3. Qui suis-je ?
Mélusine réajusta ses lunettes, puis observa alternativement son frère et son père, qui prit enfin la parole :
« Hé bien, commença-t-il en se grattant le menton d’un doigt long et fin, je ne puis prétendre que je ne m’attendais à ce que ce moment vienne un jour. Regarde-toi, tu es presque un homme maintenant, dit-il en souriant légèrement, ses yeux pétillant de fierté. »
Selfyn se racla la gorge avant de continuer.
« Je vais te raconter ton histoire, puisque c’est ce que tu désires, mais je dois t’avertir Ephrem, que je ne pourrais pas ni tout te révéler ni répondre à toutes tes questions ! J’ai en effet promis à tes parents que je leur laisserai le soin d’aborder les points les plus importants avec toi. »
Mélusine comprit que son père essayait de gagner du temps. Ses doigts tapotaient nerveusement l'accoudoir de sa chaise, et son regard évitait celui de son fils. C’était toujours le cas quand il se sentait mal à l’aise dans une situation. Quant à Ephrem, il était un peu surpris par les tournures de phrase de son père, mais il ne montra aucun signe d’impatience, ni même de joie. Mais au fond de lui, les choses se passaient un peu différemment : une chaleur derrière son nombril remontait lentement jusqu’à sa gorge, sa bouche commençait à s’assécher et sa langue à devenir pâteuse. Enfin, son cœur se mit à battre de plus en plus fort. Tendu et concentré plus qu’il ne l’avait jamais été de sa vie, il ne quittait plus des yeux les lèvres de son père adoptif, d’où ne tarderaient pas à sortir la raison de sa présence à Yggdol.
« Mon cher petit Ephrem, soupira Selfyn. Tes véritables parents sont arrivés à Yggdol un après-midi particulièrement ensoleillé, en souhaitant s’entretenir avec un haut responsable. Tu n’es pas sans savoir que les décisions importantes concernant la vie à Yggdol sont prises par les six membres du Conseil, dont je fais moi-même partie. Ta science au sujet de notre politique t’apprend également que deux autres hommes et trois femmes font également partie du Conseil. On nous fit donc appeler, tous les six. Surpris que des Humains réussissent à arriver jusqu’à nous, nous sommes allés à leur rencontre pour découvrir ce qu’ils désiraient. »
Selfyn s’interrompit, sortit une longue tige de bois noire de sa poche et la coinça entre ses lèvres, ses gestes trahissant une certaine nervosité. Il marmonna quelque chose, et une petite flamme bleue jaillit de son doigt pour allumer le bout de la tige. La fumée multicolore qui s’en échappa se mêla à l'air, formant des arabesques lumineuses autour de sa tête. Mélusine, outrée, lui rappela qu’il était dangereux de faire de la magie dans la maison et qu’en tant que membre du Conseil, il devait montrer l’exemple. Selfyn toussota, peut-être à cause de la fumée ou des remontrances de sa fille.
Selfyn se redressa dans son siège, caressa son bouc, et tira une nouvelle bouffée de sa tigerette en feuille de sauge. Ephrem, bien que trouvant l’attente longue, serra les poings sur ses genoux. Une légère ride se forma entre ses sourcils, mais il resta patient, ses yeux fixés sur les lèvres de son père adoptif. Mélusine, sentant l’impatience de son frère, pria leur père de continuer. Selfyn, après un instant de réflexion, reporta son attention sur Ephrem, conscient de l’amour qu’il lui portait.
« S’il désire rencontrer ses parents, ne lui rendons pas la tâche plus ardue, marmonna-t-il. Avant de continuer, reprit Selfyn résigné, tu dois savoir que les Elfes et les Humains n’entretenaient pas de bonne relation à l’époque, à cause d’une guerre à laquelle notre peuple a refusé de participer. Ce qui nous poussait à aller voir les étrangers à l’extérieur du village, c’était avant tout pour des raisons de sécurité, et dans une moindre mesure notre curiosité. »
— De sécurité ! répéta Ephrem.
— Évidemment ! lança Mélusine. Tes parents ne sont pas des Elfes. Ils n’auraient pas dû pouvoir arriver jusqu’à nous !
— En effet, confirma le vieil Elfe. Je vous le dis tout de suite pour aller à l’essentiel, nous n’avons jamais eu la réponse à cette question : pourquoi et comment des Humains ont pu traverser notre défense magique ? Cela reste un mystère.
Selfyn tira une nouvelle fois sur sa tigerette, les volutes de fumée dansant devant son visage pensif, et poursuivit ainsi :
« Une fois face aux Humains, nous leur avons naturellement demandé ce qui les avait amenés à Yggdol, avec dans leur bras un jeune garçon. Pour une raison obscure, la femme, qui semblait avoir un âge aussi avancé que son vénérable mari, s’était mise à genoux, et pleurait toutes les larmes de son maigre corps, le visage dans ses mains. Son mari s’excusait de nous imposer ainsi cette scène et nous expliqua la raison de leur venue sur notre terre magique. Il commença par nous expliquer que sa femme et lui désiraient plus que tout avoir un enfant depuis leur plus jeune âge. Après maintes prières à la déesse, ils durent se rendre à l’évidence : ils ne connaîtraient jamais la joie d’entendre les rires d’un enfant. Personne ne les appellerait maman et papa. Et ils n’auraient également pas de petits-enfants. Ceci vois-tu, était devenu une certitude pour eux, nous avaient-ils dit, car ils avaient atteint un âge trop avancé pour avoir des enfants. »
— Mais je suis pourtant bien là ! bafouilla Ephrem incrédule. Ils ont donc réussi à avoir un enfant ?
— Ce n’est pas à moi de te renseigner sur ce sujet mon fils, mais à tes véritables parents, s’excusa Selfyn.
— Est-ce que tu connais la réponse à cette question ? intervint Mélusine. Et les autres membres du Conseil ?
— Aucun de nous n’a de réponse, avoua Selfyn.
Ephrem restait stoïque. Mais à l’intérieur de lui, ses pensées tourbillonnaient.
« Pourquoi est-ce un secret ? Pourquoi dois-je attendre que ce secret me soit révélé par mes parents Humains ? Qu’est-ce que ça peut bien faire si je l’apprends maintenant de Selfyn ? »
Le vieux sage continua son histoire, jugeant inutile de rester plus longtemps sur ce sujet :
« Nous ressentions dans ce que nous racontait ton père toute la joie qu’ils avaient ressentie dès l’instant où tu es apparu dans leur vie, se remémora Selfyn en fixant le plafond. Pourtant, ils devaient te confier à nous les Elfes. Et cela brisa leur cœur !
— Pourquoi se débarrasser d’Ephrem si cela les faisait réellement souffrir ? Tu es sûr qu’ils tenaient vraiment à avoir un enfant ?
— Mélusine ! s’écria le grand Elfe en faisant un signe vers Ephrem.
Celui-ci, la mine basse, répondit à sa sœur :
« Je ne leur convenais pas, tout simplement ! »
— Tu te trompes ! rectifia Selfyn. Ils t’aimaient, et tu étais leur plus grande joie.
— Alors pourquoi ? chercha à savoir le jeune Humain.
— Parce que tu as des pouvoirs magiques, voyons ! C’était en tout cas ce qu’ils nous avaient affirmé. Et évidemment nous étions sceptiques. Je me rappelle même avoir entendu Lowell avoir un petit rire moqueur suite à cette déclaration, pouffa l’Elfe.
— Et vous ne les avez pas crus !
— Bien sûr que non, Mélusine.
— Les Humains n’ont pas de pouvoir, rappela Ephrem dans un murmure à peine audible.
— Cette affirmation était vraie avant toi mon petit.
Selfyn et Mélusine observèrent Ephrem, pendant que celui-ci gardait désespérément les yeux vers le sol. Le vieil Elfe se racla la gorge et continua :
« Il était impossible de croire à une telle histoire. Un Humain avec des pouvoirs ! C’était risible. Il nous fallait des preuves… et le petit que tu étais nous en apporta. »
— Comment ? interrogea la jeune enseignante.
— Comme ceci :
Selfyn ouvrit une main, et un éclair bleu en jaillit !
« Tout simplement. Mais cela eut un effet catastrophique sur ta mère ! avoua le vieux sage, son regard se fixant sur Ephrem avec une intensité douloureuse. »
— Comment ça ? voulut-il savoir.
— Ta mère était toujours à genoux en train de pleurer. Et c’est sans doute pour attirer son attention et la voir sourire que tu voulais lui faire un tour de magie. Mais cela n’a pas eu l’effet escompté.
— C’est-à-dire ? demanda Mélusine.
— Ta maman semblait très effrayée par ce que tu étais capable de produire, et s’est jetée au sol en pleurant encore plus fort… je n’aurais peut-être pas dû te le dire, s’excusa Selfyn.
Le visage d’Ephrem s’assombrit. Il cherchait dans sa mémoire des bribes de souvenirs, mais rien.
« Ce n’est pas plus mal au final. J’étais un monstre ! »
— Après cette histoire, après être devenu mon fils adoptif, tu n’as plus jamais utilisé la magie, jusqu’à ce que tu y sois forcé par… tu vois, hésita l’Elfe.
Ephrem ne répondit rien, mais Mélusine elle se rappelait très bien de ces jeunes Elfes qui lui lançaient des cailloux. Pour éviter la douleur, Ephrem avait fait apparaitre une petite bourrasque qui renvoyait systématiquement les cailloux lançaient vers lui. Les jeunes Elfes avaient pris peur, et cela avait créé beaucoup d’histoires. Certains voulaient voir Ephrem partir, mais heureusement la plupart des membres du Conseil des Elfes étaient du côté de Selfyn. Par la suite, Ephrem avait eu des cours pour apprendre à utiliser ses pouvoirs !
Mélusine remarqua le regard triste d’Ephrem, ses yeux brillants de larmes retenues, et se rapprocha de lui, posant doucement sa main sur son épaule.
« Ephrem, je comprends combien tout cela doit être troublant pour toi, dit Mélusine en posant doucement sa main sur l’épaule de son frère. Sache que nous sommes ici pour toi, et tu as toujours ta place parmi nous. »
— Merci Mélusine, remercia Ephrem avec les yeux un peu humides. Au moins vous, vous voulez bien de moi, ajouta-t-il en se levant. Contrairement à mes parents.
— Ne les juge pas trop hâtivement Ephrem, lui pria Selfyn. Tu dois comprendre que tes parents étaient des gens âgés. De plus, les Humains n’ont pas pour habitude d’élever des enfants magiques, et d’après ce que j’ai pu comprendre, tu n’étais pas un enfant facile. Tu faisais voler des objets dans les pièces, et beaucoup d’entre eux pouvaient se révéler dangereux pour eux, et surtout pour toi. Tu avais également tes humeurs à cette époque, et dans ces moments-là, tes pauvres parents étaient complètement désarmés. Il t’est arrivé de faire bruler un meuble ou deux ! Et il devenait de plus en plus difficile pour eux de te cacher au reste du village. Tes parents redoutaient que si quelqu’un venait à découvrir que tu avais des pouvoirs magiques, la peur née de leur incompréhension les pousse à te tuer. Les Humains n’ont pas de pouvoirs ! rappela-t-il encore une fois.
— Alors ils m’ont abandonné à cause de la peur ! lâcha Ephrem.
Selfyn retira sa tigerette d’entre ses lèvres, désormais réduite au quart de sa taille après ses nombreuses bouffées. La pièce était remplie d’une brume multicolore à l’odeur épicée, piquante, flottant paresseusement autour d'eux, comme un voile mystérieux. Mais sans doute grâce à un procédé magique, cette fumée n’incommodait pas les personnes qui se trouvaient proches du fumeur. Au bout de quelques secondes, la tigerette reprit sa taille initiale et le vieil Elfe la rangea dans sa poche en gardant les yeux sur Ephrem. Il lui accorda l’un de ses plus beaux sourires pour le rassurer, puis continua son histoire.
« Non, ils n’étaient pas motivés par la peur, mais bien par l’amour, plaida Selfyn. Et ils ne t’ont pas abandonné, rajoute-t-il encore, ils t’ont juste confié à nos soins, le temps que tu maîtrises tes pouvoirs, et que tu sois suffisamment mûr pour entreprendre le voyage qui te reconduira vers eux. »
— Ils veulent donc me revoir ? risqua Ephrem.
— Évidemment ! s’exclama Selfyn. D’ailleurs, si tu désires partir à leur rencontre, je ne t’en empêcherai pas.
— Papa, coupa Mélusine, tu as oublié de nous raconter pourquoi c’est à toi qu’Ephrem a été confié.
Ephrem regarda successivement Mélusine puis Selfyn, se rendant compte qu’elle avait raison. Il ne savait pas pourquoi ce n’était pas quelqu’un d’autre qui l’avait adopté.
« Parce que j’en ai fait la demande, tout simplement ! avoua l’Elfe. Mais je dois avouer que, comme les autres, le fait de voir un Humain utiliser de la magie m’avait mis mal à l’aise. Et je me demandais également si ce n’était pas un piège, créé par les Humains, qui auraient trouvé un moyen d’utiliser la magie malgré la faiblesse de leur âme ! Et puis surtout parce qu’une voix dans ma tête me l’a demandé ! »
Ephrem et Mélusine se tournèrent vers Selfyn, surpris par son annonce.
« Tu disais qu’une voix dans ta tête t’avait suggéré de prendre Ephrem sous ton aile ! pouffa Mélusine en s’adressant à son père. »
— Oui, confirma Selfyn. Mais depuis, je ne l’ai plus entendu. Curieux n’est pas ?
Mélusine cessa de sourire et observa son père comme si elle le voyait pour la première fois. Son esprit, aussi brillant soit-il, ne lui permettait pas d’imaginer qu’une voix intérieure ne lui appartenant pas puisse exister. Elle reprit ses esprits, redressa ses lunettes et demanda à son père s’il plaisantait. Ce dernier détacha ses yeux de ceux d’Ephrem, et le plus sérieusement du monde répondit à Mélusine que c’était pour cette raison qu’il n’arrivait pas à donner la raison exacte qui faisait qu’Ephrem soit devenu son frère. Il expliqua que les autres membres du Conseil avaient essayé de le dissuader de prendre l’enfant, mais il savait que rien de mal ne pouvait arriver. Comme aucune règle, aucune loi n’interdisait à un Elfe d’adopter un enfant d’une autre race…
« Voilà, conclut Selfyn en se levant, je t’ai raconté tout ce que je pouvais. Je te suggère de te préparer correctement pour le voyage qui t’attend demain matin. »
— Demain ! s’étrangla Ephrem.
— Tu souhaites espacer davantage le temps qui te sépare de tes parents ? le taquina Selfyn. Je croyais que de ne pas connaitre ton passé te faisait souffrir ?
— D’accord ! acquiesça Ephrem avec un air résolu, je partirai demain matin, mais je reviendrai vite, je le promets.
— C’est décidé, finit Selfyn en se retournant pour qu’Ephrem ne puisse voir son visage exprimer la tristesse et l’inquiétude.
Qui suis-je vraiment ? Comment réagiriez-vous si vous appreniez que toute votre vie n'est qu'un mensonge, ou plutôt un secret bien gardé ? Ephrem se retrouve face à une vérité déconcertante : ses parents humains l'ont confié aux elfes pour le protéger de ses propres pouvoirs magiques. Mais est-ce vraiment par amour qu'ils l'ont abandonné, ou par peur de l'inconnu ?
Que feriez-vous à sa place ? Partiriez-vous à la recherche de vos origines, ou resteriez-vous auprès de ceux qui vous ont élevé ?
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