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25 avril 2022. C’est l’heure où même la banlieue dort. Le gros SUV noir roule à bonne vitesse sur le super périphérique et sort à l’échangeur Pleyel, en Seine Saint Denis. A trois heures et demie du matin, on aperçoit les prémices de l’aube et le véhicule traverse les quartiers silencieux comme dans la ouate. Cinq hommes plus le chauffeur, équipés comme des soldats d’élite : tenue de camouflage, gilet pare-balles, cagoule, fusils d’assaut avec silencieux. Ils ne disent pas un mot, ils savent exactement où ils vont. Ils arrivent aux confins du quartier, là où c’est presque la campagne, des ilots de pavillons, des neufs et des moins neufs. La rue la plus éloignée dessert une zone triste de terrains vagues où s’égarent quelques maisons. Ils retrouvent leur adresse, c’est la baraque la plus délabrée, devant laquelle s’entasse un invraisemblable bric à brac de vieilles voitures, carcasses d’électro ménager et de vélos défoncés, vieux jouets, sacs poubelles. Le chauffeur bascule le moteur hybride sur le mode électrique, s’engage silencieusement sur le terrain et se gare après un demi-tour en position départ. Il n’y a pas de chiens, ils s’en sont assurés pendant le repérage.
La serrure ne résiste pas quand l’un des hommes la force sans bruit. Ils avancent, silencieux, dans la maison ; la première chambre au rez de chaussée, un homme d’un certain âge, seul dans le lit, il ronfle, bouche ouverte. L’homme tire à bout touchant, dans la tête, et referme la porte. Il fait le tour de ce niveau pendant que les autres montent à l’étage avec précaution. Chacun d’eux s’arrêtent devant une porte, ils sont synchrones et entrent à pas de loup. Ils abattent pareil, d’une balle dans la tête, chacun des hommes qui dorment profondément et ressortent tout aussi furtivement en refermant les portes. Deux d’entre eux se dirigent vers l’escalier du grenier et grimpent lentement les mauvaises marches. Deux grands lits et un pauvre mobilier occupent l’espace, deux jeunes femmes dorment chacune dans un lit avec leurs enfants. Dans le premier lit, un enfant d’environ cinq à six ans et un autre, plus jeune, peut-être deux à trois ans, des fillettes ; dans le second lit, un jeune enfant de peut-être deux à trois ans lui aussi, une fillette également, et un bébé. Les deux hommes se regardent et synchronisent leurs tirs, une balle dans la tête des deux femmes, puis dans le cœur pour les enfants. L’homme hésite devant le bébé mais l’autre lui fait signe, alors il tire, dans le cœur.
Ils redescendent sans un mot, font signes aux autres que tout est ok ; une fois regroupés au rez de chaussée, l’un d’eux sort une petite boite en carton de son sac à dos et la pose sur la table. Ils sortent aussi furtifs que des ombres, tirent la porte derrière eux, montent en vitesse dans le SUV et repartent à bonne vitesse à travers la banlieue. Il est quatre et demi du matin quand ils reprennent l’échangeur, direction Paris.
Elle respire profondément, son ami lui pose une main sur l’épaule, réconfortante ; elle pose sa main sur la sienne, réconfortante aussi. Ils entrent ensemble et elle remarque que ce n’est plus l’agent Lopez qui occupe le poste à l’accueil. Normal, en deux ans il a dû prendre du galon ou bien changer d’affectation, fuir la sinistrose parisienne pour la province ; peut-être..
Lisa et Farouk présentent leurs cartes au planton : Commandant Péron et commandant Mitch. Il les salue, ils rendent rapidement la pareille et grimpent déjà les étages. Six étages pour se rappeler mais ni l’un ni l’autre ne veut se souvenir, ils ont mis deux années entre eux et la perte et la douleur de la perte.
Deux années de disponibilité pour Lisa et une démission de la police marocaine pour Farouk qui met ce temps à profit pour obtenir la nationalité française et faire valider ses services en France. Ils savaient tous les deux qu’ils reviendraient pour reprendre leur place au sein de la grande maison Police.
Ils se sont installés tous les trois, Lisa, Farouk et le petit Gabriel, le fils de Louis et Lisa, dans l’appartement de Louis, au sixième étage, avec Candice au cinquième et ses parents au quatrième qui s’occupent du petit garçon en l’absence de Lisa.
Quand elle pousse la porte du bureau, de leur bureau, elle embrasse d’un seul regard la mine réjouie de Thomas Blain, le sourire réservé et plein d’empathie de Bernard Balitran et le regard amical et paternel du Commissaire, sorti de son bureau pour les accueillir.
- Bonjour chef! S’exclame Thomas qui se précipite dans une accolade bon enfant, bonjour commandant Farouk, nouvelle accolade.
- Bonjour et bienvenue chez vous à tous les deux, s’avance Balitran dans une poignée de mains vigoureuse
- Bonjour Lisa, bonjour commandant Farouk, heureux de vous retrouver ! Vous commencez fort, on a reçu un appel voilà trente minutes, un massacre dans le 93. Blain a toutes les coordonnées et on a déjà envoyé la scientifique et le légiste est en route aussi. Ce n’est pas joli, d’après les premiers agents sur place.
- Ce n’est jamais joli ! Qui a signalé ? Demande Lisa
- Un collègue d’une des victimes, répond Balitran. Il vient le chercher chaque matin pour aller au boulot et ils boivent un café avant de partir. Il a frappé, comme d’habitude, trouvé la porte tirée mais non verrouillée et à priori personne. Il a appelé à la cantonade dans la maison et devant le silence, il est allé toquer à la porte du vieux au rez de chaussée. Silence ! Alors il est entré et il a vu le cadavre dans une mare de sang. Il a appelé le 17 et les collègues de Saint Denis sont arrivés et ont découvert le reste.
- Et le reste, c’est ?! Toujours son ton sec, ça les fait tous sourire.
- Toute une famille exécutée, répond Blain qui a du mal à déglutir ; quatre hommes, deux jeunes femmes et quatre enfants, plus le vieux.
- Exécutée ?
- Oui, d’après les premiers agents sur place, c’est une liquidation.
- Bon ! On se rend sur place ; Thomas, vous restez derrière votre PC et vous collectez le maximum d’infos sur cette famille. Faites vous aider par le commissariat du quartier et par l’école si les enfants fréquentaient un établissement du secteur. Balitran ! Farouk ! On y va tout de suite !
- Messieurs ! Clame le commissaire, votre chef de groupe est de retour ! Bon courage à tous et tenez moi au courant des premiers constats.
Lisa le regarde rejoindre son bureau. Il est un peu plus vouté et plus pâle aussi. Elle sait qu’il a prolongé son service pour gérer son retour et celui de Farouk. Il aurait déjà dû être peinard à la pêche dans sa Dordogne natale avec sa douce moitié pour prendre soin de lui. Au lieu de ça, il a rempilé pour encore dix huit mois. Par amitié pour elle. Elle culpabilise un peu mais elle lui en est infiniment reconnaissante.
Sur place c’est une noria de véhicules de police, d’ambulances plus le véhicule du labo et le fourgon de l’IML. Les collègues du secteur sont venus prêter main forte pour sécuriser le périmètre. Il n’y a pas trop de curieux, cette zone est assez éloignée du petit espace pavillonnaire à la sortie de la grande banlieue. La baraque et son environnement puent la misère, la crasse et le laissez aller. Elle se demande ce qui a pu motiver un tel carnage.
- Balitran ! Pouvez-vous envoyer des collègues du secteur faire un peu de porte à porte ; voir si quelqu’un a vu ou entendu quelque chose ? Voyez aussi avec eux si on peut récupérer les enregistrements sur les caméras du quartier et appelez le QG de la surveillance routière pour qu’on puisse visionner les vidéos des périphériques. Contactez aussi la brigade cynophile voir si les chiens peuvent remonter une piste. Après vous nous retrouvez à l’intérieur. Merci beaucoup.
Ils entrent. L’intérieur est aussi délabré et déprimant que les extérieurs. Un mobilier hétéroclite en mauvais état, la table encore encombrée des restes du repas, des outils qui trainent au milieu de la table et même une boite avec un jouet cassé. Quelqu’un voulait le réparer ? Farouk s’avance dans la pièce, prend des photos mais il ne va pas plus loin, ils attendront que la scientifique ait terminé son travail. Le doc redescend des étages, il est un peu plus pâle que d’habitude.
- Qu’est-ce qu’on a doc ?
- Vous verrez par vous-mêmes quand le labo aura fini avant qu’on enlève les corps mais c’est terrifiant. Il semble qu’ils aient tous été exécutés dans leur sommeil. D’une seule balle. Les adultes, une balle dans la tête à bout touchant, les enfants, une balle dans le cœur, également à bout touchant. Aucune trace ou position défensive, ils n’ont rien vu venir. Une liquidation pure et dure, professionnelle. Ca date à peine de quelques heures. Je vous en dirai plus à l’autopsie et après les prélèvements.
Alain, le responsable du labo les rejoint dans la grande pièce, plutôt dépité.
- Rien, on n’a rien, pas de traces, d’indices matériels, pas de douilles, rien de rien. Ceux qui ont perpétré ce massacre sont comme des fantômes.
- Et à l’extérieur ? Demande Farouk, des traces de pneus, de pas ?
- Pour les traces de pas, absolument rien, de vrais pros avec des chaussures ressemelées d’une couche élastomère totalement lisse. A peine une trace très légère de pneu mais dans ce sol à grosse castine, cela apparaît en pointillé sur le sable de liaison. On a fait des photos et on va essayer d’extrapoler pour avoir un dessin complet. Ne vous faîtes pas trop d’illusions !
- Ok ! Rebondit Lisa, donc si on a affaire à des fantômes, on va mettre le paquet sur les victimes. Merci Alain ! Dès que vous aurez levé le camp, on fera un tour complet de la scène.
- On est en train de plier, on va vous laisser le champ libre.
Balitran les rejoint, une équipe cynophile devrait être là d’ici une heure.
Les techniciens quittent les lieux et l’équipe du légiste attend que les trois flics fassent le tour de la scène avant d’emporter les corps. Ils sont tous gantés et bottés et commencent par la chambre du rez de chaussée. L’homme dans le lit doit avoir dans les soixante dix ans, il a l’air robuste. Si ce n’est l’énorme trou dans son crâne, on dirait qu’il dort. Il n’a pas vu la mort venir. Déjà ça. La chambre est aussi terne et triste que la pièce de séjour-cuisine, aucun objet personnel, ni photos de famille, juste les vêtements posés à la diable sur une chaise. Le vieux dort avec un vieux bas de pyjama et un maillot de corps douteux, à même le matelas avec juste une épaisse couverture, pas de draps. Ca pue la misère. Farouk ouvre les tiroirs de la commode, soulève les quelques vêtements. Il n’y a rien de plus. Il ouvre l’armoire, quelques draps, un costume sur un cintre, ça sent le moisi, cela doit faire un bail que l’on n’a pas ouvert ce meuble. Il glisse ses mains sous la pile de draps, il en revient avec un cadre photo ancien, un couple d’une vingtaine d’année à peine, en costume de mariage. Il met sa trouvaille dans un sac à scellé. Rien de plus dans cette pièce, ils se dirigent vers l’étage, les deux assistants du doc’ mettent le vieux dans un sac de morgue et l’attachent à un brancard.
Dans les quatre chambres du premier, le même scénario qu’en bas. Quatre exécutions en plein sommeil, un gros trou dans le crâne, ils n’ont rien vu venir. Les hommes couchés là, dans ces quatre chambres quasiment identiques dans leur dénuement et leur propreté douteuse, sont relativement âgés, de trente à cinquante ans, robustes. Pas d’objet personnel, ni de photos, rien qui permette de cerner les occupants. Le plus âgé dormait nu, les autres vêtus d’un simple bas de jogging largement défraîchi.
Les trois flics se regardent, dubitatifs ; il n’y a aucun signe, à priori, qui puisse expliquer cette liquidation. Il va falloir creuser profond sur cette famille. Ils grimpent vers le grenier. Les gars de l’IML viennent ensacher les quatre corps, les ficeler sur leurs brancards et les descendre vers le fourgon.
Dans le grenier, c’est le choc ; ce n’est plus du dénuement, c’est carrément sordide. Les corps des deux jeunes femmes et des enfants reposent chacune sur un matelas à même le sol, il y a des draps mais ils sont d’une saleté repoussante, avec de multiples tâches. Lisa frémit.
- Dès que les gars du doc’ ont emporté les corps, vous me mettez tous les draps, oreillers, couvertures dans des sacs pour le labo. Pensez à leur dire d’analyser tous les vêtements des victimes. Nous, on va ramasser aussi ceux qui traînent sur les chaises et les ensacher.
- Commandant, vous pensez à ce à quoi je pense ? Demande Balitran avec un frisson de dégoût.
- Je ne sais pas, capitaine, il y a dans ce grenier quelque chose qui fait froid dans le dos ; qu’en penses-tu, Farouk ?
- Oui, dit-il, ça sent une vie de souffrance et de malheur. Et leur fin n’est pas mieux, conclut-il tristement.
Blain appelle pour donner un cliché de la famille selon les informations du service état civil de la mairie : Le père, quatre fils -victimes-, une fille née en 1983 et disparue, la mère disparue aussi. En revanche, aucune trace d’état civil pour les jeunes femmes et encore moins pour les quatre enfants exécutés aussi.
- OK, Thomas, vérifiez la chronologie de ces deux « disparitions » et s’il y a eu enquête lors des disparitions de la mère et de la fille. Si oui, tachez de récupérer tout ce que vous pourrez dans les archives malgré l’ancienneté.
- D’accord commandant ; ceci dit j’ai eu une courte conversation avec l’employée de mairie et cette famille n’est pas vraiment en odeur de sainteté parmi les institutions. Elle m’a confié que les ragots donnaient la fille comme fugueuse et la mère comme ayant abandonné le foyer conjugal.
- Bien ! creusez aussi du côté des services sociaux de la protection de l’enfance et ceux des établissements scolaires de l’époque où aurait pu être scolarisée cette fille ainsi que les frères, qu’on en sache un peu plus sur eux également. Merci aussi de convoquer pour audition pour cet après midi le collègue de travail qui a trouvé le corps du vieux et qui a alerté le commissariat du quartier. On va rentrer faire le point en attendant que les collègues avec leurs chiens fassent leur travail ; on aura peut-être aussi un début d’élément du côté des labos. A tout de suite !
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