Partie 1 – Ce qui précéda la disparition de Violette Kohler
1
Lundi 14 juillet 1986
À l’exception de quelques banderoles ornant la place de la mairie, rien ne laissait présager qu’une fête nationale se déroulait à Bitterburg. Le maire venait d’annuler le traditionnel feu d’artifice, créant la déception et dévoilant au grand jour la décrépitude dans laquelle sombrait cette bourgade du Bas-Rhin. Cette décision sema la discorde parmi la population. Deux clans s’affrontaient : les familles accaparées par leur travail et leurs enfants, qui n’avaient guère le temps et l’envie de s’impliquer dans les affaires de la ville et les défendeurs qui assuraient que l’argent public trouverait meilleure utilisation dans l’éducation ou l’entretien des infrastructures.
Malgré cette agitation naissante, Violette restait impassible. Bitterburg vivait dans le passé, et elle assistait à son déclin avec un détachement amer. Le ressentiment de ses voisins lui étaient parfaitement égal. Ils ne la portaient pas dans leur cœur et elle non plus. Il n’y avait qu’une personne qui comptait à ses yeux : Knut Hansen. Il voyait au-delà des apparences. Avec lui, sa nature reprenait le pas sur sa réserve habituelle. Contrairement à son père, agent d’entretien à la décharge publique considéré aux yeux de tous comme un miséreux, Knut ne se laissait pas influencer par les ragots. Sa beauté et son assurance la fascinaient, même lorsqu'ils discutaient de la politique sociale du pays.
Violette se hissa sur le muret en pierres grises, jouant avec une de ses longues boucles rousses. Les cinéphiles lui jetaient des regards teintés de méprise alors qu’ils regagnaient la chaleur étouffante de leurs automobiles. Il faut dire que si l’on détestait autant les Kohler, c’était non pas à cause de la malchance qui semblait les pourchasser, ni l’incapacité de Norman à gérer son entreprise, mais parce que toute occasion était bonne pour boire. Dans une petite ville comme Bitterburg, il fallait être discret et courtois en toute occasion. Une devise que Norman Kohler ne respectait guère. Au contraire, selon ses dires, plus mal nous nous comportions, mieux c’était. Elle l’entendait encore affirmer :
— Il n’y a que comme ça que l’on parvient à amadouer les gens.
Malgré ces préceptes, son père n’avait jamais été aussi seul. Pire, être vue avec les Kohler était une disgrâce, ce qui poussa Violette à ériger une barrière entre elle et les Bitterbourgeois.
Son attention se porta vers une fillette s’accrochant à sa mère avec une force presque fiévreuse. La scène éveilla en elle des souvenirs d'une époque qu’elle aurait préféré oublier.
— Est-ce que ça va ? lui demanda doucement Knut.
Violette détourna le regard, les joues rougies par l’émotion. Elle se sentait idiote de laisser transparaître sa vulnérabilité.
— Oui, ça va, répondit-elle faiblement.
— Tu crois que tu pourrais rentrer seule cette fois ? Je dois passer au journal, Magnus a oublié ses clés.
— À cette heure ?
Knut jeta un coup d’œil à son montre.
— Il n’est même pas vingt-deux heures.
— C’est un jour férié, objecta-t-elle.
Il sourit, dévoilant ses dents alignées et éclatantes et murmura :
— Tu ne connais pas Doug.
Violette tenta de protester, mais l’adolescent saisit son vélo et fila comme s’il cherchait à effacer cette soirée de son esprit. Elle quitta le parking, déçue. Alors qu’elle s’éloignait, elle entendit derrière elle une voix lui lancer avec ironie :
— Kohler ! Ça te dit de venir visiter la salle de projection avec moi ?
Elle s’éloigna sans répliquer. Des réflexions comme celles-ci, elles y avaient droit constamment. Pourtant, même en s’efforçant de les ignorer, elle savait que leurs plaisanteries grossières ne s’arrêteraient pas là. Les garçons étaient perfides, plus cruels que des loups affamés. La jalousie et l'envie rampaient en eux telles des vipères, prêtes à mordre au moindre faux pas. Or, aussi étrangement que cela puisse être, les filles, entre elles, s’avéraient bien plus sournoises. Un jour, deux de ses camarades de classe lui avaient proposé de se rendre à la mer, puis elles l'avaient laissée seule sur la plage jusqu’à la tombée de la nuit. Des évènements comme celui-ci elle aurait pu en énumérer des centaines. Elle préférait, cependant, les chasser de son esprit, se concentrant sur des pensées plus constructives.
Le jeune homme trottina pour la rattraper, puis, sans prévenir, souleva brusquement sa jupe. Il la devança, affichant un sourire satisfait. Elle reconnut les traits familiers des Koch. Était-ce Ben ou Raph ? Les jumeaux se ressemblaient tellement qu’elle ne parvenait jamais à les différencier. Il se posta devant elle et se mit à marcher à reculons, s’efforçant de ne jamais quitter son champ de vision. Son insistance la mettait mal à l’aise, mais elle se garda bien de le montrer. Des garçons comme lui, il y en avait des centaines et si elle avait bien retenu une chose, c’est qu’ils ne méritaient pas qu’on leur accorde une once d’importance. Tout comme les autres fils de bonne famille de la région, ils jouaient les prétentieux, les fanfarons parce qu’il savait qu’ils étaient inatteignable. Toutes les figures politiques ou d’autorité de cette ville leur mangeaient dans la main. Pour quoi ? Une place au club de golf, un aller-retour pour la capitale tous frais inclus ? Quelle désolation ! Violette préférait encore s’en retourner à son triste sort. Au moins, elle n’était dépendante de personne.
Elle tourna à droite, espérant qu’il finirait par se lasser tôt ou tard. Le parking à vélos n’était plus qu’à quelques mètres, pourtant il continuait à la suivre obstinément. Violette accéléra le pas, tentant de dissimuler la peur qui lui nouait le ventre. Elle essayait de l'ignorer, de se convaincre que tout cela finirait par passer, que ces garçons finiraient par se lasser. Mais au fond d'elle, une petite voix persistante lui murmurait qu'ils n'abandonneraient jamais. Leur cruauté, leur besoin de la rabaisser étaient comme une force inépuisable, un venin qui se distillait en elle chaque fois qu'elle croisait leur regard. Elle se demandait combien de temps encore elle pourrait tenir avant que son calme ne se fissure complètement.
Elle traversa une peupleraie de chênes centenaires, à l’affût. Petite, les garçons de sa classe aimaient se dissimuler derrière leurs troncs imposants avant de lui jeter des pierres. Elle se souvint d’une fois, où alors qu’elle était tout juste âgée de six ans, un caillou aussi tranchant qu’une lame avait heurté sa tempe, laissant une cicatrice indélébile sur sa peau. La douleur avait été vive, si intense qu'elle en avait pleuré pendant des heures.
Le pas lourd du jeune homme s’atténua, soudain remplacé par le chant strident des cigales. Elle distingua sa bicyclette étendue contre le mur en taule de l’abri à vélos. Le cadenas avait été forcé, ses roues crevées. Elle sentit la rage monter en elle, prête à jaillir comme de la lave. Ça suffit ! se dit-elle. Elle en avait plus qu’assez de tout ce cirque. Elle se mordit la langue pour ne pas crier. Elle se retourna, s’attendant à voir l’un des fils Koch mais il n’en fut rien. L’air était encore lourd. Elle saisit son vélo, sa peinture rose était auréolée de tags, furieuse contre Knut mais surtout contre elle-même. Il fallait qu’elle les fasse disparaître de son esprit, tous autant qu’ils étaient. Leurs visages, leurs voix, leurs moqueries incessantes. Elle était si fatiguée, qu’elle en avait mal au crâne. Par chance, le champ des Kauffman ne se trouvait plus qu’à quelques mètres et sous peu, la végétation herbacée des marécages se dessinerait sous ses yeux. Son père serait fou de rage quand il apprendrait qu’elle avait dépensé leurs maigres économies dans une place de cinéma. Et sa colère s’intensifierait lorsque Earl, son collègue de travail, lui répéterait qu’elle avait passé la soirée avec un garçon. Elle entendait déjà sa voix raisonner à travers leur caravane, déchaînée, l'accusant de trahir la famille et de déshonorer leur nom. Il lui arrivait, parfois, de se demander si, de son vivant, sa mère subissait les mêmes sévices. S’il en avait été ainsi, cela aurait-il changé quelque chose ? Tout se bousculait dans sa tête comme une nuée d’insectes. Plus elle s’interrogeait, plus son esprit s’égarait.
Épuisée et en colère, elle traversa l’allée bordée de violettes sauvages. Les pétales pourpres formaient un tapis coloré, contrastant avec le vert profond des herbes hautes. Au loin, les roseaux ondulaient doucement sous la brise. Elle aussi aurait aimé être libre, se laisser porter par le vent pour qu’il se débarrasse de ses chaînes et de cette bicyclette. Mais au lieu de quoi, elle devrait affronter son père, dont les humeurs étaient aussi changeantes que la marée. Il était si caractériel, si imprévisible que vivre à ses côtés relevait de la survie. Leur mobil-home l’appelait, prêt à la happer dans son étau de tristesse. Le frigo était toujours vide, la vaisselle dans un état déplorable mais le fait qu’elle semblait se complaire dans la pauvreté l’excédait. En réalité, elle détestait cette situation. Elle avait honte et ne désirait qu’une chose : couper tout contact avec sa famille. Ensuite, elle quitterait la ville comme si elle n’y avait jamais vécu. Dans la discrétion la plus totale. Elle n’était pas vraiment bonne à l’école mais bien apprendre à l’école n’était pas un gage de réussite. Seul l’argent comptait réellement pour espérer un jour avoir une place importante dans le monde. Elle n’avait ni l’un ni l’autre et pourtant, elle se disait que rien ne pourrait être pire qu’ici. Les gens et leur froideur, les hypocrisies déguisées en courtoisies l’ulcéraient.
— Regardez-moi ça ! Tous les mêmes ! hurla-t-elle à l’attention d’une Golf 1 Cabriolet.
Celle-ci faillit la heurter avant de la dépasser, klaxon hurlant. Le vacarme de l'avertisseur laissa ses oreilles bourdonnantes, mais cela glissa sur elle, comme si elle était vidée de tout ressentiment. Elle regarda l’horizon, le véhicule disparaissait au loin dans un nuage de poussière. La nuit recouvrait le paysage d’une noirceur dense, où seules quelques lumières lointaines brillaient faiblement. Les sons de la campagne emplissaient l'air : le chant lointain d'un oiseau nocturne, le bruissement des feuilles sous l'effet du vent, le murmure presque imperceptible des insectes qui s’éveillaient. Mais ce calme extérieur n’atteignait pas son cœur ; il ne faisait que souligner le vide qu’elle ressentait, comme si le monde autour d'elle continuait à tourner sans se soucier de son existence. Elle continua de pousser son vélo, le front ruisselant de sueur. Même la brise n’arrivait pas à rafraîchir son corps fatigué. Les fenêtres faiblement éclairées des pavillons résidentiels délabrés apparaissaient à travers les arbres à mesure qu’elle s’approchait du terrain vague. Le vieux Bill Sutter devait encore être éveillé. Plus d’une fois elle l’avait surpris à observer les étoiles, son chien à ses côtés. Il fumait, se cachant de son épouse. Cela avait don de la faire sourire. Et pour cause, c’était un des rares hommes à lui témoigner un peu d’affection. Il la saluait cordialement, lui présentait son chien. En revanche, quand il croisait son père, le vieillard redevenait soudain muet, allant même jusqu’à les ignorer tous les deux. « Bonjour Monsieur Sutter, comment allez-vous ? » lui demandait-elle. Il levait la tête, un rictus déformant son visage puis dès lors qu’il remarquait la présence de Norman, il faisait semblant de ne pas les voir. Cela lui donnait des hauts le cœur à chaque fois que cela se produisait. Mais quand elle se retrouvait seule, elle avait à faire à un tout autre individu. Un être curieux, vif et relativement intelligent. Ils leur arrivaient parfois de converser plusieurs heures durant sans se préoccuper du monde qui les entourait. Dans ces moments, Violette se sentait flotter au-dessus d’une mer calme, comme si les mots tissaient autour d’elle un cocon protecteur, la tenant à l’écart des turbulences de la vie. Et puis, Martha, son épouse, lui ordonnait de rentrer et alors le quotidien reprenait son cours. Elle regagnait le terrain vague, s’enfermait dans sa chambre, attendant que la nuit tombe, enveloppée dans une solitude qui, une fois de plus, la ramenait à la réalité cruelle de son existence.
Elle leva les yeux et discerna une chouette perchée sur une branche basse d'un arbre, ses grands yeux ronds brillant dans la pénombre. De rares lucioles flottaient au-dessus des fossés, illuminant brièvement les contours des buissons sauvages et des ronces qui s’accrochaient à la moindre parcelle de terre. La route, à peine visible sous l'épaisse couverture de végétation, devenait plus incertaine à chaque pas. Les ombres s’allongeaient, se tordaient, devenaient flous, presque menaçantes, à mesure qu’elle se rapprochait du terrain vague. La végétation se faisait plus anarchique, les champs de maïs laissèrent place à des fourrés épineux et des fougères entremêlées. Elle butta contre quelques racines, les roues de son vélo s’embourbant dans la terre sèche. La caravane, entourée d'herbes folles et de débris épars, se fondait dans le paysage. Elle n’avait rien d’accueillant, avec ses parois cabossées et ses fenêtres ternies par la crasse, mais c’était tout ce qu’elle avait.
Elle posa son vélo près de l’entrée et poussa la porte à contrecœur. Norman, son père, était affalé sur le canapé, une bouteille à la main, les yeux mi-clos, à peine conscient de son retour. Elle saisit cette occasion pour se glisser dans sa chambre. Elle traversa le salon sur la pointe des pieds, ayant appris à lire les signes avant-coureurs : une respiration plus lourde, un grincement de canapé, le tintement d'une bouteille vide. Ces bruits suffisaient à faire resurgir en elle la terreur enfouie et susciter sa vigilance.
Elle se laissa tomber sur son lit usé, sentant les ressorts fatigués grincer sous son poids. Ses yeux se posèrent sur le poster de David Bowie. Collé au plafond par des morceaux de patafix jaunis, il tentait de camoufler les murs ternes marqués par l’humidité. Elle tourna la tête et jeta un coup d’œil à son radio réveil. Les chiffres lumineux, rougeâtres, perçaient la pénombre, projetant une lueur vacillante sur le plafond. Elle détestait cette chambre et ce qui l’entourait. Tout lui rappelait à quoi point, ils étaient pauvres, qu’elle avait beau fuir son quotidien avec Knut jamais elle ne pourrait se débarrasser de l’image qu’elle renvoyait aux yeux de tous. Pour cela, il aurait fallut qu’elle s’en aille, qu’elle disparaisse pour toujours sans laisser de trace.
L'épuisement la tiraillait mais le fil de ses pensées l’empêchait de fermer l’œil. Elle redoutait que son père entre dans sa chambre, qu'il déverse sur elle sa rage et ses regrets, comme il l'avait si souvent fait par le passé. Lunatique, le regard souvent fiévreux, très rarement doux, il oscillait entre accès de colère imprévisibles et reproches qu'il ne prenait même plus la peine de formuler. Violette se souvenait encore du jour où elle avait involontairement laissé tomber un bol de lait sur le sol. Norman était assis à la table, silencieux jusqu'à ce que le bruit de la céramique brisée résonne dans la cuisine. Sans un mot, il s'était levé, son visage se figeant dans une expression de colère froide. Il n'avait pas crié. À la place, il avait saisi Violette par le bras, si fort qu'elle avait cru qu’il était cassé avant de la secouer. « Regarde ce que tu as fais ! » avait-il murmuré avant de la contraindre à ramasser les morceaux coupants à mains nues. Depuis ce jour, elle évitait de commettre le moindre faux pas, consciente que même la plus petite erreur déclencherait sa fureur. Violette avait ainsi silencieusement appris à s’accommoder des canettes d’alcool vides jonchant le sol, autant que Magnus, le frère aîné de Knut, était incapable de se détacher de sa machine à écrire. Il en était ainsi, il en avait toujours été ainsi et cela perdurait pour le restant de ses jours. Malgré la chaleur étouffante, elle sentit des frissons lui parcourir l’échine. La fatigue ne tarda pas à la plonger dans un demi sommeil.
Elle fut réveillée quelques heures plus tard par des voix provenant de l’extérieur. D'abord indistinctes, elles se faufilaient à travers les murs minces de la caravane, étouffées et floues, mais assez fortes pour briser le silence oppressant de la nuit. Elle pensa d’abord qu’un groupe de fêtards traînait dans le coin, à proximité de l’aire de jeux. Mais bientôt, les voix devinrent plus claires, plus urgentes, et Violette sentit une vague de panique envahir son esprit. Il lui semblait qu’un conflit immergeait. Elle se leva, le cœur battant, et s'approcha prudemment de la fenêtre, écartant les rideaux avec précaution. Dehors, les herbes hautes ondulaient sous la brise. Les étoiles scintillaient faiblement, à peine visibles à travers les nuages menaçants qui s’amoncelaient dans le ciel.
Elle plissa les yeux pour mieux voir. Alors qu’elle pensait rêver, elle distingua des mouvements dans l'ombre. Trois, peut-être quatre jeunes gens, dont les visages étaient dissimulés par la pénombre. Elle tendit l’oreille, s’accroupissant légèrement pour ne pas être vue. Mais tout ce qu’elle perçut furent des murmures à peine audibles. Une phrase, cependant, la glaça, renvoyant inéluctablement à son père : "Ce vieux salaud va enfin payer."
Les jours qui suivirent, plus personne n’eut de nouvelles de Violette.
Annotations
Versions