Chapitre 3

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Après avoir été brièvement pris en charge par une équipe de pompiers, nous fûmes amenés jusqu’au service des urgences traumatiques de l'hôpital Edouard Herriot où l'on nous installa dans des box séparés. Des agents de police vinrent ensuite prendre nos dépositions tandis qu’on nous prodiguait les premiers soins. Mon état était finalement plus critique que celui de Angela et mon taux d’hémoglobines me rendait éligible à une transfusion que j’ai refusée. Je souhaitais pouvoir continuer de donner mon sang et cela n’aurait plus été possible si j'acceptais de recevoir un culot de concentré de globules rouges, j'ai donc choisis de me contenter de recevoir du ringer lactate pour mon hypovolémie et des antibiotiques pour les probables bactéries que ma désinfection sommaire des outils dont je m'étais servi pour me perforer l'artère n'avait sans doute pas suffit à stopper.

Angela quant à elle fut transportée d’urgence au bloc opératoire pour que sa main sectionnée lui soit greffée. Les pompiers l’avaient retrouvée parfaitement conservée dans la glaciaire du garage où la police s’empressa de se rendre pour mener son investigation. Moins d’une heure après notre arrivée, alors qu’on venait juste de me faire une énième prise de sang pour s’assurer que je n'était porteur d'aucune maladie contagieuse que j’aurais été susceptible de transmettre à mon amie, un inspecteur de police vint me voir.

“Bonsoir Mr Ibn El Walid.” Me salua-t-il. “J’aurais quelques questions à vous poser si vous le voulez bien.”

Je n’y voyais pas d’inconvénient. Le pistolet attaché à sa ceinture me rassurait même, me donnant l’impression qu’il saurait me protéger si le petit homme aux grandes bottes venait me trouver pour mettre ses menaces à exécution.

“Mlle Blanchard et vous même avez, je vous l’accorde, bien accordé vos histoires. Certains détails pourtant ne correspondent pas entre vos deux versions. Vous affirmez par exemple que votre agresseur était d’origine sud-américaine tandis que votre amie nous certifie qu’il était indien. De plus, certains éléments de vos récits sont bien trop invraisemblables pour être pris au sérieux. Par exemple : pensiez-vous vraiment que nous pourrions croire que Mlle Blanchard se soit elle-même sectionnée la main ? Et vous dites qu’avec un seul bras, elle aurait sectionné vos menottes avec une pince monseigneur et défoncé la porte à coup de barre à mine ? Quand à cette surréaliste histoire de transfusion… Vous dites que vous vous seriez infligé vous-même cette blessure à la cuisse, le tout sans anesthésie ?”

J’étais abasourdi. Angela et moi n’avions dit que la stricte vérité et pourtant, notre parole était remise en cause.

“Vous voulez que je vous dise ce que je pense jeune homme ? Je pense que vous êtes quelqu’un de très bien avec de mauvaises fréquentations. Contrairement à votre amie et son défunt compagnon, vous n’avez pas de casiers, pas d'antécédents avec la justice. Je crois que Mlle Blanchard et Mr Nakotis ont effectivement cambriolé l'appartement de la famille des De Saint-Amour. Je crois également qu’ils se sont disputés, qu’Anton l’a séquestrée dans l’atelier de plomberie où il travaillait, torturée, qu’il lui a coupé l’oreille et la main, qu’elle vous a appelée à l’aide et que vous êtes intervenu. Je pense que vous vous êtes laissé influencer par Mlle Blanchard que vous connaissez depuis longtemps et dont vous êtes sans doute amoureux, et que vous l’avez aidé à tuer Mr Nantis qui vous a blessé à la jambe en se défendant. Puis, pour vous protéger tous les deux, vous avez inventé cette extravagante histoire de séquestreur tortionnaire et vous vous êtes vous-même mis ces menottes pour coller à votre récit.”

Je ne sus quoi répondre à une telle accusation. J’étais sidéré. Une subite coupure de courant nous plongea brièvement dans le noir, le générateur de l'hôpital prit rapidement le relais et les lumières se rallumèrent.

“Tu as envie de la protéger, je le sais. Mais tu n’as pas besoin de ruiner ton avenir pour elle. Si tu nous dis la vérité dès maintenant, on pourra…”

Un bruit étrange le coupa au milieu de sa phrase et une expression grave apparut soudain sur son visage. Tout en saisissant son arme, il me fit signe de me cacher. Sans poser de question, j’ai arraché mon cathéter avant de me glisser sous une armoire. Il fit lentement coulisser la porte du box, juste à temps pour voir l’agent de police stationné devant recevoir une balle dans la tête.

L’inspecteur brandit son pistolet. Un tir lui transperca les mains, un autre lui défonça la rotule droite, puis Il entra dans la pièce. Mon cœur s’accèlera brutalement. Il portait une cagoule, mais je le reconnus à ses bottes, à sa petite taille ainsi qu’à l’étrange bosse que formait sa crête au sommet de son crâne. Il tenait entre ses mains un pistolet automatique et avait attaché dans son dos un fusil d’assaut AK-47. Le souvenir des menaces qu’il avait proféré quelques heures plus tôt me fit frissonner de peur et je n’ai pas honte de dire qu’en le voyant je me suis uriné dessus.

“Où est Angela Blanchard ?” Demanda-t-il de sa voix étrangement aiguë en posant le silencieux de son arme sur le front de l’inspecteur.

“Ils ont été emmenés au commissariat pour être interrogés.” Mentit ce dernier dans l’espoir de nous protéger.

“Stop fucking with me you piece of shit. Why the fuck is there so many pigs here then ?”

C’était une question rhétorique. Il acheva l’agent d’une balle dans la tête puis, sans me voir, se pencha vers l’ordinateur du box et fouilla dans le dossier de Angela.

“Bloc opératoire.” Lu-t-il à voix haute.

Il quitta la pièce.

Il me fallut quelques secondes pour me remettre de la vive terreur qui s’était emparée de moi avant de sortir de ma cachette. Bien que je ne sache pas m’en servir, j'ai pris l’arme de l’inspecteur et l'ai enveloppée dans mon keffieh puis, seulement vêtu de mes sous-vêtements et de ma chemise de patient tachée d’urine, je me suis précipité vers le sous-sol du bâtiment.

Les différents services de l'hôpital étaient reliés les uns aux autres par un réseau souterrain que je connaissais plutôt bien pour l’avoir emprunté à de nombreuses reprises lors de mes stages. En passant par là, je pouvais espérer arriver au bloc opératoire avant l’homme à crête et sauver Angela.

Après une course effrénée dans les tunnels sombres et froids de l'établissement, épuisé par un effort physique trop intense pour mon corps anémié, j'ai gravis quatres à quatres les marches menant au bâtiment où se trouvait le bloc. J'ai été arrêté aux portes de celui-ci par deux policiers alertés par mon curieux accoutrement. Ils m’identifièrent vite comme le “complice” de Angela et, sans prendre compte des avertissements répétés que j’essayais de leur souffler entre deux tentatives de reprendre ma respiration, entreprirent de me passer les menottes. Pour la deuxième fois en moins de douze heures, un bracelet métallique se referma autour de mon poignet droit.

“Vous là ! Arrêtez-vous !” Hurla soudain l’agent qui était en train de m’attacher à la silhouette qui venait d'apparaître à l’autre bout du couloir.

Ce furent ses dernières paroles. Une balle lui perfora la gorge et une autre l'œil droit. Profitant du chaos, je me suis faufilé par la porte. Pendant quelques instants encore j’ai entendu résonner derrière moi des échanges de coups de feu, puis plus rien. Je n’eus pas beaucoup de doutes quant à l’issue de l’affrontement.

Ce fut facile de repérer la salle où se trouvait mon amie, la seule à être allumée à cette heure tardive de la nuit. Étendue sur un brancard, les poumons branchés à un respirateur artificielle et seulement couverte par un drap blanc, elle n’avait pas encore été déplacée sur la table d’opération. Elle était entourée par une équipe d'infirmiers, d’anesthésistes, d’internes et de chirurgiens qui, alertés par le bruit des tirs, me regardèrent avec inquiétude.

Je n’avais ni le temps ni le souffle pour leur expliquer quoi que ce soit. J’ai pris le pistolet enveloppé dans mon foulard, l’ai pointé vers eux et leur ai dit de partir. Ils ont obéi sans broncher.

Sans être trop sûr des doses, j’ai administrée à mon amie intubée les antidotes aux curares et aux hypnotiques qui la maintenaient dans le coma. J’ai ensuite mis le respirateur, la bouteille d’oxygène à laquelle il était branché, mon pistolet et la glacière contenant la main sectionnée sur le brancard que j’ai poussé jusque dans le couloir du bloc, aussi loin que possible de notre poursuivant.

Il me fallait mettre mon amie à l’abri en attendant que les drogues fassent effet et qu’elle se réveille, mais le bruit de la machine lui permettant de respirer nous rendait trop repérable et je redoutais à chaque inspiration que l’homme aux longues bottes nous repère. J’eu alors l’idée d’activer l’alarme incendie du bâtiment. Une sirène stridente se mit alors à résonner, couvrant le son de la machine.

Je pris la direction de la salle de réveil, vide elle aussi à cette heure. Par chance, aucun agent de police n’avait été stationné à ses portes et je pus sans difficultés prendre la direction de l'ascenseur le plus proche. je devais rejoindre le rez-de-chaussé si je voulais pouvoir quitter le bâtiment et échapper à notre poursuivant.

En dépit du vacarme de l’alarme, j’entendis soudain résonner un bruit que je n’avais pas entendu depuis que j’avais quitté le Yémen : une rafale de kalashnikov. L’homme à crète avait visiblement abandonné l’idée de rester discret et abattait désormais les soignants ayant le malheur de croiser sa route à coup de fusil d’assaut.

Je finis par trouver un monte-charge suffisamment spacieux pour le brancard. D’une main tremblante, j’ai appuyé sur le bouton d’appel, puis j’ai attendu en regardant nerveusement derrière moi, redoutant à chaque instant de voir apparaître la petite silhouette cagoulée.

Il y a des moments dans la vie où on prend soudain du recul sur ce qu’on est en train de faire, où on à l’étrange impression de se voir de l'extérieur et où on se demande : Vraiment ?

A moitié nu, couvert d’urine, anémié et complètement frigorifié, moi, moi qui avait les armes en horreur, qui détestait la violence, j’avais braqué un pistolet sur des médecins. Moi qui n’avait jamais ne serait-ce qu’osé frauder le bus, j’avais une menotte au poignet, j’étais soupçonné de complicité de meurtre et j’étais poursuivi par un genre de tueur à gage qu’on aurait dit tout droit sorti d’un film d’action. J’ai levé les mains devant moi afin qu’elles forment un livre, et j’ai récité dans un murmure une des rares sourates que je connaissais en priant pour que les portes de l'ascenseur s’ouvrent au plus vite. J’avais depuis longtemps perdu la foi, depuis que ce Dieu soit-disant miséricordieux avait laissé Saadia se vider de son sang tandis que je la portais sur mon dos. Mais en cet instant j’aurais été prêt à tout pour permettre à Angela de s’en sortir.

Une sensation étrange me glaça le sang. Je me suis retourné et il était là, au bout du couloir, le fusil à l’épaule, couvert de sang. Il avançait vers nous d’un pas lent, presque tranquille, et rechargeait son arme avec un calme terrifiant. Je me fis la réflexion qu’il me voyait sûrement comme un insecte, comme un cafard qui, si il échappe à notre semelle aujourd’hui, finira de toute manière écrasé un jour ou l’autre.

Sa kalashnikov rechargée, il la porta à son épaule et en leva le canon vers moi. J’ai fermé les yeux.

Ma dernière pensée avant le coup de feu fut de souhaiter qu’il me touche en pleine tête, comme ses précédentes victimes. Je ne voulais pas souffrir, je ne voulais pas rester en vie une seconde de plus si c’était pour le voir s’emparer de Angela. J’ai admis ma défaite, j’avais été idiot de croire que je pourrais la sauver.

Il y eut une deuxième détonation, puis une troisième et une quatrième. Pourtant, aucune déflagration meurtrière ne déchiqueta mes organes, et l’alarme stridente continuait de hurler dans mes tympans.

Je rouvris les yeux et découvrit l’homme étendu par terre. Angela, encore intubée, avait attrapé le pistolet que j’avais posé à côté d’elle et avait ouvert le feu sur lui. Le vacarme m’avait empêché d’entendre l’appareil m’indiquer qu’elle commençait à se réveiller et à respirer par elle-même. Sans perdre un instant, j’ai dégonflé le ballonnet de la sonde et ai retiré le tuyaux de sa trachée.

“Putain Almir, c’est quoi ce putain de bordel ? Putain !” Hurla-t-elle péniblement de ses cordes vocales encore engourdies.

Je voulu lui répondre mais n’en eut pas le temps qu’elle tira de nouveau. L’homme s’était relevé et en train de courir pour se mettre à couvert. Au travers de sa cagoule, son oreille droite saignait abondamment.

“Ce sale chien a un gilet pare-balle !” Constata Angela en tirant à nouveau à trois reprises dans sa direction.

Depuis le placard à balais où il avait trouvé refuge, le petit homme tira une rapide rafale qui fit voler en éclat la glacière contenant la main de mon amie. Celle-ci riposta par quelques coups de feu, mais bientôt plus rien ne se produisit lorsqu’elle pressait la gâchette : l’arme était déchargée.

Notre adversaire, qui l’avait très bien compris, sortit de sa cachette en boitant. Les balles de Angela l’avaient solidement amochées. Il avait retiré sa cagoule et je vis dans son regard qu’il ne comptait pas se contenter de me mettre une balle dans la tête. Il avançait vers nous d’un pas saccadé et haineux.

La porte de l'ascenseur s'ouvrit alors, révélant deux personnes capuchés vêtues de robes de moines en jute. L'un, un revolver dans chaque main, portait un masque de caoutchouc à l'effigie de Nicolas Sarkozy. L'autre, grand de près de deux mètres, avait à l'épaule une colossale mitrailleuse et sur la tête le visage de Mouammar Kadhafi.

Les deux chefs d'état ouvrirent immédiatement le feu sur l'homme a crête qui eut tout juste le temps de se précipiter dans un couloir adjacent pour échapper aux balles.

"Venez avec moi !" Nous ordonna Paul Bismuth tandis que le guide de la Révolution de la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste se lançait à la poursuite du fuyard.

Le principal suspect de l'affaire Bygmalion nous fit descendre au rez-de-chaussée, puis nous installa dans une voiture - une espèce d'épave qui n'avait visiblement pas été lavée depuis ma naissance - dont il prit le volant. En dépit de l'aspect éminemment malhonnête de son masque, je ne me suis pas méfié. Quelque chose dans son attitude me rassurait, et quelqu'un qui avait eu le bon goût de tirer sur l'espèce de gobelin teigneux qui nous avait kidnappé ne pouvait pas être mauvais. J'étais de toute façon trop épuisé, tant émotionnellement que physiquement, pour réagir à ce qui se passait.

"Vous êtes qui putain ?" Demanda finalement Angela, son drap attaché autour de la poitrine en guise de robe, une fois que notre pilote eut péniblement démarré le moteur de son tas de rouille.

Le moine se tourna vers nous et retira son masque, dévoilant le visage pâle d’un vieil homme aux cheveux gris et à la barbe broussailleuse.

“Je suis frère François, ce sont mes compagnons et moi-même qui avons visité la demeure des De Saint-Amour, et c’est à cause de nous que la bourgeoisie a lâché son chien à vos trousses. Je suis sincèrement désolé pour ce qui vous est arrivé à cause de nous et je vais faire tout ce que je peux pour vous sortir du pétrin dans lequel on vous a fourré.”

Il passa une vitesse, puis mit en branle sa relique.

“Et votre pote ? Il vient pas avec nous ?”

“Frère Caïn saura retrouver son chemin une fois sa soif de violence assouvie.” Répondit simplement notre chauffeur. “Ne vous inquiétez pas tant pour lui que pour ceux qui subiront son courroux.”

Sur ces mots, il s'engagea sur la route menant au centre ville.

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