Chapitre 1
Notre récit commence un soir de novembre, sur le toit sombre et froid de l'immeuble dans lequel j'habitais alors. Un vent sec et glacial fouettait mon visage et griffait mes joue, emportant mes larmes tandis que je contemplais de mes yeux humides les trottoirs mals eclairés de la ville de Vezyeux, petite commune de la banlieue Lyonnaise où habitait ma tante Aïcha, son mari et leurs trois enfants qui avaient consenti a me faire une petite place dans une des deux chambres que comptait leur appartement.
En cette soirée-là, je fêtais mon treizième anniversaire. Seul. Personne à part moi ne s'en était souvenu. Cela faisait seulement quelques mois que j'étais arrivé en France et, à l'exception de ma tante et de sa famille, je n'y connaissais personne. Mes parents étaient morts moins d'un an plus tôt dans mon Yémen natal, tué par un bombardement. Dans les ruines fumantes de notre maison, j'avais trouvé ma sœur jumelle, Saadia, la jambe sectionnée par l'explosion. Pendant des heures et des heures, sur des kilomètres, je l'avais portée sur mon dos. Le temps de trouver de l'aide, elle était raide comme du bois mort, tuée par l'hémorragie. Un simple garrot aurait suffit à la sauver mais l'enfant que j'étais alors n'avait pas pensé à stopper le saignement. Un caprice du destin a voulu que la seule famille qui me reste après cela vive dans le pays où fut fabriquée la bombe qui détruisit mon foyer.
Je m'apprêtais à me jeter du haut des 16 étages que comportait la tour lorsqu'une main saisit soudain le col de ma veste et me tira brutalement en arrière.
"Mais t'es malade ou quoi ?"
Ces quelques mots, prononcés avec la plus grande fermeté par la voix la plus autoritaire qui soit furent les premiers que j'eus le privilège d'entendre de la bouche de cette femme exceptionnelle à qui je dois la vie et dont j'espère que mon récit vous permettra de découvrir les innombrables qualités.
"T'allais sauter ? Mais t'es un ouf !"
Ce n'est qu'après avoir essuyé mes yeux humides que je pus découvrir le visage de mon indésirable sauveuse.
Angela Blanchard était une femme tout à fait unique. Sa peau, d'une couleur inimitable à mi chemin entre la cendre et le cuir luisait à la lumière vacillante des néons mal entretenus qui éclairaient le toit de l'immeuble. Les rares cheveux que comptaient encore son crâne rasé de près se confondaient avec la noirceur du ciel nocturne tandis que derrière sa paire de lunettes rondes brillaient deux iris noirs entourant les pupilles les plus puissantes qu'il m'eût été donné de contempler.
Ce n'est qu'après m'avoir trainé à plusieurs mètres du bord qu'elle s'autorisa a me lâcher pour s'allumer une cigarette. Elle portait une veste en cuir par-dessus le kimono qui lui servait de pyjama et avait en guise de chaussures une paire d'immenses chaussons pattes de tigre terriblement doux et poilus. En dépit de ce son accoutrement ridicule il se dégageait d'elle un charisme qu'aucun mot dans cette langue ou une autre n'aurait pu retranscrire.
"Pas moyen d'être tranquille..." Souffla-t-elle dans un nuage de nicotine après s'être empoisonné les poumons. "Bah vas-y, dis moi ce qui t'arrive."
C'est à ce moment que j'ai cédé. Dans mon arabe maternel, je lui ai raconté la mort de Saadia, tuée autant par ma bêtise que par les tirs saoudiens. Je lui ai dit combien le vide qu'elle avait laissé derrière elle était douloureux, et que passer ce premier anniversaire sans elle était insoutenable. Je lui ai parlé de ma solitude, de mes doutes, de ce pays froid et inconnu auquel je ne me faisais pas. De ma tante que ma présence chez elle gênait plus qu'autre chose, de les cousins qui me voyaient comme un sauvage sorti de son bled et des cauchemars qui hantaient chacune de mes nuits.
Sans rien comprendre elle m'a écoutée, longtemps, puis s'est allumée une deuxième cigarette avant de se pencher vers moi.
"Pense à ceux à qui ça ferait de la peine !" M'a-t-elle dit simplement.
Ce qu'elle lut alors dans mon regard lui fit réaliser l'ampleur de ma solitude, et ce que je vis dans le sien m'indiqua qu'elle avait compris la sévérité de ma peine.
"Tu n'as personne pour qui vivre, hein... Et bien maintenant tu m'as moi. Dorénavant, considère moi comme ta raison de ne pas sauter. Je te donnerai du sens si tu acceptes de garder ta vie. Deal ?"
Elle me tendis la main et ses doigts gelés glissèrent dans ma paume. Cette nuit-là, j'ai rencontré ma motivation à affronter la vie.
C'est ainsi que commença mon amitié avec Angela. J'appris plus tard qu'elle était mon ainée d'un an, et qu'elle vivait dans un appartement deux étages en dessous de celui de ma tante dans ce même immeuble au sommet dusquel elle m'avait sauvée la vie. Originaire de Port-au-Prince, elle était arrivée en France avec son père, André, et ses deux sœurs peu de temps après la mort de sa mère, il y a quelques années de cela. Moins séduisante que son aînée, moins studieuse que sa cadette, Angela avait toujours eu du mal à trouver sa place tant au sein de sa propre famille que parmi ses camarades de classe ou ses professeurs. A compter du jour de notre rencontre, nous nous retrouvâmes chaque soir ou presque sur le toit de notre immeuble et je découvris au cours de ces nombreux échanges une jeune fille intelligente, cultivée, généreuse, mais rongée par une inconsciente haine d'elle même et de la vie qui la poussait à s'autodétruire. Pas aussi concrètement qu'en essayant de se jeter dans le vide comme elle m'avait empêcher de le faire, mais par des moyens plus subtils comme en se disputant avec son père, en se bagarrant avec des voyous, en sabotant sa scolarité ou en s'empoisonnant avec ce même tabac qui avait tué sa mère. Angela avait par ailleurs développée une étrange fascination pour le feu, dont elle espérait je l'imagine qu'il pourrait consumer sa colère contre le monde de la même façon qu'il calcinait ses cigarettes, ses bulletins scolaires, ou la voiture de ce professeur qui s'était montré un peu trop sévère à son égard. Les seuls moments où Angela se sentait en paix, c'était lors de nos longues conversations nocturnes ou lors de ses cours de boxe anglaise où elle se rendait avec assiduité. J'ai un jour commis l'erreur de l'y accompagner, et je peux vous assurer que cette brève expérience m'a fortement fait douter de son affection à mon égard tant elle ne me fit pas de cadeaux.
Pour ma part, je me portais bien. Mon amitié avec Mlle Blanchard me donnait un but, et en dépit de mes difficultés initiales avec la langue française, je suivis une scolarité exemplaire, ne m'écartant du droit chemin qu'en de très rares occasions, et toujours au nom de mon affection pour Angela comme la fois où il me fallut voler le téléphone d'un homme du quartier, marié et de l’âge de son père, avec qui elle avait eu une liaison et qui la faisait chanter avec des photos prises à son insu.
Les difficultés de mon amie firent qu'en dépit de notre différence d'âges, ses multiples redoublements l'emmenèrent à conclure sa scolarité au collège dans la même classe de troisième que moi. A l'issue du diplôme national du brevet, qu'elle décrocha avec difficulté et moi avec mention, elle fut orienté par ses enseignants désespérés vers un lycée professionnel de Villeurbanne pour y suivre des cours de secrétariat-comptabilité qui ne la passionnait pas le moins du monde et où elle ne se rendait que très rarement. En dépit des efforts remarquables de sa professeur principale, elle finit par abandonner ses études dès qu'elle en eu l'occasion, à la grande joie de son père qui en dépit de tout l'amour qu'il avait pour elle savait pertinemment que son maigre salaire d'agents de sécurité n'aurait pas permit à ses trois filles de faire des études. En désespoir de cause, elle s'engagea dans l'armée de terre mais en fut rapidement renvoyée en raison de sa tendance à l'insubordination.
Une fois descolarisée et sans emploi, Angela passait son temps à m'accompagner jusqu'à mon lycée et dans les diverses activités bénévoles que je menais pour venir en aide aux exilés pendant mon temps libre, à s'entraîner à la boxe, et à chercher par tous moyens à mettre la main sur les quelques pièces qui lui permettraient de financer son paquet de tabac quotidien. Plus d'une fois il me fallut aller la chercher au commissariat après qu'une rapine maladroite ou une bagarre spontanée l'ait conduite en garde a vue. Aux yeux de tous, même à ceux de son père et en particulier dans les siens, Angela n’était qu’une bonne à rien. Une ratée qui n'accomplirait jamais quoi que ce soit de sa vie. Moi seul connaissais sa véritable valeur, et j'étais bien incapable de la convaincre du potentiel qui sommeillait en elle.
A l'issue de mon bac, j’ai réussi le concours d'entrée de l'institut de formation en soins infirmiers de la Croix-Rouge de Lyon. J'étais bien décidé à faire en sorte que plus jamais personne ne connaisse le même sort que ma jumelle et je passais déjà à l’époque une bonne partie de mes week-ends à initier des jeunes aux premiers secours en tant que formateur bénévole. Angela, quand à elle, trouva du travail comme femme de ménage au domicile d'une famille des beaux quartiers pour qui son père avait déjà travaillé. L'argent ainsi gagné lui permit d'aider financièrement ses sœurs et de soulager un peu la pression qui pesait sur André, mais aussi à financer sa nouvelle addiction au cannabis.
"Tu sais Almir..." Me dit-elle un soir sur le toit de l'immeuble, tandis qu'elle se roulait un joint pendant que je révisais mes cours. "C'est une sacrée baraque qu'ils ont, mes patrons... Il y a des trucs là-dedans qui doivent valoir une fortune ! C'est juste dingue que des gens qui ne savent pas faire la vaisselle ou passer le balais possèdent autant de fric. Ils dépensent chaque mois le PIB d'Haïti dans de la déco moche tandis qu’à moi, ils me filent à peine le smic ! On dirait pas comme ça, mais c’est dangereux comme taff femme de ménage, la plupart des produits que j’utilise sont soient inflammables, soit corrossifs, soit explosifs, soit les trois. Si je fais pas gaffe, je risque de fabriquer une bombe dans une de leurs chiottes ! Tout ça pour garder propre ce putain d’appart où ils ne vivent même pas la moitiée de l’année vu toutes les vacances qu’ils s’offrent à l’étranger.”
J'acquiesçai en silence. J'étais à cette même époque en stage auprès d'une infirmière libérale qui exerçait dans le sixième arrondissement, et je m'occupais quotidiennement de personnes demesurément riches n'ayant jamais travaillé un seul jour de leur vie.
"Le pire c'est que ces bâtards vivent hyper vieux !" Ajouta-t-elle, le regard perdu dans le ciel étoilé. "Ma mère a travaillé trente piges sur les quarante-huit ans qu'elle a vécu. Eux, ils en vivent quatre-vingt sans jamais avoir eu besoin de faire leur propre lessive... C'est pas juste."
Comprenant ce qu'elle avait en tête, j'entrepris de la persuader de ne rien voler à ses employeurs.
"Le moindre vase doit coûter dans les cent balles, ils remarqueront même pas que ça a disparu !"
J'ai insisté lourdement. Je ne voulais pas qu’elle se mette en danger.
"Au pire je risque quoi ? Je n'ai rien à perdre ! Mon père a travaillé comme un chien pour nous donner à moi et mes sœurs l’occasion de faire des études, de réussir nos vies… Et regarde moi : j'ai pas de but, pas de rêves, je hais mon métier, mes patrons me dégoûtent... La meilleure chose que je puisse espérer dans cette vie de merde, c'est de trouver un mec pas trop con pour me faire des gosses. La prison peut pas être pire que cet enfer."
Une vague de tristesse m'envahit. Le désespoir de mon amie était puissant, et rien de ce que je pouvais dire où faire ne semblait suffir à endiguer ses pulsions autodestructrices. Je lui fit me promettre de ne rien faire de stupide et nous en restâmes là.
Puis vint le 5 décembre, une date qui n'est pas prête de s'effacer de ma mémoire. Pris comme je l'étais dans mes études, mes stages et mes activités bénévoles, j'en avais oublié mon anniversaire. C'est seulement en rentrant chez ma tante, après une longue journée passée à soigner des mourants dans un service de gériatrie de l'hôpital Édouard Herriot, qu'Aicha, ma tante, me le rappela.
"Bon anniversaire Almir !" Me lança-t-elle alors que je venais tout juste de passer la porte. "Je n'arrive pas à croire que c'est la première fois que je te le souhaite depuis que tu es arrivé... Je n'ai pas été une très bonne tata je dois l'admettre. Tu ressembles tellement à ta mère... Penser à toi me fait penser à elle, et je crois que j'ai eu beaucoup de mal à faire mon deuil. Tu sais mieux que personne ce que ça fait de perdre une sœur. Je ne cherche pas d'excuses, je sais bien que t'avoir délaissé comme je l'ai fait est impardonnable, je veux juste que tu saches que je suis fier de toi, fier de voir comment tu as réussi à construire ta vie après tout ce qui t'es arrivé. Tu es quelqu'un de bien Almir, tes parents seraient fiers de toi. Il y a un cadeau sur ton lit. Je t'aime."
Sur ces mots, elle m'embrassa sur le front puis retourna devant la télé.
Les larmes aux yeux, je me rendis dans le coin de la chambre que je partageais avec mes cousins où se trouvait mon matelas, mes sacs de vêtements et mes piles de livres. Là, sur ma couette, se trouvait un petit paquet enveloppé dans du papier journal. C'était un sublime keffieh noir et blanc similaire à ceux que je portais autrefois au Yémen. Je le mis immédiatement puis me rendis sur le toit de l'immeuble. J’y avais rendez-vous avec Angela.
J’y découvris un spectacle surprenant : Sur une table de camping, éclairés par la lumière d'une bougie, m'attendaient des assiettes, des couverts, un plat de bananes pesées avec de la salade pikliz et une bouteille de bissap.
"Joyeux anniversaire Almir."
Elle était méconnaissable. Pour la première fois depuis que je la connaissais, elle avait mis une robe, et avait troqué la traditionnelle casquette qui couvrait le plus souvent son crâne rasé pour un foulard coloré. Elle ne portait pas ses lunettes, ce qui signifiait qu'elle avait fait l'effort de mettre ses lentilles correctrices dont je savais qu'elle ne les supportait pas. Une odeur étrangement féminine se dégageait d'elle : elle s'était parfumée.
"C'était la robe de ma mère. Je suis pas trop ridicule ?"
Sans me laisser le temps de répondre, elle s'approcha pour me faire la bise. C'était la première fois qu'elle me saluait autrement que par un check. J’ai remarqué qu’elle avait gardé ses baskets de sport, uniques vestiges de son accoutrement habituel.
"Viens, installe-toi !" Me souffla-t-elle en me guidant vers une chaise en plastique.
Elle s'installa face à moi et me servit une assiette avant de remplir mon verre de liquide violet.
"Vu que tu es végétarien, j'ai fais que des légumes. J'espère que tu aimeras."
C'était en effet très bon. J'ai passé un excellent repas à rire et discuter avec mon amie que je n'avais pas vu d'aussi bonne humeur depuis très longtemps.
"J'ai une surprise pour toi !" M'annonça-t-elle après que nous eûmes fini de manger le gâteau qu'elle avait préparé pour le dessert.
Elle plongea la main dans son sac à dos et en sortit un document enveloppé dans une pochette plastique. C'était un courrier du lycée de la nouvelle chance l’informant qu’elle allait pouvoir reprendre son bac pro à partir de la prochaine rentrée scolaire.
"Tu te souviens de mon ancienne prof du lycée avec qui j’étais restée en contact ? Elle m’a convaincue de retourner en cours, je vais passer mon bac et devenir secrétaire médicale. Je veux faire comme toi, aider les gens qui sont malades.”
Elle m’adressa un immense sourire.
“Et ce n'est pas tout : aujourd'hui, ça fait précisément une semaine que je n'ai pas touché à une clope ou à un joint. J'ai suivi tes conseils Almir, je suis clean !"
J'ai explosé de joie et me suis jeté sur elle pour la serrer dans mes bras. Aucun cadeau n'aurait pu me rendre plus heureux.
Elle prit ma tête entre ses mains et plongea ses yeux dans les miens.
"Almir. Ça fait des années que tu es là pour moi, que tu m'aides, que tu me conseilles, que tu me soutiens. Je sais que j'ai pas toujours été correcte avec toi, et tu sais mieux que personne d'autre que j'ai pas une relation très saine avec la vie ou avec les hommes, mais voilà : je t'aime Almir. Il m'aura fallu du temps pour le réaliser, mais maintenant je le sais. Je veux pas gâcher notre amitié, mais je peux pas nier mes sentiments plus longtemps. Je t'aime et je veux que toi et moi on devienne un couple."
Sa déclaration me fit l'effet d'un coup de fusil. Car voyez-vous cher lecteur, il y a un détail que j'ai oublié de vous préciser, et que j'avais également omis de signaler à Angela avant cet instant fatidique : depuis quelques années déjà, j'avais compris que j'étais homosexuel. La jeune femme qui venait de me déclarer sa flamme était à les yeux une soeur jumelle de substitution, pas une amante potentielle. Il me fallut donc maladroitement expliquer à mon amie la plus chère que j'aimais les hommes, et que par conséquent je ne pouvais pas devenir son petit ami. Elle baissa la tête, et je lus dans ses yeux une détresse qui me fit regretter mon orientation sexuelle plus que jamais auparavant.
"Putain..." Murmura-t-elle en fixant le sol
J'entrepris de la serrer contre moi pour la consoler, mais elle me repoussa et alla fouiller dans son sac.
"Putain..." Répéta-t-elle en en sortant un paquet de clopes et un briquet. "Et moi qui pensais que tu parlais jamais de meuf parce que t'avais un crush sur moi... Putain mais je suis trop conne !"
J'avais envie de pleurer, de m'excuser, de réprimer ma nature et de me forcer à l'aimer pour soulager sa peine, mais je savais très bien que c'était impossible. Au lieu de cela je l'ai regardé allumer sa clope sans rien faire.
"De toute façon même hétéro t'aurais sans doute pas voulu de moi. Regarde moi : je suis une ratée à moitié folle juste bonne a faire le ménage, frapper dans un sac et se taper les pires cassos de la ville. Même mes bananes étaient trop sèches."
Elle s'approcha du bord du toit, tira sur sa clope jusqu’à la consumer entièrement puis jeta son mégot dans le vide avant d’en allumer une nouvelle.
"Tu mérites mieux que moi Almir, t'es un mec génial. Je suis sûr que tu vas te trouver un toubib hyper sexy ou une connerie du genre. Je te souhaite que du bonheur."
Les larmes qui coulaient le long de ses joues scintillaient à la lumière des flammes de son briquet.
"Maintenant dégage. J'ai besoin d'être seule."
Je lui répondis que je n'avais pas l'intention de la laisser.
"T'as peur de quoi ? Que je saute ? Soit pas con, je suis pas une petite salope suicidaire comme toi. Casse-toi d'ici avant que je te casse le nez."
Je compris au ton de sa voix qu'elle ne plaisantait pas. Je suis rentré chez moi à contre-coeur, la laissant seule là-haut dans le froid et les regrets.
A compter de cette malheureuse nuit et pendant plus d'un mois, Angela ne se rendit plus sur le toit. Elle laissa sans réponse mes messages, ignora mes appels et refusa de m'ouvrir les quelques fois où je me rendis chez elle pour prendre de ses nouvelles. Je la vis à plusieurs reprises en bas de chez nous se rendant au travail ou revenant du tabac. J'appris de ses sœurs qu'elle s'était remise avec Aton Nakotis, un de ses exs. Un type que je détestais, qui lui devait un paquet d'argent et qu'elle avait quitté après qu'il l'ait trompée. Elle n'allait pas bien et, pour la première fois depuis le jour de notre rencontre, elle ne voulait pas de mon aide.
A ce stade de mon récit, cher lecteur, tu te demandes sans doute quand viendra l'action et la violence que je t'ai promises. L'action arrive, tu ne sera pas déçu. Quant à violence, elle est déjà là : discrète mais brutale, subtile et sournoise, évidente mais pourtant invisible aux yeux de celui que j'étais alors. Car à ce moment de mon histoire, j'étais encore comme la plupart des gens de mon époque persuadé que les inégalités sociales étaient inévitables voire même nécessaire, qu'il était plus normal de laisser des gens dormir et mourir dans la rue que de voler pour se nourrir, que c'était grâce à leur travail acharnés et leurs idées révolutionnaires que les riches avaient acquis leur fortune et que 1984 était un livre dénonçant les conséquences désastreuses et obligatoires de tout régime socialiste. Si j'étais déjà conscient qu'espérer changer le monde avec mes activités bénévoles, mes distributions de colis alimentaires aux sans-abris ou mes minuscules dons d'argent à des bonnes causes en période de ramadan revenait à essayer d'écoper les océans avec un dé à coudre, je n'avais pas encore compris que la plupart des problèmes de notre société avaient une même cause. Je pensais naïvement que le système brisait des vies parce qu'il était cassé, sans comprendre que la misère et le malheur étaient justement souhaités car indispensables au bon fonctionnement de cette machine capitaliste qui s'était emparée du monde. Bientôt toutefois, un événement allait m'ouvrir les yeux. Et cette révélation, je la dois à Angela.
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