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Sur la table devant Luce, le journal local titrait à la fois sur “L’enfant du Karst” et le “miracle boréal”. Les rumeurs les plus folles circulaient, alimentées par la concomitance de deux événements aussi exceptionnels. Du côté des faits, on pouvait supposer que l’enfant était abandonnée depuis plusieurs semaines. Selon toute apparence, elle s’était nourrie des quelques réserves entreposées là. Bien que des indices nombreux, ainsi que des vêtements de femme aient été trouvés dans la cache, sa mère était introuvable. Quand aux suppositions, elles étaient beaucoup plus nombreuses. Sur le t-shirt de l’enfant, une broderie exécutée avec minutie laissait penser que l’enfant s’appelait Anna. La petite ne parlait pas, on l’avait donc dénommée ainsi. Et pour couronner le tout d’une touche d’étrangeté supplémentaire, quelques hurluberlus affirmaient que la tempête solaire, à l’origine des magnifiques aurores boréales de la nuit précédente, était liée à sa découverte. Un pseudo-sorcier avait quitté son ermitage pour la place du marché, juché sur une estrade confectionnée avec un bac de tri renversé, il haranguait les badauds, les invitant sur un ton menaçant à ne pas négliger le petit peuple des profondeurs. Il se déclarait certain que l’enfant, offerte aux humains par les Laminak* était dotée de pouvoirs surnaturels et se proposait de l’accompagner sur le chemin qui ferait d’elle une authentique Sorgina*.

Luce repoussa le journal en soupirant. Elles devaient prendre une décision. L’Aide Sociale à l’Enfance les avait contactées la veille pour leur proposer d’accueillir l’enfant. La pénurie de familles d’accueil touchait tout le département mais ici, c’était simple, il n’y avait qu’elles à trente kilomètres à la ronde.

Cela avait été l’idée de Mayana d’obtenir un agrément mixte, deux places pour personnes âgées légèrement dépendantes et une pour un enfant de plus de trois ans. De quoi lui assurer un revenu correct. Elles avaient ainsi accueilli deux petits garçons coup sur coup et le journal local avait salué la réussite de cette cohabitation intergénérationnelle. Sauf que maintenant, il y avait Agathe. Et bien que Gracie soit en ce moment leur seule pensionnaire adulte, Mayana avait réagi avec violence à la proposition de Christine, allant jusqu’à tenir un discours incohérent sur les risques que cette enfant sortie de la forêt pourrait faire courir à leur fille. À croire qu’elle aussi pensait que la petite était envoyée par les Laminak ! Christine, la responsable de l’ASE, avait promis de passer en discuter avec elles ce matin, mais Luce appréhendait l’humeur instable de Mayana.

Sur la gauche, le tap-tap de la canne de Gracie s’approchait, accompagné du glissement de ses chaussons sur le carrelage du couloir. Derrière elle, les bras chargés de son panier à ouvrage, Mayana suivait. Ses yeux cernés, ses cheveux blonds tirés en un sévère chignon - signe qu’elle n’avait pas eu le temps de prendre sa douche - tout trahissait la nuit agitée qui avait été la sienne. La vieille femme s’installa dans son fauteuil, glissa ses pieds sur le pouf tandis que Mayana arrangeait le plaid sur ses jambes.

— Tu veux voir où j’en suis ? lui demanda Gracie.

Mayana acquiesça avec un demi-sourire et Gracie plongea dans son panier. La brassière blanche et jaune qu’elle en sortit parvint à éclairer le visage de Mayana. Timidement, celle-ci glissa ses doigts le long de la minuscule veste, visiblement attendrie. Cependant, l’éclaircie fut de courte durée, alors qu’elle se tournait pour montrer le tricot à Luce, un regard sur la Une du journal suffit à l’assombrir de nouveau. Comme un automate, elle finit d’installer Gracie, puis quitta la pièce précipitamment, comme asphyxiée. Après avoir échangé un signe d’impuissance avec Gracie, Luce la rejoignit dans leur chambre.

Les volets étaient entrouverts, maintenus à l’espagnolette. Dans la pénombre à peine traversée d’un rai de lumière, Mayana se penchait au-dessus du berceau d’Agathe. Sa main caressait le petit dos endormi, un flot de paroles inaudibles s’envolait de sa bouche.

— Tu lui racontes une histoire ? demanda Luce.

Mayana sursauta, comme étonnée de voir sa compagne près d’elle. Un pli marquait son front.

— Non, c’est rien. Je réfléchis.

— À la petite Anna ?

— Non, pas du tout ! À Agathe, répliqua Mayana.

— Pourquoi ça te fait peur qu’on prenne cette Anna ? insista Luce. Tu crois que ça va être trop lourd ? Tu es fatiguée, je sais …

— Je ne suis pas fatiguée, je suis épuisée, répondit Mayana sans la regarder.

— Je peux me lever la nuit, si tu veux, je te l’ai dit… Et puis, on n’est pas obligées, ils peuvent trouver un autre famille, ajouta Luce, bien qu’elle n’en pense pas un mot.

— Non !

Luce sourit devant ce cri. Voilà qu’elle retrouvait la vigueur de Mayana.

— Non pour quoi ? La nuit ou la petite ?

— Non pour la nuit, de toute façon, je ne dors pas. Et je sais qu’on n’est pas obligées de l’accueillir, mais elle va aller où ?

Mayana s’assit sur le lit, la main toujours sur le dos d’Agathe.

— J’ai peur, confia-t-elle à Luce. J’ai peur de cette enfant, de ce qu’elle a vécu. Et en même temps, si on ne la prend pas, j’ai peur de ce qui pourrait lui arriver.

La frayeur au fond des yeux de Mayana n’était pas feinte. Certes, elle paraissait disproportionnée à Luce, mais depuis son accouchement tellement de réactions de sa compagne lui échappaient, que celle-ci lui semblait plus ou moins légitime.

— On attend d’en savoir plus avec Christine tout à l’heure et on décide ensuite alors ? proposa Luce.

Mayana hocha la tête. Ses yeux bleus abattus par la fatigue firent pitié à Luce.

— On va y arriver, promit-elle. On a la plus jolie petite fille du monde et tu es une mère formidable…

Un geignement de bébé l’interrompit, Agathe avait faim. Devant cette urgence, l’univers s’inclina. Luce soupçonna un moment le soleil et son cortège d’aurores boréales, non pas d’avoir tiré des profondeurs la petite Anna, mais d’être venus prêter allégeance à Agathe, celle qui semblait bien partie pour régner sur ses mères et quiconque poserait le regard sur elle.

Christine arriva vers dix heures. Gracie avait abandonné son tricot pour se plonger dans une contemplation passionnée du visage d’Agathe endormie. Mayana, poussée par Luce, s’était octroyée la demi-heure qui lui permettait à présent de ressembler à la bonne fée qu’elle était. Ses cheveux blonds moussaient sur ses épaules, une touche de gloss teintait ses lèvres et si ses yeux gardaient trace de sa fatigue, on pouvait y lire avec compassion le quotidien d’une jeune accouchée.

Une odeur de café noir s’échappait de la cuisine, Luce choisit trois tasses de porcelaine fine et elles s’installèrent. Christine ajouta un sucre puis prit la parole.

— La priorité c’est qu’Anna se sente en sécurité et qu’elle apprenne le français, peut-être pourra-t-elle ensuite nous en dire plus sur ce qu’elle a vécu.

— Elle a souffert ? demanda Mayana. Je veux dire, elle est dans quel état ? Elle a eu froid, faim ?

— Elle ne va pas trop mal. Maigre, malnutrie mais ça ne date pas de ce dernier mois. Son état sanitaire par contre est déplorable. Et ce n’est pas seulement dû à la malnutrition. Ses dents sont toutes gâtées et elle a une constitution proche du rachitisme. Vous avez entendu parler des emballages de gâteaux ? Je pense que c’était son alimentation de base depuis longtemps.

Elle burent leur café en silence, l’image d’une fillette maigre flottant entre elles.

— Pourquoi tu dis apprendre le français, vous pensez qu’elle est étrangère ? demanda Luce en s’essuyant les doigts sur une serviette délavée.

— Ça expliquerait en partie son mutisme, répondit Christine. Et puis, elle n’a jamais été vaccinée, pour rien. En France, des enfants avec zéro immunité vaccinale, il n’y en a plus beaucoup. À moins qu’elle n’ait vécu dans les bois depuis toujours, mais ça ne colle pas. Elle connaît la télévision, elle sait ouvrir un yaourt, se servir d’une salle de bain… Cette petite vient d’un monde différent du nôtre, mais malheureusement il en fait bien partie. Elle pourrait venir de pays avec des systèmes de santé déficients ou d’une communauté alternative, mais son alimentation pointe plutôt vers la grande précarité.

— Elle est triste ? s’inquiéta Mayana.

— Pas très gaie pour l’instant, on garde un suivi psy de toutes façons. Il y aura aussi une éducatrice en renfort.

— On a espoir de retrouver sa famille ? chuchota Luce, soudain consciente elle aussi de la particularité de cet accueil.

— Impossible de vous dire, pour l’instant, sa mère est juste disparue, répondit Christine.

Le dernier mot avait tellement de sens possibles.

Repoussant la tasse, Christine étala les papiers sur la table. Consciencieusement, elle expliqua ce qui pouvait être mis en place, se renseigna sur les contraintes de Mayana et de Luce avec l’arrivée d’Agathe et finalement, proposa un délai de réflexion de quelques jours.

Alors que Luce refermait la porte, Gracie, les yeux pétillants s’enquit aussitôt :

— Alors, on va avoir une seconde fille à la maison ?

Luce ouvrit la bouche pour tempérer son enthousiasme et expliquer que la décision était loin d’être prise, mais Mayana répondit la première.

— Oui. On va l’accueillir. C’est le moins qu’on puisse faire.

Elle ne souriait absolument pas, ses épaules s’affaissaient sous le poids de cette décision et Luce trembla. Si elle était incapable d’agir contre son plaisir et sa volonté, Mayana, au contraire, se laissait dicter son chemin par ce qui était juste et bien. Elle tirait sa puissance de ses actes. Admirative de ce trait profondément altruiste chez sa compagne, pour la première fois Luce en perçut le risque. Et, bien que touchée par la détresse de cette petite, elle se demanda si la force de son ange blond ferait le poids face à une fillette maigre surgie de la forêt.

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