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Dans une petite salle de l’hôpital, Christine, la responsable de l’aide sociale à l’enfance, écoutait Xabi raconter son histoire aux gendarmes. C’était une cousine éloignée, une femme aux cheveux grisonnants, bouclés sur la nuque, dévouée à son territoire. De temps à autre, elle venait à la miellerie embrasser ses cousins, aujourd’hui, elle ne savait pas trop sous quelle casquette elle était présente. Xabi se débattait avec ses souvenirs, les récents et d’autres bien plus anciens, mais étrangement similaires. Christine l’observait d’un air peiné. Comme souvent, se raccrocher aux faits ne suffisait pas à évacuer le trop-plein d’émotions. La voix du jeune homme avait perdu la musique du pays, les R ne raclaient plus, les mots s’agglutinaient à la queue leu leu comme effrayés les uns des autres. Penché sur son café, Xabi déroulait les événements comme il devait présenter ses résultats de recherche en conférence, des faits, une date, des phrases courtes, des mots précis. Mais pour qui connaissait l’homme, on devinait le combat qui se jouait. Anna – face au mutisme de l’enfant, une broderie sur son t-shirt avait décidé de son prénom- n’était pas loin de l’âge qu’avait Xabi à la disparition de ses parents. Qui sait les liens qui pouvaient avoir poussé dans l’instant où leurs regards s’étaient croisés ? Enfin, il laissa les émotions affleurer.

— Elle ne me lâchait pas, même quand les pompiers sont arrivés. Ce dont je me rappelle le plus, c’est ça, ses mains qui m’agrippaient, pas vraiment pour se sortir de là, mais plutôt pour que je reste avec elle. Elle voulait juste ne plus être seule à l’attendre. Vous vous rendez compte, un jour sa mère est partie et puis .. Plus rien.

Christine posa sa main sur le bras de Xabi, il s’ébroua vivement et elle lut dans ses yeux la honte de s’être laissé aller. Il luttait pour que le hasard ne prenne pas la figure du destin, mais dans les yeux noirs de cette petite, il avait vu son reflet.

Les gendarmes lui donnèrent rendez-vous puis il se leva, un peu groggy. Sur la chaise à côté, Manu attendait, les mâchoires serrées.

— Il va se passer quoi maintenant ? demanda Xabi.

— On va l’examiner puis je vais faire le maximum pour lui trouver au plus vite une famille d’accueil. Enfin, sauf si on identifie ses parents, se reprit Christine.

Manu fit une moue dubitative, il était assez évident que cette petite avait un problème de parents, un sérieux problème.

Christine les raccompagna vers la sortie. Devant l’aile pédiatrique, Xabi s’arrêta.

— On peut lui dire au-revoir ? On est les seuls qu’elle connaît ici…

Christine hésita, entra dans le bureau des infirmières puis après un coup de téléphone, acquiesça.

— Venez, elle est dans la salle de jeu. Elle ne veut pas rester dans sa chambre. Ça la rassurera peut-être de vous voir, en fait.

La salle de jeux était une pièce tout en longueur avec une jolie fresque sur le mur de gauche. Deux enfants aux visages creusés étaient penchés sur un puzzle. Anna leur tournait le dos, le front appuyé contre la fenêtre.

— Partout où on aperçoit la forêt, elle se colle à la vitre, commenta une infirmière. Elle fait toutes les fenêtres.

Xabi frissonna. Anna contemplait les bois au loin avec une rage contenue. Il n’était pas difficile de se laisser aller à penser qu’elle était ici emprisonnée, loin de sa maison. De sa tanière, s’obligea-t-il à corriger. De l’antre humide et noir duquel on l’avait extraite, sauvée. De la cache où on l’avait abandonnée.

Une aide-soignante passa avec un plateau de fruits. sans détacher les yeux des arbres au loin, Anna s’empara d’une pomme. Elle la dévora avec l’ardeur des affamés. Les pépins éclatèrent sous ses dents alors qu’un filet de jus coulait de sa bouche.

— Tu aimes les pommes ? demanda Xabi en s’asseyant à côté d’elle.

Anna se tourna enfin, d’un mouvement brusque elle se colla au jeune homme et sa petite main vint se glisser autour du bras de Xabi. La pression n’était pas forte, elle suffit à l’étouffer. Il quêta de l’aide auprès de Christine qui, d’un signe rassurant, lui suggéra de se laisser faire. Les doigts palpaient le pull, cherchaient la chair, le solide, pour s’y arrimer. Quand enfin, Anna eut la sensation de tenir Xabi, elle s’immobilisa. Xabi tenta de lui proposer des jeux, il ouvrit un album puis un autre. Anna ne bougeait pas. Enfin, Christine approcha une table avec des crayons des crayons et des feuilles.

— Essaye de dessiner, peut-être.

Maladroitement, Xabi dessina un bonhomme auquel il ajouta des lunettes rouges comme les siennes puis il dessina un chien, piètre représentation de Dinah, et derrière, quelques arbres. Anna suivait avec intérêt le tracé du crayon. Quand Xabi le reposa, elle parcourut de sa main libre la forêt maigrichonne. Xabi lui tendit un crayon vert.

— Tu dessines toi aussi ?

Anna repoussa le crayon et se raidit. À travers le pull, les petites griffes s’agitaient. Témoins de l’angoisse qui débordait, elles fouillaient le bras de Xabi. Il aurait voulu l’arrêter, prendre sa main impatiente et la bercer, comme on calme un animal rendu fou par l’orage. Mais son corps ne répondait pas, aussi mutique que la petite, enseveli sous le flux de ses pensées, de ses interrogations, il n’était plus que ce bras, trituré par une main d’enfant. Soudain, elle le lâcha et le souffle lui manqua d’être ainsi rejeté au-delà de son besoin. D’un geste furtif, elle se saisit du crayon noir.

Christine le regarda avec un sourire. Anna dessinait. Son dos arqué sur la petite table masquait son dessin, mais le crayon s’agitait, criait, hurlait. Et quand son visage se releva, une haine pure luisait.

Glacés par ce regard tiré du fond des âges, les adultes se penchèrent sur le dessin : entre les arbres de la forêt de Xabi, une silhouette encapuchonnée fuyait.

— Une sorginak*, commenta Manu.

— Plus sûrement sa mère, rétorqua Christine en tendant le dessin à l’infirmière.

La fillette était retournée dans sa contemplation, les deux frères se levèrent, ils lui dirent au-revoir sans qu’elle n’ait aucune réaction.

Ce soir-là, après le repas, Xabi ne s’éclipsa pas sous un prétexte fallacieux comme il en avait pris l’habitude. Cette fois, c’était lui qui avait besoin de compagnie, de bavardage, de dispute même. Tout ce qui parviendrait à éloigner les sentiments dangereux qui étaient réapparus avec Anna était bon à prendre. Ils s’assirent sur le banc devant la maison, les lapins nains étalés à leurs pieds.

— C’est comme un conte, non ? demanda Manu.

— Un conte cruel, répondit Xabi, les yeux sur les étoiles naissantes.

— La petite, elle a dessiné une Sorginak, c’est peut-être mieux si sa mère n’est plus là. Les abeilles étaient énervées ce matin, j’aurai du me douter que quelque chose…

— Manu, elles sont stressées du déménagement, les abeilles, objecta Xabi.

Le silence s’installa, et avec lui le doute. Est-ce que la forêt avait entendu les pleurs d’Anna ? Les avait-elle portés jusqu’à sa lisière où bourdonnaient les abeilles noires, ivres des premières fleurs d’acacias ? Et celles-ci n’avaient-elles pas chuchoté à Dinah que là, sous ce vert innocent, un drame pouvait être évité…

La lune apparut à l’horizon, énorme, d’une teinte rougeâtre. Au bout des branches grises du noyer, des bouquets de feuilles vertes se balançaient dans le vent. Leur ombre venait griffer le mur de la maison, telles les phalanges démesurées d’une sorcière oubliée.

— C’est comme un conte, répéta Manu.

En haut du noyer, un dernier merle chantait. La mélodie distillait la douceur du printemps, l’espoir enfiévré qui renaît lorsque les jours commencent à s’allonger au galop. Tout tendait vers le renouveau, Xabi percevait la vigueur de la nature, impatiente de se gorger de vie. Les derniers bourgeons éclataient dans la nuit, leur gangue pressée par de minuscules feuilles, avides de vivre leur adolescence. Les lapins s’étaient levés, ils grignotaient consciencieusement la bordure le long de l’allée, Manu accroupi auprès d’eux, ses larges mains enfouies dans leur pelage.

Soudain les deux lapins détalèrent. Manu se redressa en soupirant, il frotta ses mains contre son pantalon puis fit un signe à Xabi.

— Je rentre, bonne nuit !

Mais il n’avait fait que quelques pas lorsque Xabi l’arrêta.

— Regarde ! Le ciel…

Un nuage venait de masquer la Lune, mais au lieu de plonger le ciel dans l’obscurité, la pénombre révélait une tornade magique. Une multitude de filaments colorés s’étalaient, une pluie fuchsia dansait en lévitation entre le ciel et la Terre.

— Une aurore boréale… les abeilles, je t’avais dit qu’elles avaient quelques chose ! commenta Manu émerveillé.

Alors que le soleil bombardait l’atmosphère de ses particules ionisées, ce fut Xabi qui cette fois déclara, la rétine saturée de couleur :

— On dirait un conte.

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