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Deux heures à poireauter en attendant l’heure de l’audition de leur seul témoin, et encore témoin indirect. Mais elle s’attend au pire, ils s’attendent tous à entendre l’indicible. C’est comme un filet de fiel qui s’infiltre lentement dans leurs têtes, une coulée de dégoût acide dans leur propre respiration qui les préparent à entendre et supporter la folie des hommes.
Elle se secoue :
- Bon! En attendant, téléphonons aux commissariats des arrondissements et ceux de banlieue pour leur décrire le modus opérandi et voir ce qu’on peut récolter. Farouk prend le nord, Blain, vous prenez le sud, Balitran l’ouest et je prends l’est. Cela nous fera peut-être gagner du temps sur la procédure de recherche centralisée. J’y pense, demain, il faudra aussi contacter la gendarmerie, ils peuvent avoir aussi des affaires plus ou moins récentes ou en cours qui se recoupent avec les nôtres. Blain, je compte sur vous ; Farouk vous donnera un coup de main, comme ça, vous gardez en un seul dossier tout ce qui peut venir du central, police ou gendarmerie. Merci beaucoup.
- Bien chef !
- Allez ! A nos téléphones !
Les coups de fils s’enchaînent, les collègues écoutent, prennent note mais rien ne ressort encore. Les minutes s’enchaînent dans le brouhaha des appels.
- Commandant ! L’interpelle Balitran, j’ai le commissariat de Versailles, ils ont un cas possible. Un homme retrouvé dans la forêt de Marly, les yeux bandés, nu et menotté et abattu d’une balle de gros calibre en pleine tête. Une exécution de pro, selon les collègues. Ils l’ont trouvé, la semaine dernière et pour l’instant, non identifié. Ils vont nous envoyer la photo.
Il remercie les collègues et raccroche pour porter ce dernier élément au tableau, la photo rejoindra le tout. C’est peu mais ils avancent. Ça n’est peut-être qu’un règlement de compte entre truand mais on ne sait jamais. Les collègues envoient la photo avec d’autres précisions : Pas de douilles, pas de traces de pneus ou de semelles ; il semble qu’on ait affaire aux mêmes méticuleux. Le corps semble avoir atterri là tout seul.
Plus que trente minutes avant l’audition ; Lisa décide d’aller voir le divisionnaire pour le poste manquant, elle poursuivra les appels dans les commissariats demain matin avant son entretien chez le proc’. Elle descend au premier et toque, malgré l’absence de rendez-vous, elle mise sur sa chance et ouvre la lourde porte en verre, occultée de l’intérieur par un store vénitien. Papi panda est assis tranquillement devant son thé et lui sourit.
- Je savais que vous viendriez avant la fin de la journée, que puis-je faire pour vous, commandant ?
- C’est pour le poste manquant, patron ! Il me faut vraiment quelqu’un pour remplacer Mia –et elle déglutit-! J’ai besoin de quelqu’un de calé en informatique.
- Jai déjà fait et renouveler la demande, c’est en bonne voie mais inutile de vous dire que c’est déjà une chance qu’à la DRH ils m’écoutent mais je n’ai pas de date à vous donner malheureusement.
- OK patron ! Merci déjà de tout ce que vous faites et merci aussi d’être resté un an de plus pour me soutenir. Je vous en suis éternellement reconnaissante.
- Vous me l’avez déjà dit, Lisa et je veux que vous me promettiez d’aller bien et, si ce n’est pas le cas, de ne pas laisser la situation pourrir et vous affecter. Autrement dit, si ça ne va pas bien, partez, laissez la police et allez de l’avant. Et emmenez Farouk avec vous ; il s’écroulera sans vous.
- D’accord monsieur ! Merci encore ! J’y vais, on a l’audition du témoin qui a découvert la scène dans cinq minutes, il est peut-être déjà dans nos locaux.
- Très bien ! Comment le sentez-vous ?
- A vrai dire, je ne le sens pas du tout, il est fuyant… Mais c’est peut-être juste la peur de la police.
- Bien, on se verra au prochain débriefe, bon courage !
Elle avale les étages, il est déjà 17h35. Leur bonhomme est dans la salle d’audition devant un café avec Thomas et Farouk. Les deux officiers finissent de régler le matériel audio-visuel en silence. Elle est à côté de Balitran dans le couloir technique, derrière le miroir sans tain et ils l’observent ; il est nerveux, rien d’inhabituel, sa situation est inconfortable, être auditionné par les flics est toujours stressant.
- OK ! C’est parti ! Balitran, à vous le rôle d’observateur, ne le lâchez pas des yeux.
Elle finit son verre d’eau d’une traite et entre dans la petite salle. A quatre, elle devient immédiatement étouffante ; leur client remue sur sa chaise, mal à l’aise.
- Bonjour ! Je suis le commandant Peron ; vous connaissez mes collègues le commandant Mitch et le lieutenant Blain ?! Vous êtes bien monsieur Antoine Chabrier, employé aux services techniques de la commune de Tremblay dans le 93 ?
Il opine du chef en murmurant un « oui » dans un souffle inquiet.
- Je dois vous informer que vous êtes auditionné en qualité de témoin dans le cadre d’une enquête pour assassinat de 7 adultes et 4 enfants et que, dans ce contexte, cette audition est filmée et enregistrée. Avez-vous bien compris ?
- Oui !
- Bien ! Je vous remercie d’être là ! Veuillez décliner votre identité à haute et intelligible voix.
Il s’exécute.
- Racontez nous avec précision les évènements de ce matin du 25 avril 2022.
- Je l’ai déjà dit à vos collègues, marmonne-t-il.
- Hé bien ! Recommencez ! Renvoie-t-elle de sa voix posée et d’un ton sec. Ça lui tape sur les nerfs et l’exaspère cette manie des gens de ne pas vouloir répéter des propos qu’ils ont déjà formulés.
Il déglutit et s’enfonce un peu dans sa chaise.
- Voilà, comme tous les matins travaillés de la semaine, je viens chercher mon collègue, Michel Biger, chez lui pour aller au boulot, aux dépôts techniques de la ville. Je m’arrête quelques minutes et on prend un café ensemble dans la cuisine avant de partir.
- Vous n’êtes que tous les deux à ce moment là ?
- Oui, que tous les deux ; Michel c’est le seul à avoir un travail régulier.
- Où sont les autres à cette heure là ? Insiste-t-elle.
- Soit ils dorment, soit ils sont partis tôt avec le vieux pour faire une gâche au black.
- Quel genre de gâche ?
- Ça dépend ! Le vieux est un peu ferrailleur, un peu brocanteur ou maçon, ça complète sa retraite. Il était à la voierie de la ville lui aussi avant.
- Très bien ! Continuez ! Donc vous arrivez comme d’habitude.
Il poursuit et déroule sa petite routine : Il arrive chez son pote vers 7h, il frappe, l’autre lui ouvre, le café est prêt, ils le prennent assis dans la cuisine en discutant un peu et quittent la maison vers 19h20 ou 25 pour être aux dépôts à 8h15 et pointer.
- Ce matin là, j’ai frappé comme d’habitude mais pas de réponse alors j’ai attendu un peu, deux ou trois minutes. Après j’ai insisté et comme toujours rien, par réflexe, j’ai actionné la poignée et la porte était ouverte ; alors je suis entré.
- C’était déjà arrivé ?
- Non ! Jamais ! Tout était toujours bouclé à double tour, le vieux était un peu cintré et se méfiait de tout le monde.
- Il avait des raisons pour ça ?
- Non, je ne crois pas, j’en sais rien. Il se trémousse deux, trois secondes sur son siège.
- Ensuite ?
Il continue son récit. Il n’y avait personne dans la cuisine alors il a appelé son collègue, pas de réponse. Le café n’était pas fait. Il a appelé le vieux et les autres frangins mais toujours pas de réponse. Il savait que le vieux avait sa chambre au rez de chaussée et les garçons à l’étage alors il a toqué à la chambre du père. Toujours rien.
- Je me suis permis d’entrer dans la chambre pour vérifier s’il y avait quelqu’un et là, je l’ai vu. Il déglutit. Les yeux me sortaient de la tête, j’ai bien vu qu’il devait être mort avec cet énorme trou dans la tête. Je suis sorti en vitesse dans la cour et je vous ai appelé ; enfin j’ai appelé les flics.
- Vous n’êtes pas remonté à l’étage pour voir si les autres y étaient ?
- Non ! Et puis il n’y avait pas un bruit alors ça ne m’est pas venu à l’esprit.
- Vous connaissiez la maison ? Vous êtes déjà monté dans les étages ?
- N…non ! C’était plutôt l’espace des frères ainés.
Son téléphone vibre. C’est un SMS de Balitran : L’équipe cynophile a trouvé quelque chose, un squelette, humain, féminin à première vue. Ils ont appelé le labo et l’IML et continuent de prospecter le bout de terrain à l’arrière de la maison. Elle répond de sécuriser les lieux avec les collègue du commissariat de Tremblay quand tout le monde aura quitté les lieux pour la nuit.
Elle reprend.
- Vous ne vous entendiez pas avec eux ? Il y avait un conflit entre vous ?
- Non, non ! Il commence à remuer plus nerveusement et planque ses mains sous ses cuisses. C’est juste qu’ils étaient plus vieux que nous ; et puis, ils étaient barrés, un peu comme le vieux, alors je me tenais à l’écart.
- Barrés jusqu’à quel point ? Violents ? Ivrognes ? Menaçants ? Inquiétants ? Tordus ?
- Un peu tout ça en même temps.
Elle croise son regard qui se rétrécit, il a peur du cours que prennent leurs échanges. Il se tortille maintenant et ses mains ne sortent plus de leur planque. Il baisse les yeux et attend. Elle est sûre à présent que ce client là va leur délivrer une première clé sur le drame et qu’il pue la culpabilité. Pas celle des crimes, non ; une autre, plus intime, plus viscérale.
- Votre pote, Michel, il vous a déjà invité à passer une soirée ou deux avec lui ?
- Oui, c’est arrivé, pour boire des coups.
- Chez lui ?
- Oui, deux ou trois fois.
- Il y avait ses frères ? Leur père ?
- Oui, c’est arrivé une fois.
- Vous aviez beaucoup bu tous les six ?
- Oui, du vin et puis aussi de la gnole.
- Vous êtes monté dans les étages durant cette soirée ?
- Je ne m’en souviens pas… peut-être… j’avais vraiment beaucoup picolé. Il commence à transpirer et bafouiller.
- Vous êtes monté au premier ou au second étage ?
- Peut-être au premier… mais y a pas de second… juste le grenier. J’avais vraiment pas les idées claires, trop d’alcool.
- Comment vous le savez ?
- Quoi, comment je le sais ? Il pâlit d’une traite et attend le coup.
- Qu’il y a un grenier. Vous nous avez affirmé que vous ne dépassiez jamais la cuisine.
Il laisse le silence l’accabler, même planquées, on sent que ses mains tremblent.
- J’étais complètement torché, je ne voulais pas mais les grands m’ont entraîné là-haut, dans le grenier, mais après, je n’y suis jamais retourné.
- C’était quand ? Vous pouvez nous donner une date ou vous en approcher ?
- Il y a cinq ans, c’était le mois de mai ou juin, je ne m’en souviens plus.
Elle retient sa respiration, l’impression renforcée que cette journée flotte, mais à cet instant c’est comme un brouillard fétide qui vient encombrer l’air déjà restreint de la petite salle. La moins âgée des jeunes femmes devait avoir 13 ans et l’autre à peine 16 ans.
- Qu’y avait-il dans ce grenier ? Soyez précis !
- Il y avait deux jeunes filles et un tout petit bébé, deux matelas avec des couvertures et quelques meubles.
- Poursuivez ! Que s’est-il passé ensuite ?
Il se racle la gorge, sa voix chevrote pour dévider la sale pelote d’infamie coincée dans sa poitrine. L’aîné l’invite à choisir une des deux filles et à la prendre comme il veut. Il rigole et lui dit qu’il se fera celle qui reste. La plus jeune est vraiment jolie et entièrement nue, elles le sont toutes les deux. Il rigole aussi, l’alcool lui monte au cerveau encore plus vite à cause de l’excitation, il allonge la petite sous lui et la besogne pendant que, Roland, l’aîné, fait de même avec la plus grande qui a la main sur son bébé à côté d’elle sur le matelas. Ce geste de la fille le met mal à l’aise, il termine vite fait son affaire, il a honte, se rembraille et redescend très vite.
- Je vous jure que j’avais vraiment honte ; le vieux et les autres riaient, complètement saouls et me disaient de revenir quand je voulais mais qu’alors il faudrait payer.
Il a quelques larmes au bord des yeux – larmes de crocodile, pense Lisa- elle n’en a pas fini avec lui.
- Qu’avez-vous fait ensuite ?
- Je suis rentré chez moi et j’ai tenté d’oublier ça.
- Vous avez repris votre routine avec votre « pote » comme vous dites, sans chercher à savoir ce qui se passait dans cette maison.
- Oui.
- Et ça en est resté là ? Aucun d’eux ne vous a plus jamais parlé des jeunes filles ? Vous avez intérêt à tout nous dire car nous saurons tôt ou tard la vérité sur cette sordide famille. Si on peut appeler cela une famille.
- En fait, une fois, plusieurs mois après, cinq ou six mois je pense, un soir en rentrant du boulot, Michel m’a proposé de rester pour une soirée spéciale. Le vieux et les grands s’amusaient avec les filles, en bas dans la cuisine ou la chambre du vieux et des invités payaient pour regarder, sans rien faire aux filles.
- Et vous avez accepté ?
- Oh, mon Dieu !! Il était écarlate, la peur, la honte, le remords, peut-être aussi un peu d’excitation de réminiscence, tout se mêlait dans la congestion écœurante de sa physionomie. Oui, ce soir là, j’y suis allé, je voulais la revoir même si elle se faisait forcer par le vieux et les frangins. Michel faisait rien, il assurait la sécurité au cas où un des gars pétait les plombs.
- Vous connaissiez les fameux « invités » ?
- Non ! Tous des copains du vieux ou des grands ; à part un mec de la mairie, un ancien collègue du vieux qui est devenu conseiller municipal.
- Ecrivez son nom sur cette feuille! Il s'exécute la main tremblante. Plus rien après ça ?
- Non, je vous le jure. J’avais vraiment honte. Je suis d’ailleurs parti avant la fin de la soirée, j’ai payé mes 50€ et je suis parti même si j’en pinçai vraiment pour la fille. Après je venais juste chercher Michel, on prenait la café en bas et le soir je le raccompagnai sans rentrer. Je n’ai plus jamais vu les filles, tout était tellement silencieux dans la maison ; j’étais même sûr qu’elles étaient parties.
Ils avaient tous un goût amer dans la bouche et l’estomac noué devant ce témoignage effarant d’un pauvre type ordinaire qui , malgré sa honte et ses prétendus remords, n’avait pas cru bon d’alerter la police ou les services sociaux.
- Monsieur Chabrier, vous avez maintenant conscience qu’au vu des éléments de votre audition, je vous mets immédiatement en garde à vue pour les motifs d’abus et agression sexuelle sur une mineure de moins de quinze ans, non dénonciation de crime et non assistance à personne en danger. Vous êtes en droit, à cette minute de contacter un avocat et mes collègues vont vous énoncer la totalité de vos droits. Votre dossier sera transmis au procureur dès ce soir et vous serez présenté au juge dans les 48 heures.
Elle quitte la petite salle devenue noire, épaisse. Farouk et Blain finissent le boulot et vont aller le mettre en cellule. Elle rejoint Balitran dans son couloir, il est 19 heures et il lui tarde de rentrer chez elle. Ils aviseront le proc’ et le juge et rempliront le tableau des constats demain, ils avaient peu mais là, c’est un trop plein. Qu'est ce qui passe bon sang dans la tête des tous ces tarés!
Elle envoie juste l’info de la mise aux arrêts de Chabrier par SMS au patron. Elle l’aurait bien envoyé au proc’ aussi pour gagner du temps mais elle n’a pas son numéro. Elle a un retour du divisionnaire qui lui envoie le numéro du proc’ et lui demande de l’informer dès ce soir. Elle s’exécute.
Sale fin de journée, elle a le cerveau dans du coton. Elle pense au mort de la forêt de Marly.
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