9
Tétanisé, Xabi cherchait dans les yeux de son frère aîné un échappatoire. Comme il l’avait fait, si longtemps auparavant devant la porte de la chambre des parents à demi-fermée, sa terreur d’enfant en écho à la douleur de la grand-mère. Ce jour-là, face à l’immobilité de Xabi, à son incapacité à avancer, Manu était passé devant. De son corps, de sa présence, il avait protégé Xabi. Premier à pénétrer dans la pièce où reposait leur mère morte. Rempart contre l’inacceptable, Manu, le “grand”, s’était pris de plein fouet la vague de la réalité.
Au fond, loin des deux frères, Le cri cessa brusquement. Et ce fut presque pire. Le silence retentissait de détresse.
— C’était quoi ? articula Xabi.
Tous deux savaient ce que c’était. Manu secoua la tête et bouscula son frère.
— File-moi la petite corde, ordonna-t-il.
Comme un automate, Xabi s’effaça et Manu commença son escalade. La voie empruntée par Dinah était trop étroite, il dut se hisser par la partie la plus large du toboggan. Son corps obturait tout l’espace. Pourtant, il s’élevait régulièrement. À voir progresser ce géant des profondeur, tendu vers un cri disparu, Xabi sut que sa vie allait basculer. Presque aussi sûrement que lorsque Manu avait poussé la porte et par là-même projeté dans la réalité le corps inerte de leur mère. Cramponné à sa lampe torche, il s’appliqua à éclairer au mieux la cavité, hypnotisé par le mouvement des pieds, inexorable.
— Monte ! lui jeta Manu en laissant dérouler la corde.
Xabi s’assura puis rejoignit son frère. Ils étaient sur un replat fermé par une étroiture. Au-delà, on distinguait de la lumière et même un peu de verdure. La sortie. Le passage entre les deux parois était assez large pour qu’un chien comme Dinah puisse s’y faufiler. Assez large pour qu’une enfant y passe. Bien trop étroite pour la carrure de Manu. Peut-être assez large pour le corps maigre de Xabi.
Il ouvrit la bouche, voulut articuler : on est vraiment sûrs de ce qu’on a entendu ? Ce n’était pas un animal ? Mais le regard de Manu était sans issue. Xabi ôta son casque, vérifia qu’il passait.
— Hey ! Il y a quelqu’un, cria-t-il. On va vous aider !
Un bruissement leur répondit.
— Tu t’es fait mal ? On va venir, ne t’inquiète pas, ajouta Xabi
Ces derniers mots s’adressaient aussi bien à lui qu’à l’auteur de la plainte.
— Tente de passer, je te rejoins par la surface, l’encouragea Manu.
— OK. Attends quand même que je sois de l’autre côté, répondit Xabi.
La faille était plus large à la base, Xabi s’y engagea en rampant tête la première. Il lui fallut s’enrouler sur la gauche pour suivre le méandre, mais l’espace restait suffisant pour manœuvrer. Au sol, des graines roulaient. La forêt n’était pas loin.
— C’est bon, je suis passé ! cria Xabi.
— Alors, il y a quelqu’un ? demanda Manu.
Xabi braqua sa lampe torche. Il se trouvait dans une doline partiellement recouverte de végétation. D’immenses racines servaient de charpente à cette cabane troglodyte. Au centre une trouée de lumière tombait sur un amas de blocs. Dans l’angle opposé, oui, il y avait quelqu’un. Et personne pour protéger Xabi.
Les légendes de ces montagnes parlaient des laminak, ces petits êtres enfouis sous les arbres qui, à la nuit tombée, venaient hanter les villages. Ils devaient eux aussi avoir des yeux écarquillés, un corps si frêle qu’il semblait irréel, les pieds noirs de leurs cavalcades dans les bois. Mais, cela était connu, jamais leurs cheveux n’auraient été si mal peignés.
— Bonjour… chuchota Xabi en tendant la main.
Le petit visage en face de lui garda la bouche close. Une terreur profonde emplissait son regard. Lentement Xabi s’approcha jusqu’à toucher l’épaule de la petite fille. Elle recula, tenta de s’enfoncer dans la roche. Autour d’elle, des paquets de gâteaux éventrés gisaient. La voix tremblante, Xabi s’adressa à Manu.
— Manu ? Il y a une petite. Je crois que… Je crois qu’elle est là depuis un moment. Appelle les secours.
Des frissons descendaient le long de sa colonne vertébrale. Plus il tournait la tête, plus il voyait des preuves de vie. De survie. Depuis quand cette enfant était-elle là ? Où étaient ses parents ?
— J’y vais ! cria la voix de Manu. Reste avec elle !
— Tout va bien. Tout va bien se passer, répéta Xabi.
L’enfant tremblait. Ses lèvres étaient gercées. Xabi ôta sa polaire et l’emmitoufla puis lui tendit sa gourde.
Les petites mains s’y agrippèrent. Les ongles longs et noirs disaient un peu plus la misère. Une fois qu’elle eut bu, la main de l’enfant glissa vers la poche de la combinaison de Xabi.
— Tu as faim ? Bien sûr, tu as faim !
Le souffle manquait à Xabi. Il se demandait s’il devait emmener la fillette à la surface, mais alors, elle pourrait peut-être s’échapper. Elle n’avait pas l’air blessée, juste tellement maigre. Ses yeux, noirs comme du charbon, le transperçaient. Ils paraissaient anormalement gros par rapport au reste de son visage de petite souris. Elle avait faim. Et il n’avait rien. Ce besoin primordial lui troua soudain le ventre. Il se leva et fouilla les détritus. En vain. Évidemment. Il défit sa combinaison pour palper ses poches. Sa main buta contre un bâtonnet de Dinah. Pouvait-il donner cela à l’enfant ? Avait-elle faim au point de manger de la nourriture pour chien ? Les yeux démesurés le fixaient. Oui, elle avait assez faim. Mais dans quelques minutes, Manu serait là, il aurait autre chose à lui offrir. Xabi retira sa main du pantalon.
— Je n’ai rien. Je suis désolé.
La petite ne baissa pas son regard, sa main toujours agrippée à la combinaison. Elle attendait. Alors, ils attendirent ensemble, dans le silence parfois troué des quelques Ça ira bien, de Xabi. Et quand enfin au dessus-d’eux les branches remuèrent, la petite se rapprocha de Xabi, l’étreignit avec la force d’un animal traqué. Manu ne put la décoller, ni les pompiers arrivés en renfort.
Mutique mais prête à mordre, Anna l’avait choisi.
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