Graal des explorateurs.

Il n’y eut pas besoin de beaucoup parler. Les cordes en place, tous deux s’engouffrèrent. Le boyau donna rapidement sur une salle assez large, un peu humide, ouverte sur trois galeries dont l’une abritait un cours d’eau quasi à sec.

— On va où ? demanda Manu.

— Attends je cherche les traces de la chienne, répondit Xabi.

Dans le faisceau de la lampe, les parois blanchâtres suintaient. Ils étaient dans le faciès urgonien reconnaissable à ses nombreux fossiles. Les traces de la chienne n’étaient pas nettes. D’autres animaux avaient dû emprunter cette galerie. Vu l’odeur qui flottait, tous n’en étaient pas ressortis vivants.

Ils se décidèrent pour la galerie la plus large. Au fur et à mesure de leur progression, l’excitation de la découverte se muait en un sentiment ambivalent. Comment une cavité de cette ordre-là avait-elle pu rester inconnue ? À chaque étroiture, lorsqu’ils s’extrayaient de la roche, ils craignaient de découvrir la trace de précurseurs. Un spit oublié qui signerait l’échec de leur première. Ou pire, les traces d’un bivouac. Xabi s’arrêta pour noter leur progression sur la carte. Ils se dirigeaient droit vers chez Luce. Celle-ci serait bien surprise s’ils surgissaient soudain au milieu de sa chère Forêt Sauvage. Surprise et furieuse.

La galerie s’acheva sur un puits vertical profond. Impossible que Dinah soit passée par là. Dépités, ils rebroussèrent chemin jusqu’au premier embranchement. Le boyau de gauche était plus bas mais ils parvinrent à s’y glisser. Assez vite il les mena à une large salle, le doute n’était plus permis, une charogne gisait non loin. Ils tournèrent le dos à l’odeur pestilentielle. Un toboggan débouchait sur un replat éclairé par une cheminée. Manu se couvrit le nez de son tour de cou et braqua le faisceau de sa lampe dans le méandre pendant que Xabi escaladait le toboggan. Un mouvement furtif les surprit.

— Xabi, attends, je crois que…

Manu n’eut pas le temps de finir sa phrase, un hurlement suraigu emplit le puits.

Le cri d’une bête blessée, apeurée. Non, plus le hululement continuait, plus les deux frères reconnaissaient ce son. Il leur parvenait de la nuit de leur enfance, lorsque deux enfants farceurs avaient enfermés Luce, la petite voisine, dans la grotte qui leur servait de cabane.

Au bout de ce méandre, dans le noir, une enfant pleurait.

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