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Ils avaient avalé le maquis à marche forcée, toujours loin sur le plateau, invisibles de la route mais suivant tant bien que mal la ligne de la départementale. Le grand avait crocheté la main de son frère pour imprimer le rythme et aussi pour le rassurer. Il s’était répété comme un mantra « Arriver dans un village, trouver la gendarmerie (il avait vu à la télé qu’il y avait toujours une gendarmerie dans les villages, il espérait que ce soit vrai), raconter son histoire et être à l’abri ».
Ils marchaient depuis des heures, se reposant à peine pour boire quelques gorgées d’eau et manger un morceau de barre chocolatée. Leurs maigres réserves étaient quasiment épuisées et son inquiétude grandissait pour son frère dont il devinait que la résistance était proche de zéro après ces heures harassantes. Il fallait d’urgence trouver un village.
- Pierre ! Tiens le coup, prends encore un peu d’eau et à manger. Il faut tenir une heure et on arrivera dans un village, c’est promis.
Le petit, au bord des larmes, renifla, ravala sa fatigue, reprit la main de son frère et ils reprirent leur marche. Au bout de plus d’une heure, il aperçut des maisons, la journée touchait à sa fin, son frère titubait, accroché à sa main.
- Là !! Pierre, regarde des maisons, on y est arrivé !
Le village paraissait petit, quelques maisons autour d’une placette ; un chemin descendait, de ce qu’il pouvait apercevoir, vers des champs et des bois et un autre s’enfonçait sur le plateau loin derrière le groupe de maisons mais ils ne voyaient rien. Le grand ignorait où pouvait bien se trouver la gendarmerie.
Entrant dans le hameau, longeant les murs des premières maisons, Alban hésitait à les mettre à découvert, fouillant du regard le groupe de maisons pour tenter d'apercevoir l'enseigne de la gendarmerie. Le jour déclinait encore vite en cette fin de mois d'avril et il attendait désespéremment à l'abri du mur, qu'une des fenêtres s'éclaire .
Après une attente qui lui parût interminable, le porche de la maison à laquelle ils étaient adossés s’éclaira au dessus de leur tête et ils espéraient que quelqu’un sorte. Après un long quart d’heure sans voir âme qui vive, le grand se décida et, tirant son frère derrière lui, grimpa la volée de marches en pierre pour aller toquer à la porte. L’attente lui parût de nouveau longue puis une femme s’encadra dans l’ouverture. Elle les regarda avec étonnement, puis jeta un coup d’œil derrière eux et ses yeux se refixèrent sur eux avec une certaine inquiétude. Alban la sentit aussi un peu méfiante mais il était tellement épuisé qu’il ne pût, dans un premier temps, ni sourire ni parler pour la rassurer.
- Georges !! Appela t-elle. Viens tout de suite ! Entrez les enfants, n’ayez crainte, c’est mon mari, nous ne sommes que tous les deux ici.
Alban la regarda avec gratitude et, toujours tirant son frère par la main, ils s’avancèrent dans la maison, la porte donnait directement dans une vaste cuisine. Il faisait chaud et ça sentait bon, Alban se dit qu’ils n’auraient pas pu mieux tomber. La femme, entre deux âges, avait un chaleureux sourire qui allait à son regard, il se sentit un peu rassuré puis l’homme entra.
Il resserra plus fermement la main de son frère et l’amena vers lui. Elle vit leur trouble.
- Voici Georges, mon mari répéta t-elle et je suis Clémence. Venez vous assoir, nous allions dîner, vous devez avoir faim.
Pierre opina de la tête ce qui les fit sourire tous les trois. Elle les installa, leur mit un couvert et leur servit un grand verre d’eau. Les enfants se jetèrent dessus, ils étaient quasiment déshydratés.
- Et après dîner vous nous direz comment vous êtes arrivés jusqu’ici, énonça doucement l’homme.
Ils avaient fini de dîner en silence et l’homme avait allumé la télévision, il regardait le journal télévisé toujours en silence tandis que sa femme s’affairait à tout remettre en ordre. Alban se leva pour l’aider. Pierre s’était endormi à sa place la tête dans ses bras.
- Comment vous vous appelez, mon garçon ? Demanda l’homme en éteignant le téléviseur.
- Alban et mon petit frère, c’est Pierre.
L’homme regarda franchement l’adolescent dans les yeux :
- Il va falloir nous parler, fiston.
Alors, le garçon, soulagé, raconta tout, enfin presque tout. Cet homme qui se disait leur père, leur séquestration, leur isolement dans cette bâtisse au milieu de nulle part. Le peu d’instruction et d’apprentissage reçu, donné à temps perdu par leur père, mais ils savaient tous les deux lire, écrire et compter. Combien il était seul les premières années avant que son père ne revienne avec son frère tout bébé et une télévision, comment il s’en était toujours occupé et comment ils avaient fini par fausser compagnie à leur père geôlier pour espérer trouver une gendarmerie et raconter leur histoire.
Il vit l’homme et la femme froncer les sourcils, un pli d’inquiétude sur le front.
- Nous allons mettre ton frère au chaud dans un lit et nous allons appeler les gendarmes, dit la femme, tu es d’accord avec ça ?
- Oui ! Je vais le porter !
- Je vais le faire, dit-elle, ne t’inquiète pas, reste avec Georges pendant qu’il appelle la gendarmerie
- Non ! Je viens avec vous !
Le couple se regarda ; l’anxiété et la nervosité du garçon étaient palpables, il ne voulait pas quitter son frère des yeux et ne voulait pas rester seul avec l’homme.
La femme lui fit signe de la suivre et installa l’enfant dans une chambre près de la porte du corridor puis ils s’en retournèrent dans la grande cuisine. Une fois tous les trois de nouveau assis autour de la grande table de bois, l’homme prit son téléphone et questionna le garçon du regard. Alban opina de la tête.
- Allo ! Bonsoir, je suis Georges Rabinel et j’habite avec mon épouse Clémence au hameau du Rassel ; c’est vraiment urgent, je voudrai être mis en relation avec la gendarmerie de Catus. Nous venons de recueillir deux enfants, deux jeunes garçons, perdus sur la route et qui ont frappé à notre porte. Leur récit est vraiment inquiétant, il faut que vous veniez très vite!
Puis il ne dit plus rien et semblait écouter attentivement son interlocuteur.
- Bien, on vous attend ! Un conseil, venez en binôme femme/homme… D’accord, à dans un demi-heure !
Il se tourna vers le gamin et le vit endormi sur la table. Il sourit tristement à sa femme qui déposa un gilet sur le dos de l'enfant pour le laisser profiter de ce court temps de repos en attendant la cavalerie.
Le couple se regardait avec angoisse devinant que l'histoire de ces deux enfants était loin d'être aussi simplement terrible que celle décrite par le jeune Alban.
La forte luminosité du gyrophare sur la placette les sortit de leurs pensées anxiogènes. Ils sortirent sur le pas de leur porte pour accueillir le duo de militaires, une femme dans la quarantaine et un homme dans la force l'âge.
- Maréchal des logis chef Louis Gotrand et brigadière Claire Delpech, les présenta-t-il
- Entrez ! Il dort, là sur la table, le plus grand… Laissons le encore un peu, le temps que l’on vous fasse le topo de ce qu’il nous a dit, énonça avec fermeté l’homme.
- D’accord ! Georges, c’est ça ?! Et où est l’autre ?
- Je l’ai mis dans une chambre à dormir, répondit la femme au chef, il est si jeune, il était épuisé, assoiffé et affamé ; il s’est endormi aussi sur la table. Ils étaient tous les deux en piteux état.
- OK, racontez nous ce que vous avez eu comme info de leur part, demanda la brigadière, après, on réveillera d’abord le grand et il nous faudra un coin tranquille dans la maison pour parler avec lui.
- Mettons nous au salon, ensuite on vous laissera la pièce, dit Clémence, je nous apporte du café.
Une fois installés, les Rabinel rapportèrent fidèlement ce que leur avait dit l’aîné, et aussi leur sentiment qu’il n’avait pas tout dit et que la réalité des ces deux jeunes enfants avait du être horrible, pour le moins.
- Vous ont-ils parlé d’un incendie ? De l’endroit où se situait leur maison ?
- Non ! Juste ce qu’on vous a rapporté, ah oui ! Et qu’ils marchent depuis deux jours à travers le maquis. Ca devrait peut-être vous donner une indication ou un périmètre!
Les flics le regardèrent, levant un sourcil.
- J’étais un ancien de la maison… Enfin, pas chez vous, hein ! Fus-co-armée de l’air ! Sergent chef Instructeur !
- OK, fit Delpech, sentant venir le concours de testostérone, allons réveiller doucement le gamin, et merci de me laisser votre salon.
Clémence alla réveiller en délicatesse l’adolescent et quand il vit les deux gendarmes, il poussa un soupir de soulagement, ils étaient exactement comme dans les films. Elle les lui présenta et pour la première fois depuis son arrivée dans la maison avec son frère, elle vit un bref sourire sur son visage tendu.
La femme gendarme, Claire, elle s’appelait Claire et il trouva que c’était un super prénom, l’invita à la suivre au salon pour qu’ils puissent parler tranquillement. Ils avaient de la chance, Clémence et puis maintenant Claire, les deux premières femmes qu’il voyait de sa courte vie avaient des noms vraiment épatants. Pierre aussi sera content.
Assis face à face, elle lui demanda l’autorisation d’enregistrer leur conversation avec son téléphone et de bien donner son nom et prénom ainsi que celui de son frère ainsi que leur âge et que leur adresse exacte, s’il la connaissait.
Il dit « OK » en montrant le téléphone et redonna leurs prénoms mais fût dans l’incapacité de lui donner un nom de famille. Il lui dit qu’ils ne connaissaient même pas le prénom de leur père, encore moins son nom, ils l’appelaient juste « père » comme il l’exigeait.
- Et votre mère ?
- Il n’y a jamais eu de femme dans la maison, alors je ne sais pas.
Il lui confirma que les seules femmes qu’ils avaient vu étaient à la télévision dans les films. Quant à son âge à lui, il n’était sûr de rien, quinze ans ou seize ans peut-être, murmura -til, la voix blanche, en se fiant aux dires de son père qui l’avait « autorisé » à se mêler aux invités le jour anniversaire de ses dix ans selon lui. – « Tu as dix ans ! On va fêter ton anniversaire pour la première et dernière fois ! Il est temps que tu honores et servent nos invités ! »- Voilà ce qu’il lui avait décrété il y a maintenant cinq ans.
- Mais pour Pierre, je suis sûr, il a dix ans, son anniversaire est dans quelques jours. C’est moi qui l’ai accueilli dans la maison, c’était un tout petit bébé, je m’en suis occupé et chaque année à la date de son arrivée, je lui souhaitais en cachette son anniversaire. C’est pour ça que j’en suis sûr et c’est pour ça qu’on est partis.
Delpech prit une grande respiration, accrocha le regard du jeune, pressentant l’indicible et se lança :
- Maintenant, il faut me raconter toute votre histoire à tous les deux.
Alban lui raconta tout, son enfance solitaire et triste dans cette bâtisse de laquelle il n’avait pas le droit de sortir. La violence de son père dès son plus jeune âge, les corvées, le viol perpétré par ce même père à ses cinq ans, le lendemain de l’arrivée de son petit frère. Mais la joie aussi d’avoir ce petit être à aimer, protéger, de n’être plus seul même si les corvées se multipliaient. La joie aussi, peu de jours après, de voir arriver une télévision ; grâce à elle, il avait tout appris puis il avait aussi enseigné à son frère la vie du dehors grâce à ce cube. Le plaisir d’avoir eu une montre, il lui montra, un vieux modèle à quartz , car il en avait besoin pour s’occuper du bébé.
La brigadière ferma les yeux quelques millisecondes, elle enterra ses émotions pressentant que le pire était à venir. Il baissa un peu la tête et lui dit les abus répétés de ce père monstrueux qui le contraignait à dormir dans son lit chaque week-end « pour le préparer » selon ses propres termes ; mais il était si jeune, il souffrait mais ne comprenait rien à cette souffrance et cette cruauté qui habitaient sa vie jours après jours, année après année. Il était juste heureux que Pierre soit épargné de tout cela, père ne s’intéressait pas à lui, pas encore.
Il lui raconta son anniversaire, celui de ses dix ans, le seul, où il devait y avoir des invités. Il était un peu fébrile, excité aussi que pour une fois, il allait voir du monde, peut-être d’autres enfants, des amis.
La gendarme vit les larmes s’écraser sur les mains du gamin posées sur ses genoux ; elle déglutit. Il ne sanglotait pas, juste un torrent de larmes.
Il n’y avait pas d’enfants, pas de familles comme à la télé ; les invités, nombreux, étaient tous des hommes, de tous âges. Il n’y avait pas de cadeaux, ni de gâteau d’anniversaire. Il était le seul enfant. Pierre était petit et il dormait déjà et il en a été soulagé. Il n’a pas compté combien d’hommes étaient là mais tous l’ont violenté, abusé durant presque toute la nuit sous le regard de son père. Puis ils sont tous partis et son père lui ordonna d’aller faire sa toilette et de ranger la maison. Son corps était tellement douloureux qu’il pensait qu’il allait mourir. Les jours sont passés et il se remettait et s’occuper de Pierre lui permettait d’oublier cette nuit de cauchemar et son père ne le touchait plus. Il revint un soir avec un ami, un des invités et il trembla de peur mais son père lui dit qu’il était docteur et qu’il allait voir s’il allait bien. Il lui donna une crème en lui expliquant avec un sourire horrible comment s’en servir et il s’enferma avec son père dans son bureau. Après son départ, son père lui ordonna de bien se soigner s’il ne voulait pas être corrigé et l’informa qu’il y aurait des invités à « honorer » une fois par mois. Son cauchemar dura cinq ans, entrecoupé seulement par l’affection de son frère et la relative paix qu’ils avaient quand le père partait travailler. Il était prêt à continuer à supporter tout cela tant que Pierre pouvait vivre en sécurité près de lui.
Delpech avait une boule d’oppression dans son thorax et elle ne savait quoi de la tristesse ou la haine en était la cause. Elle arrêta le magnéto de son téléphone et lui proposa une pause et d’aller lui chercher un verre d’eau ou autre chose. Elle voyait que le gamin était incapable de bouger. Elle entra dans la cuisine en refermant la porte derrière elle et souffla un grand coup.
- Brigadier ! Claire ?! Ca va ? Vous êtes livide ! S’alarma son chef. Vous en avez terminé ?
Elle secoua négativement la tête.
- Peut-on avoir deux verres d’eau s’il vous plaît ?
Clémence les lui tendit aussitôt et elle retourna, le pas lourd, dans le salon. Elle lui tendit son verre et il but d’une traite. Elle prit deux gorgées du sien et le lui tendit, il le vida et leva les yeux avec un mince sourire de remerciement.
- Ce n’est pas tout, n’est-ce-pas ? L’interrogea t-elle en en enclenchant le magnéto une fois assise.
- Non, ce n’est pas tout. Il y a quinze jours, il m’a demandé de parler à Pierre qui allait avoir dix ans et qu’il fallait que je le prépare à sa « soirée d’anniversaire » avec tous les « invités » et que si je ne le faisais pas, il s’en chargerait de la manière que je connaissais.
Il lui confia avoir fait semblant, avoir dit oui. Il était obligé de parler à Pierre de son plan et de tout ce qui se passait quand il l’enfermait dans sa chambre chaque mois et des sales projets de père pour lui. Son cadet savait que père était violent et méchant, il recevait lui aussi force gifles et claques à la moindre bêtise ou contrariété. Pierre ne l’aimait pas beaucoup et le craignait mais là, il était terrorisé. Il exposa à la gendarme son plan et comment il avait réussi à endormir le monstre avec une mixture, lui avait subtilisé ses clefs de voiture et son téléphone et les avait jetés dans le puits et qu’ils s’étaient enfuis sans attendre par le maquis. Il ne savait pas du tout où était leur maison mais il se disait qu’en restant à l’abri dans le maquis tout en ne perdant pas de vue la ligne de la route, ils arriveraient dans un village où il y aurait une gendarmerie, comme dans les films qu’ils amaient regarder.
Elle se leva la gorge nouée et prit son téléphone.
- Tu as été…non !…Vous avez été très courageux, on va tâcher de retrouver votre maison et ce salopard et vous n’aurez plus jamais affaire à lui.
Elle allait sortir pour appeler son collègue.
- Attendez ! Ce n’est pas tout !
Elle se retourna en s’attendant au pire, là, elle suffoquait et se demandait si elle pourrait encore encaisser quelque chose. Elle remit le magnéto en route.
Il raconta toute la séquence avec la grosse voiture dans le sens aller vers leur maison alors qu’ils n’étaient pas en route depuis très longtemps, le jour commençait à peine à décliner ; puis l’explosion, le feu, les flammes qu’ils voyaient au loin venant de la direction de leur maison ; leur fuite au cœur du maquis et leur planque au creux des arbres alors que la grosse voiture avait allumé ses projecteurs et semblait les chercher. Il pensa que leur père avait envoyé des gens à leurs trousses alors ils restèrent toute la nuit et une bonne partie du matin dans leur cachette avant de reprendre leur chemin mais en se tenant toujours plus loin de la route jusqu’à qu’ils arrivent ici.
- C’est tout, mon grand ?
- Oui, je vous ai tout dit. Vous allez nous protéger mon frère et moi, hein ? Est-ce qu’on peut rester ici un peu si Clémence et Georges sont d’accord ? On ne sait pas où aller.
Elle était abasourdie.
- Reste là un instant, mon grand.
Elle déboula dans la cuisine.
- Chef ! Il faut appeler les collègues de Cahors ! Je vous ferez écouter le magnéto dans la voiture ! L’incendie de Villesèque et le mort par arme à feu, c’est le père des deux gamins ! … Ou bien je devrais plutôt dire c’est le salopard qui a servi de père à ces deux gosses.
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