Chapitre 2

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Il devait être 16h ce jour-là quand mon téléphone sonna. En temps normal, je n’aurais jamais répondu à un appel en plein stage, mais lorsque j’ai vu que c’était Angela j’ai immédiatement décroché.

Ce ne fut cependant pas mon amie qui me répondit, mais une voix masculine un peu nasale et teintée d’un accent étranger. Mon interlocuteur m’annonça qu’il avait trouvé le téléphone depuis lequel il m'appelait dans la rue et qu’il m’avait appelé car j’étais l’unique contact d’urgence indiqué dans celui-ci. Il me proposa de venir le chercher le soir même afin que je puisse le récupérer pour le rendre à sa propriétaire.

L’adresse qu’il m’indiqua se trouvait dans une zone industrielle en périphérie de la ville et il me fallut emprunter plusieurs lignes de bus pour m’y rendre. La nuit était déjà bien avancée lorsque je suis arrivé devant le garage mécanique où on m’avait donné rendez-vous.

Je sais ce que tu te dis cher lecteur, toute personne un peu sensée aurait pu se rendre compte qu’il s’agissait d’un piège. Mais je n’avais à l’époque aucun ennemi, aucune raison de croire que quelqu’un pourrait me vouloir du mal et j’avais très envie de rendre service à Angela qui me manquait terriblement, je suis donc rentré dans le bâtiment.

Je reçu presque immédiatement un violent coup sur la tête qui m'étourdit brièvement, laissant le temps à mon agresseur de m’attacher les mains dans le dos avec une chaîne rouille avant de me traîner jusque dans un hangar éclairé par des néons. Là, il me suspendit par les mains à une poutre au plafond jusqu’à me soulever à un mètre du sol.

“Almir ! Oh mon Dieu Almir ! Ça va ?”

J’aurais pu reconnaître cette voix entre mille. Dans un coin de la pièce, attachée à un radiateur, se trouvait mon amie. Ou plutôt ce qu’il en restait. Tremblante, à moitié dénudée, le visage ensanglanté et tuméfié par les coups, les membres couverts de griffures et d'ecchymoses, les mains privées d’ongles et l’oreille droite partiellement sectionnée. Une telle vision m’inspira un mélange de haine, de pitié et d’horreur tel que je n’en avais pas connu depuis le jour où il m’avait fallu sortir Saadia des décombres de notre maison au Yémen.

“Almir… Oh mon Dieu je suis tellement désolée…” Sanglota-t-elle.

Près d’elle, un corps sans vie était étendu au sol. Je reconnus son imbécile de petit ami, redevenu un “ex”.

“Ecoute petite pute, si tu ne parle pas je lui fait sauter le crâne à son tour, puis ça sera le tour de ton père, de tes soeurs et même de ta putain de mère si il le faut alors PARLE !”

Mon ravisseur s’approcha de Angela et apparut enfin dans mon champ de vision. C’était lui que j’avais eu au téléphone. C’était un petit homme maigre au teint mat, au nez crochu et au regard teigneux. Son visage long, imberbe, creux et maigre était dominé par une crête iroquoise rouge mal coiffée. A son lobe droit était suspendue une poignée de boucle d'argent tandis qu'à son oreille gauche étaient attachés une vingtaine d'anneaux d'or. Une atroce odeur de sueur et d’alcool se dégageait de lui. Il portait une tenue moulante à laquelle une multitude d’armes blanches et à feu étaient attachées par des sangles et des baudriers, et avait à ses pieds une longue paire de bottes de cuir.

“Mais puisque je vous dis que je n’ai rien volé d’autre !” Le supplia Angela. “Quand j’ai vu que l’appartement avait été cambriolé, j’en ai profité pour prendre quelques bijoux et un ou deux parfums, c’est tout !”

Cette réponse ne plut visiblement pas à l’homme qui alla chercher une immense pince monseigneur dans une des armoires du garage avant de venir vers moi.

“Dis-moi où tu as mis ton butin ou je lui coupe les couilles !” Hurla-t-il avec rage.

“D’accord, d’accord !” Lâcha finalement Angela. “Le reste des trucs que j’ai volé, je les ai enterré dans le parc de la tête d’or, sous le grand arbre en face de l’enclos des crocodiles… Je vous en supplie ne lui faites pas de mal.”

L’homme laissa tomber sa pince sur le sol.

“Tu as intérêt à ne pas m’avoir raconté des conneries, sinon je t’obligerai à bouffer ses yeux après les lui avoir arrachés !”

Sur ses mots, il alla chercher une pelle dans une autre armoire puis quitta l'entrepôt.

“Je suis désolé Almir… Je sais que j’ai déconné, j’aurais pas dû les voler, mais je te promet que la maison avait déjà été cambriolée quand je suis arrivé chez eux hier… J’ai juste pris deux trois trucs auquel les voleurs n’avaient pas touché avant d’appeler la police mais je sais pas où se trouve le vase que ce mec recherche je te jure !”

Effaré, je lui ai demandé si elle venait juste de mentir à l’homme qui nous avait capturés.

“Oui… Il allait te faire du mal Almir ! Il a tué Anton, il m’a torturée, il m’a, il m’a… Cet enfoiré ! Il est vraiment prêt à tout pour retrouver ce truc et je ne sais pas où il est ! Je voulais juste qu’il parte… Il faut qu’on sorte d’ici.”

Nous ne pouvions pas sortir. Nous étions tous deux entravés par une chaine et ni le radiateur auquel elle était attachée ni la chaîne à laquelle j’étais suspendu ne semblaient pouvoir être brisés.

“Almir… Almir, là-haut, le néon. Il faut que tu le casses.”

Je levai les yeux. Un des néons au-dessus de moi semblait être à la portée de mes pieds, à la condition de faire preuve d’un peu de souplesse et de beaucoup d’effort. En revanche, je ne voyais pas en quoi réduire la luminosité de la pièce nous aiderait à échapper au sort terrible qui nous attendait tous les deux.

“Casse cette lampe Almir, s’il te plait.”

Je fis ce qu'elle me dit. Me laissant balancer le long de la chaîne qui me suspendait, je pris un peu d’élan, puis j’ai subitement contracté mes abdominaux pour soulever mes jambes et mon corps jusque vers le néon. Raté. Il me fallut trois autres essais pour réussir à le toucher de la pointe de mes baskets, et cinq de plus pour enfin parvenir à le briser entièrement. Une pluie de verre et de plexiglas s'abattit sur le sol bétonné de l’atelier.

Angela tendit alors son pied nu vers un des plus gros fragments tombé au sol et le fit glisser jusqu’à elle. Je ne compris tout d’abord pas ce qu’elle faisait, sachant pertinemment qu’il lui serait impossible de trancher l'acier de ses liens avec du verre. Elle amena le tesson jusqu’au niveau du radiateur auquel elle était attachée, l’attrapa entre les doigts de sa main droite, puis le planta dans son poignet gauche. Croyant qu’elle essayait de se suicider, je l'ai suppliée d’arrêter.

“Je vais pas me tuer espèce de débile. Je refuse de mourir avant d’avoir défoncé la gueule du fils de pute qui nous à capturé, et je compte pas te laisser toute seule avec ce taré. Si je me découpe la main gauche, je pourrais la faire glisser entre les barreaux du radiateur pour me libérer.”

Cette explication ne me rassura pas le moins du monde. Quand bien même elle parviendrait à supporter la douleur, elle allait se vider de son sang avant d’y arriver.

“J’aurais le temps si je fais ça assez vite.” Me rétorqua-t-elle simplement. “Tu as une meilleure idée peut-être ? Où peut-être que tu préfères que ce malade te coupe les couilles ?”

Il me fallut bien admettre que non. Faisant usage de mes cours d’anatomie, le lui fit part de quelques conseils pour l’aider à ne sectionner ses artères ulnaires et radiales qu’à la toute fin de l'opération.

Je ne sais pas, cher lecteur, si il vous est déjà arrivé de devoir vous sectionner un membre sans anesthésie, à l’aveugle et avec un morceau de verre. A moi non plus. Toutefois, pour avoir assisté à une telle scène, je peux vous garantir qu’un tel exploit demande une immense détermination, une volonté de fer, une bonne souplesse et une incroyable dextérité. Pendant toute l’opération, Angela garda les yeux fixés sur moi. Elle ne poussa pas un cri malgré la douleur, ne paniqua pas malgré la flaques de sang qui s’étendait sous elle à chaque instant. Je suppose que la séance de tourture qu’elle avait subi plus tôt avait engourdi ses sens, ou bien peut-être était-ce la profonde haine que je pouvais lire dans son regard qui lui donna la force nécessaire pour aller jusqu'au bout, toujours est-t-il qu’elle y parvint. Après d’une vingtaine de minute, couverte d'hémoglobine, elle fit glisser le bracelet gauche de ses menottes, en même temps que sa main sectionnée, entre les barreaux du radiateur, puis se dirigea en chancelant vers la pince que notre ravisseur avait laissé tomber non loin de moi. Jamais je ne l'avais vu aussi pâle, son membre sectionné continuait de saigner abondamment et ses lèvres tuméfiées par les coups étaient devenues bleues. De son unique main, elle saisit l'outil et sectionna la chaîne de mes menottes avant de s'écrouler au sol. J'atterris sur les genoux, à côté d'elle, et je ne perdis pas un instant. Utilisant la ceinture de mon pantalon, je lui fit un garrot juste au dessus du coude en serrant de toutes mes forces jusqu'à ce que l'hémorragie s'arrête, puis j'ai surélevé ses jambes pour compenser la baisse de tension dûe à son hypovolémie et l'ai enveloppée dans ma veste et ma chemise ne pas qu’elle perde trop de chaleur.

Notre ravisseur avait emporté nos téléphones, je n'avais aucun moyen de contacter les secours et Angela avait besoin de soins. En jetant un œil autour de moi, j’ai vu un frigidaire dans un coin de la pièce. Sans trop réfléchir, j'ai enveloppé la main sectionnée dans mon T-shirt, puis l'ai mise dans le frigo rempli de bières.

Mes études m'avaient appris que l'élément le plus délicat dans le travail de tout soignant était l'évaluation du rapport bénéfice risque. Est-il pertinent d'utiliser ce traitement aux nombreux effets secondaires pour soigner cette maladie ? Tous ces soins déployés pour prolonger de quelques mois seulement la vie de ce malade en phase terminale en valaient-ils la peine ? L'état clinique du patient était-il réellement alarmant au point qu'il soit nécessaire d'appeler le médecin en urgence ?

Je faisais ici face à un dilemme cornélien : mon amie avait impérativement besoin de soins et ne pouvait être déplacée aux risque de la tuer. Je pouvais soit tenter de les lui prodiguer avec les moyens du bord au risque d'aggraver la situation où d'être surpris par notre ravisseur lorsqu'il reviendrait, soit tenter d'aller chercher de l'aide dehors, sans savoir au bout de combien de temps je la trouverai et en laissant Angela seule, inconsciente et aux portes de la mort. Tandis que je tardais à prendre une décision, le visage de la jeune fille agonisant devant moi prit soudain les traits de Saadia. Ma décision était prise, ma sœur de cœur ne connaîtrait pas le même sort que ma jumelle biologique.

Pour avoir souvent donné mon sang, je savais que j'étais de groupe O négatif. J'étais par conséquent donneur universel et mon amie avait besoin d'être remplie. En désespoir de cause et incapable de me résoudre à l'idée de la laisser seule, j'ai finalement entreprit de lui poser une voie veineuse. Par chance, j’avais à l’époque pris l’habitude “d’emprunter” du matériel de stage sur mes lieux de stage pour le donner à des associations de soignants opérant dans des pays du tiers-monde. J’avais dans mes affaires une poignée de cathéters et quelques tubulures en plus de plusieurs flacons de désinfectant. Précisément ce qu’il me fallait.

Il me fallut m'y prendre à trois reprises pour perfuser ma “patiente”, à la fois à cause du stress intense que je subissais et qui faisait trembler mes mains mais aussi en raison de l’hypotension sévère dont elle souffrait. Je parvins finalement à lui mettre un cathéter dans une veine au niveau de sa jambe gauche.

Il me fallut ensuite réaliser la même opération sur moi. Je savais toutefois que je n'avais que peu de temps devant moi pour lui administrer une dose suffisante de mon sang, et que les piètres outils dont je disposais ne me permettraient pas d'atteindre un débit veineux suffisant. J'ai donc décidé de me perfuser à l'artère fémorale. L'hémoglobine ainsi injectée serait ainsi plus riche en oxygène et la pression du liquide serait plus importante.

J'ai planté une aiguille acérée dans ma cuisse gauche. La douleur fut insoutenable. Me souvenant de mes cours d'anatomie, j'ai essayé de passer par le le chemin où le moins de muscles, d'os et de tendons séparaient la peau de l'artère. Ça faisait un mal de chien. C'est la larme à l'œil que je vis enfin le sang clair jaillir en jet de mon cathéter improvisé.

J'ai ensuite connecté ma voie à une tubulure j'ai branché à celle de Angela après l’avoir purgée. Mon sang irriguait ses veines. Ses muqueuses reprirent des couleurs à mesure que ma jambe en pâlissait. Au bout d'une dizaine de minutes, elle reprit peu à peu ses esprits.

"Almir…" Murmura-t-elle en reprenant ses esprits. "Mais qu'est-ce que tu branle ? Pourquoi tu t'es pas enfui ?" Demanda-t-elle dans une quinte de toux. (L’étudiant que j’étais à l’époque n’y avait évidemment pas pensé, mais le remplissage express que j’avais infligé à son système cardiovasculaire avait entraîné chez elle une léger oedème du poumon. Heureusement pour nous, mon amie le supporta sans mal.

Je ne fus pas capable de lui répondre, je commençais déjà à tourner de l'œil. Je mis un terme à l'opération avant de me vider de tout mon sang, puis j'ai improvisé un pansement pour comprimer la plaie que je m'étais moi-même infligée. Angela s’est redressée, a arraché le cathéter que je lui avais posé puis m'a aidée à me relever.

"Il faut qu'on se casse d'ici avant qu'il revienne. Viens."

La porte de l'entrepôt était fermée à clef. Elle la défonca avec une barre à mine qui trainait. C'est couverts de sang des pieds à la tête que nous quittâmes enfin ce maudit bâtiment pour rejoindre la rue. Il nous fallut errer plus de dix minutes dans la zone industrielle désertique à peine éclairée avant de tomber sur un groupe de jeune qui accepta d'appeler la police et les urgences. Nous étions enfin en sécurité. Tout du moins je le croyais.

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