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Lisa se lève tôt, trop tôt; elle a passé une sale nuit à se réveiller sans cesse ou, sans doute, à ne pas dormir vraiment. Malgré la tendresse de son fils et la compagnie de Farouk, la soirée de la vieille a été difficile, un sale goût, amer, coincé dans sa gorge et son cerveau, ses pensées tournées vers ces deux filles, filles de personne, jeunes fantômes et victimes maltraitées, humiliées et puis, finalement, éxécutées en même temps que leurs bourreaux.

Toujours ce sale goût au moment où elle avale son premier café, incapable d'avaler quoique ce soit d'autre. Elle s'attarde un peu sous la douche très chaude, se savonne généreusement avec le gel pour enfant de son fils, elle aime sentir son odeur sur elle, l'impression qu'il ne la quitte pas. Elle s'essuie vigoureusement devant la glace et examine son corps sans complaisance; quelques traces de sa grossesse, des rondeurs aussi sur les hanches, les fesses et un peu de ventre. Elle grimace et se dit pour la nième fois qu'il faudra qu'elle se remette vraiment au sport. Pas le temps! Mieux à faire ou trop à faire! Elle enfile son peignoir et sort rapidement de la salle de bains, consciente du temps et de la présence discrète de Farouk derrière la porte qui attend patiemment son tour. Elle lui marmonne un bonjour en guise d'excuse, il lui sourit et s'enferme à son tour dans la pièce saturée de vapeur.

Elle s'habille et réveille doucement son fils, le fait manger sur ses genoux en le calinant, lui racontant des petites choses, ce qu'il va faire de sa journée. Elle entend Farouk sortir de sa chambre et venir fondre sur le café comme un noyé sur sa bouée. Installés tous les trois à table, leur petit rituel commence: Farouk fait deux tartines chacun et ils déjeunent tout en continuant une tendre et improbable conversation avec Gabriel.

- Je pars la première, je dois passer chez le proc' récupérer la CR et ensuite je pousse jusqu'aux services sociaux de la mairie; tu veux bien t'occuper du loustic et le déposer chez Candice? On se retrouve avant midi au bureau pour faire le point. Continuez à traquer les services pour les recoupements et merci de dire à Blain d'insiter fort auprès de la scientifique et du légiste pour avoir les éléments d'ADN et le rapport d'autopsie le plus vite possible. A plus tard!

- Ok! Allez viens là le p'tit roi, on va se débarbouiller, se faire tout beau et filer chez la gentille tata faire sa vedette!

Elle fit un baiser sonore à l'enfant qui se mit à rire et elle les quitta, le cerveau déjà mobilisé sur l'affaire, surtout mobilisé sur le mystère de ces deux jeunes femmes mortes sans jamais avoir vraiment existées mais dont les souffrances revendiquaient leur présence au monde.

Elle arriva chez le proc’ avec 10 minutes de retard et essoufflée, passa le regard réprobateur de sa secrétaire et toqua à sa porte. Pas d’invitation à entrer ; elle décida d’attendre quelques secondes avant d’entrer de son propre chef. Au moment où elle se décidait, la porte s’ouvrit et Neuville était là avec un grand sourire.

- Commandant ! Entrez ! Et il ferma la porte derrière eux, quel plaisir de vous voir ! Vous êtes un peu en retard !

Il se calma réalisant qu’il en faisait peut-être trop et lui tendit la main. Elle la prit en fixant son regard sur le sien, sourcils à peine froncés, et lui la garda quelques secondes de plus que nécessaire.

- Asseyez-vous, je vous en prie ! Voulez-vous un café ou un thé ?

Ce n’était pas une formule, il était vraiment sincère et ressentait plus que du plaisir à la revoir. L’effet qu’elle avait sur lui était toujours là, intact, et il s’en réjouissait.

- Un café, merci.

Il appuya sur l’interphone : « Isabelle ? Pouvez-vous nous apporter un café et un thé, s’il vous plaît ? »

- La CR est prête, vous la prendrez au bureau de ma secrétaire en partant. Elle lui fit un condensé de l’interrogatoire de Chabrier.

- Félicitations pour avoir débusqué ce malade, je suppose que vous allez tirer le fil.

La secrétaire entra avec leurs boissons « Merci Isabelle »

Un silence, léger, prit sa place entre eux. Lisa se pencha vers le bureau pour récupérer sa tasse de café, il inspira et remarqua deux ou trois fils blancs perdus dans le sombre de ses cheveux. Lisa se mit à boire son café avec application sans lever les yeux. Un mouvement à nouveau vers le bureau pour reposer sa tasse vide. Il respira encore son odeur derrière une mince fragrance de savon d’enfant. Cela le fit sourire et fermer un millième de seconde les yeux puis il les ouvre rapidement pour tomber sur son regard insondable, les sourcils légèrement relevés. »Quel con je fais ! Elle va me prendre pour un ado attardé »

- Bien ! Merci monsieur le procureur, je dois y aller maintenant, j’ai rendez-vous avec quelqu’un des services sociaux du secteur des victimes ; je vous tiens au courant.

Elle se lève.

- A quelle heure ?

Se rassoit.

- Onze heures.

Il aimait et appréciait sa façon d'être, directe et précise sans s’encombrer de mots ou questions inutiles.

- Finalement, il n’est pas encore dix heures, dit-il en se levant et mettant son manteau, transportez-moi sur la scène de crime s’il vous plaît. Et puis, souvenez-vous, je voulais aussi vous parler de votre dernière affaire, avant celle-ci s’entend.

Lisa se leva aussi, son regard le traversa, distant mais vaguement obscurci par ce qu’il décoda comme un mélange de contrariété et d’irritation.

Sortant du bureau, il rafla la CR sur le bureau de sa secrétaire, en informant cette dernière de son absence jusqu’au déjeuner et lui remit le document entre les mains.

- Je vais être très en retard à mon rendez-vous, peut-être même n’y aura-t-il plus personne !

- Je ne crois pas que vous auriez tiré grand-chose de ces personnes, ils n’ont pas fait leur boulot depuis des années, pourquoi auraient-ils aujourd’hui des éléments à vous communiquer. Convoquez les !

Dans la voiture, téléphone sur bluetooth, elle appela Blain.

- Thomas, bonjour! Je suis avec le procureur, en voiture, en route pour la scène de crime, il désirait se rendre sur place. Merci d'appeler la mairie pour annuler le rendez-vous, on va finalement convoquer la responsable; vous vous en chargez, s'il vous plaît?!

Un court silence, à l'écoute de son équipier.

- Merci et convoquer aussi toute affaire cessante, le citoyen modèle conseiller municipal et sordide voyeur à ses heures; il nous le faut cet après-midi sans faute, ok?! Allez le chercher, s'il le faut.

...

Oui, je serai là pour la pause déjeuner, comptez-moi... Voyez avec Farouk... comme d'habitude.. Et ne lâchez pas le légiste et le labo, il faut qu'on avance sur l'identité des victimes, les deux jeunes femmes.

....

OK vous me ferez un topo à mon retour, gardez moi tout ça bien au chaud avec les coordonnées du gendarme chargé de l'enquête... Cahors, c'est loin de notre scène de crime mais on ne sait jamais.

Elle raccroche, la circulation est dense sur le périph' comme d'habitude et ça se traîne. Le silence s'installe dans l'habitacle, elle entend Neuville inspirer profondément en se tournant vers la vitre passager. Lui, respire son odeur, sa raison déconnecte et il rêve du rythme de ses hanches sous son étreinte. Son fantasme devient incandescent. "Merde, il faut que je me reprenne". Il se secoue et se tourne vers elle, la mine sérieuse, professionnelle. Elle tapote ses doigts par petits à coups sur le volant, seul signe d'émotion -l'impatience devant un flux de voitures toujours plus épais- alors que tout son corps et son visage sont un monument d'impassibilité. Ils se rapprochent de l'échangeur.

- Commandant!

- Oui!? Ton sec et neutre.

- Donc, à propos de votre dernière affaire, je me dois d'abord de vous dire, qu'à la lecture du dossier, je vous félicite, vous et votre équipe; vous avez fait un travail excellent...

- Mais!? Du même ton.

- Vous avez mis la main sur un réseau de blanchiment et de fuite de capitaux et découvert cette ignoble confrérie de dépavrés sexuels et de psychopathes cannibales, prédateurs d'enfants.

- Mais!? Un ton plus irrité, quelque chose de sourd dans la voix et les doigts tapotaient plus vite sur le volant.

- Arrêtez avec ça! Je m'en veux de remuer cette affaire, je sais le prix énorme qu'elle vous a coûtée, à vous particulièrement et à votre équipe aussi mais je crois, non je suis sûr, que l'on avait encore à découvrir. Elle m'a rappelé une ancienne affaire de 2003 dans la région lyonnaise, une plongée dans ce dossier c'est comme un saut vers l'enfer. Votre homologue de l'époque et sa coéquipière ont failli y laisser la vie et le modus operandi et le nombre de victimes de ces prédateurs, des enfants surtout, était l'expression du mal absolu. Je vous ai fait porté le dossier, le divisionnaire vous le transmettra. Il faut creuser encore, comprenez-vous? Bachellerie et sa famille étaient de monstrueux acteurs mais je reste convaincu que le ou les vrais monstres sont toujours debout et prêts à remettre ça. Leurs assassinats n'ont peut-être pas forcément de liens avec le fonds de cette affaire, ou en tous cas, pas en totalité. Il faut que nous remettions tout à plat, qu'en pensez-vous?

- Non! Vous ne savez pas! Reprit Lisa d'un ton glacial, le visage comme emmuré dans la colère

- Je vous demande pardon, vraiment. Non, en effet, je ne sais pas mais je peux le penser et comprendre votre chagrin. Veuillez me pardonner, sincèrement.

- Nous sommes arrivés, dit-elle froidement en s'engageant dans le chemin vers la maison.

Tout semblait encore plus triste et sinistre, comme si c'était possible, pensa t-elle. Les rubalises "Police" flottaient dans le léger vent, les volets avaient été fermés pour éviter les curieux et les journalistes à l'affut. Les deux agents en faction du commissariat local avaient mis leur voiture dans l'allée latérale et s'étaient installés à l'intérieur avec leur thermos de café, portières fermées. Elle tapa d'un coup ferme contre la vitre passager arrière, ils ne les avaient même pas entendu arriver. Le flic au volant sursauta et bondit de la voiture, ouvrant la portière à la volée.

- Hé! Doucement, gronda t-elle en brandissant sa carte de police, commandant Lisa Pèron- PJ, chargée de l'enquête, et voici le procureur Neuville; vous n'alliez pas nous braquer quand même?!

- Pardon, commandant, vous nous avez mis une de ces frousses!

-Ca vous apprendra à effectuer vos factions de sécurité correctement. Je ne suis pas contre le fait que vous vous mettiez à l'abri mais la moindre des choses auraient été de laisser vos portières ouvertes pour entendre d'éventuels visiteurs indésirables et pouvoir intervenir rapidement.

Les deux jeunes flics se tenaient maintenant debouts, côte à côte, et n'en menaient pas larges.

- Oui, oui, encore nos excuses commandant.

- Bon, on va entrer, monsieur le procureur et moi, vous surveillez bien les alentours. A propos, pas de visites depuis que vous avez pris votre service ce matin? A le relève, vos collègues n'ont rien signalé de particulier?

- Non, commandant, rien de particulier, ni de bizarre; les collègues ont juste eu la visite du maire et d'un conseiller mais quand ils ont vu les scellés, ils sont repartis après leur avoir adressé quelques mots.

- Merci! Elle prit son téléphone " Farouk, urgent, renseigne toi à la mairie pour savoir quel est le conseiller qui accompagnait le maire lors de sa petite visite sur la scène de crime, tâche d'avoir l'info avant l'audition du conseiller Jabert, c'est celui qui participait à ces horribles soirées. Merci."

Neuville la regardait avec une admiration ouverte.

- Quoi? Lui dit-elle en faisant sauter les scellés et entrant dans la maison.

Il entra à sa suite sans répondre. Ils furent saisis jusqu'à la nausée par la chape de silence et de tristesse des lieux. Il frissonna "Merde! Cette maison donne la chair de poule, elle est vraiment sinistre".

- Venez, dit-elle, je vous fais la visite et vous expose la scène telle qu'on l'a trouvé; vous n'avez pas fini de frissonner.

Ils firent le tour de la baraque et elle lui donna le détail de chaque meutre avec le peu d'éléments matériels dont ils disposaient. Quand il grimpa derrière elle vers le grenier et qu'il découvrit la triste réalité des deux plus jeunes et féminines victimes et des enfants, elle l'entendit déglutir et se racler la gorge.

-Descendons et partons, murmura t-il la voix quelque peu fissurée. Je crois que j'ai vu tout ce qu'il y avait à voir.

Une fois à l'extérieur, elle le vit, un peu surprise, prendre une cigarette mais ne fit aucun commentaire. Elle demanda aux deux collègues de remettre les scellés et de bien veiller au grain. Debout contre la voiture, elle attendit silencieusement qu'il finisse son clope et sourit légèrement quand elle le vit écraser son mégot, puis le ramasser pour le mettre dans l'une des poubelles de la cour.

Elle secoua la tête, amusée. Dans tout ce cloaque, un mégot ne pesait pas lourd côté pollution et saleté.

-Vous ne devriez pas lui lança t-elle à la cantonade en montant en voiture.

- Je ne devrais pas quoi? retourna t-il, reprenant peu à peu son self-contrôl

- Laisser un de vos mégots traîner dans la poubelle d'une scène de crime, on ne sait jamais!

Il allait monter en voiture, il hésita, se ravisa et fonça vers la poubelle pour récupérer son mégot. En se retournant vers le véhicule, il vit qu'elle souriait plus largement en secouant la tête. Il la trouva sublime, son éclat fit revenir un peu de chaleur en lui et il se dépêcha de s'installer dans la cabine. Elle démarra et retrouva sa froideur habituelle. "j'ai été un peu con sur ce coup là, elle m'a eu... La scientifique avait tout ratisser donc mon mégot pouvait bien rester là où il était.." Il sourit à part lui.

L'odeur du tabac froid, désagréable se rappela à lui, avec ce déchet dans sa poche et il songea en remarquant le siège auto que son petit garçon n'avait pas à subir ça. Il avisa une boîte de mouchoirs.

- Je peux? Questionna t-il en tendant la main.

- Oui, bien sûr.

Il prit trois ou quatre feuilles, enterra son mégot au milieu et remit le tout dans sa poche.

- Pardon pour l'odeur! Si cela ne part pas et vous incommode vous et votre fils, je peux payer le nettoyage de votre habitacle, faîtes le nécessaire, envoyez moi la facture, je suis désolé.

Elle regarda en coin, sourcils levés.

-Vous m'avez fait marcher, n'est-ce-pas? Et j'ai couru, dit-il en riant silencieusement.

Elle esquissa un sourire.

Il se jette à l'eau :

-Dinez avec moi!

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