5. Ils seront deux !
Il faisait un temps magnifique ! Pas de nuage dans le ciel, les oiseaux chantaient, le soleil baignait tout Yggdol de sa lumière bienfaitrice et un vent frais et léger soufflait. Le temps lui-même semblait approuver et motiver le voyage qu'Ephrem et Mélusine s'apprêtaient à entreprendre.
« Mélusine ! s'étonna Selfyn la voyant habillé de pied en cap. Que fais-tu accoutrée ainsi ? »
Excitée depuis la veille, Mélusine avait peu dormi. Elle s'était réveillée très tôt afin de se préparer pour son voyage d'accompagnement et de découverte. Elle s'était chaussée de petites bottes vert kaki qui montaient jusqu'à disparaître sous une longue jupe plissée vert pomme, et qui se terminait par de longues ondulations. Pour le haut, elle avait choisi un corsage serré couleur émeraude, sur lequel elle avait enfilé une veste sans manche au col épais légèrement pourpre. Des feuilles spéciales avaient été utilisées pour réaliser ce col. Des feuilles qui s'épaississaient quand la chaleur était trop basse, et qui avaient la faculté de maintenir la chaleur d'un corps à la même température, quel que soit le temps extérieur. Pour rester dans le même ton, elle avait choisi sa veste de la même couleur que son corsage. Elle avait posé sur ses cheveux blonds un chapeau de paille tressé jaune à bord large, qui la faisait ressemblait à un tournesol.
Elle remarqua l'air de son père et cessa de ranger dans son sac les quelques livres qu'elle avait décidé d'emporter avec elle.
« Hé bien papa, répondit-elle soudain mal assuré, j'ai décidé d'accompagner Ephrem jusqu'au village de ses parents. »
Dans un coin de la pièce, Ephrem se tenait debout, les bras croisés en attendant que Mélusine ait fini de ranger son sac. Il s'était un peu tranquillisé depuis que Mélusine lui avait annoncé ce matin, souriante, qu'elle ne comptait pas le laisser partir à l'aventure sans elle. Mais l'atmosphère qui se dégageait à présent, laissé présager un changement dans leur plan.
« Tu ne peux pas l'accompagner Mélusine, gronda Selfyn. »
— Mais papa, supplia-t-elle, on ne peut pas laisser Ephrem partir seul, qui sait ce qui risque de lui arriver !
— En l'accompagnant, reprit-il, tu lui garantis meilleure fortune ? Et toi, qui veilleras sur toi ?
Mélusine fixa rapidement Ephrem comme pour l'inciter à dire quelque chose. Celui-ci, pris au dépourvu, sentit comme un coup de fouet sur sa peau, et décroisa subitement ses bras en essayant d'articuler quelque chose, mais aucun son ne semblait vouloir sortir. Il bafouilla quelques voyelles, et se sentit se ratatiner quand Mélusine lui décocha un regard assassin. Un peu déçu de ne trouver aucun soutien de la part de son frère, la jeune Elfe reporta son attention sur son père, qui semblait plus inquiet qu'en colère.
« Ephrem à une bonne raison de partir, je serais un monstre si je l'empêcher d'aller à la rencontre de ses parents, expliqua Selfyn. En ce qui te concerne, en revanche, je ne discerne aucune justification pour te permettre de quitter Yggdol ! »
— Je te l'ai déjà dit, vociféra-t-elle, je veux être sûr qu'il ne lui arrive rien.
— Et tes élèves, questionna Selfyn, que comptes-tu en faire ?
— Il ne sera pas difficile de me trouver un remplaçant le temps que je revienne, répliqua-t-elle.
— C'est non ! conclu Selfyn, buté.
— Donne-moi au moins une bonne raison, rugit-elle en redressant ses lunettes.
L'image de sa femme passa en une fraction de seconde dans son esprit, et il se souvint de ce qu'il avait entendu la veille, avant de sombrer dans son sommeil :
« Laisse-la partir ».
Allait-il la laisser partir comme il avait laissé partir Enithya, sa femme ? Rien ne semblait pouvoir le faire changer d'avis, jusqu'à ce qu'il entende de nouveau :
« Laisse-la partir. »
Selfyn et Mélusine écarquillèrent les yeux. Mélusine était contente de voir qu'Ephrem venait enfin à son aide, et Selfyn ne savait plus quoi penser ! Était-ce un hasard ?
« Laisse-la partir, reprit-il, suppliant. Laisse-la m'accompagner. J'ai besoin d'elle près de moi. J'ai peur de ne pas m'en sortir si je reste seul. »
Mélusine observa Ephrem avec un sourire radieux.
« Veilles-tu sur nous ma chérie ? pensa Selfyn. Ton âme est-elle retournée auprès d'Origine ? Ou je deviens tout simplement fou ! »
Selfyn observa Mélusine. Elle avait vraiment l'air décidée. Fermant les yeux, le vieux sage écouta son cœur, où un dialogue bien singulier se déroulé :
« Oui pour Ephrem ! C'est sa famille, pensa-t-il. Je n'ai pas le droit de le retenir. »
— Je comprends, lui répondit une voix féminine dans sa tête, mais tu ne rendras pas service à Mélusine en l'emprisonnant. De grandes choses l'attendent, elle, ainsi que ton fils.
— Tu devais également réaliser des choses importantes, mais tu n'es jamais revenu, reprocha-t-il à la voix de sa femme.
— C'est différent. Leur destin est différent ! Mais ne le fais pas pour cette raison. Fais-le parce que tu les aimes et que tu leur fais confiance. Fais-le, car tu as foi en eux, et en moi !
— J'ai confiance en Enithya, déclara Selfyn dans ses pensées. Es-tu celle que j'ai aimée ? voulut-il savoir.
— ...
— Pas de doute, je deviens fou ! dit-il à haute voix.
Lentement, Selfyn ouvrit ses yeux. Ephrem et Mélusine l'observaient. Quand il ouvrit la bouche, c'était pour les informer qu'il consentait à la laisser accompagner Ephrem, mais sans grande conviction. Folle de bonheur, l'Elfe se précipita dans les bras de son frère Humain, qui ne savait pas trop comment réagir à cette effusion de joie.
« Il faudra que j'en informe le Conseil, maugréa Selfyn. Ils risquent de ne pas apprécier même si je leur dis que ce n'est que pour quelques jours. »
Mélusine et Ephrem ne l'écoutaient plus. La jeune Elfe sautait de joie, et entrainait Ephrem avec elle.
« Bon, approchez-vous, leur demanda le vieux sage. J'ai des renseignements à vous transmettre concernant votre voyage. Ephrem, je pensais que tu me demanderais le nom de tes parents, et le nom du lieu où tu es né ! lui reprocha-t-il en souriant. »
Ephrem, surpris, se rendit compte qu'en effet ses informations lui étaient inconnues ! Mélusine pensait que son père en avait parlé à Ephrem à un moment où elle-même n'était pas présente. Elle voulait justement se renseigner auprès d'Ephrem à ce sujet une fois en chemin. Elle s'approcha de Selfyn et Ephrem en fit autant, et c'est ensemble qu'ils écoutèrent avec attention ce que leur père avait à leur apprendre à ce sujet :
« Ta mère s'appelle Trud et ton père Joch, révéla-t-il à Ephrem. Ils sont originaires de Luctès. C'est un petit village juste à l'entrée du royaume d'Isbergue. Pour l'atteindre, vous devrez d'abord traverser le royaume de Lognis, à l'est, mais je pense que vous le saviez déjà, ce n'est que de la géographie de base après tout. Il n'y a là aucune espèce de difficulté, mais faites quand même attention à ne pas trop vous faire remarquer. Surtout toi Mélusine, supplia-t-il inquiet. Je ne sais pas ce que les Humains pensent des Elfes depuis que nous leur avons refusé notre aide pour leur stupide guerre, mais un surplus de prudence ne pourra pas vous nuire. »
— C'est vrai qu'Ephrem ne risque pas trop de se faire remarquer, railla Mélusine, pas en marchant tout droit, en silence et les bras croisés !
— Pff ! souffla Selfyn, visiblement peu amusé par sa plaisanterie. Peut-être que je fais une erreur en te laissant partir. On dirait bien que tu ne prends pas tout ceci au sérieux, laissa-t-il tomber avec un soupçon de préoccupation.
— Quoi ! s'étouffa Mélusine affolée. Je ne prends rien à la légère, soutint-elle en redressant ses lunettes, j'essaie juste de faire réagir Ephrem. Il marche toujours droit devant lui, il ne parle presque jamais, et il a toujours les bras croisés, récita-t-elle rapidement. Je n'invente rien !
Devant l'expression de panique sur le visage de Mélusine, Selfyn s'efforça de réfréner son envie de rire. En effet, son rôle exigeait, comme toujours, une certaine gravité. Néanmoins, il ressentit comme un poids levé de ses épaules. Il était conscient du bonheur de sa fille, et il savait qu'elle contribuerait bientôt au bonheur complet de son frère. Pendant ce temps, Ephrem observait la scène animée avec une joie tranquille. Il se considérait chanceux, même s'il ne l'exprimait jamais ouvertement. Avoir été accueilli par Selfyn le rendait heureux, tout comme avoir Mélusine comme sœur. Il appréciait chaque récit qu'elle lui faisait, de ces histoires de héros intrépides prêts à défendre les plus démunis, de ces héros sans faille. Bien sûr, il ressentait un vide, dû à l'absence de ses parents biologiques, ce qui occasionnellement le tourmentait. De plus, il était conscient du regard des autres, lui signalant qu'il n'était pas tout à fait à sa place dans ce monde-ci. Cependant, il désirait avant tout comprendre son identité. Pour le découvrir, il devait rencontrer ses parents. Il se tourna vers Selfyn, et le remercia.
« Merci ! répéta Selfyn surpris. Mais pour quelle raison mon garçon ? Pour te laisser aller à la recherche de ton identité ? C'est tout naturel, voyons. »
— Pas seulement pour ça, chuchota-t-il. Pour avoir fait de moi ton fils, alors que je ne suis pas un Elfe.
— L'origine n'a aucune espèce d'importance pour moi. Quand je te regarde, je ne vois que mon fils, ne l'oublie jamais.
Après avoir dit ces mots, Selfyn regarda au-dehors et leur dit que s'ils ne se dépêchaient pas, il allait peut-être changer d'avis et les obliger à rester à Yggdol à jamais. Il leur fit quelques dernières recommandations, en s'adressant surtout à Mélusine. Il avait évidemment confiance en Ephrem, mais il savait que Mélusine était plus débrouillarde. Elle avait également une plus grande connaissance du monde, accumulée grâce aux différents livres qu'elle avait lus. En revanche, il hésitait à comparer son intelligence à celui d'Ephrem. Beaucoup auraient placé celle de Mélusine bien au-dessus, mais lui pensait qu'à sa façon, Ephrem était aussi doté d'une belle intelligence. Il suivait également son intuition exceptionnelle qui le poussait toujours à prendre des décisions parfois surprenantes, mais toujours bonnes.
« Si vous demeurez l'un au côté de l'autre, dit-il, il ne pourra rien vous arriver de mal. »
Bien que Selfyn se sentait plus léger, il avait quand même besoin de se rassurer. Alors, dans son esprit, il répétait les mêmes mots sans cesse :
« Ils reviendront, ils reviendront... » !
Ce n'est pas quelque chose d'aisé que de laisser ses enfants partir ! Mais Selfyn était un homme sage, aimé de ses enfants et admiré par les habitants d'Yggdol. Aussi compliqué et difficile fusse un problème, il arrivait toujours à prendre la décision qui satisfaisait tout le monde. Mais annoncer aux autres membres du Conseil qu'il avait laissé Mélusine accompagner Ephrem sur la terre des Humains... Cela allait être une autre histoire ! Après une très longue et houleuse discussion, ils l'avaient déjà, à l'époque, laissé faire quand il s'était dévoué pour garder Ephrem, un enfant Humain. Mais cette fois, il le savait, son choix allait le mettre dans une situation difficile ! Mais voir sa fille sauter de joie valait infiniment ce petit sacrifice.
À l'extérieur de la maison, le monde commençait à s'agiter. Mélusine se dirigea vers les sacs de voyage, passa à Ephrem ses affaires et elle garda les siennes. Prêts à partir, ils maintinrent le silence quelques secondes, en regardant partout autour d'eux, comme pour graver chaque meuble, chaque couleur... dans leur mémoire.
« La maison me manque déjà, se désespéra Mélusine. »
— Je sais ce que tu ressens, rajouta Ephrem en continuant à tourner sur lui-même.
— Allez, on y va petit frère ! l'encouragea Mélusine. Plus tôt nous serons partis, plus tôt nous serons revenus.
Selfyn regretta que les Elfes ne possèdent pas de moyen de transport comme les Humains, ce qui aurait grandement aidé à ramener ses enfants plus rapidement. Les choses étant ce qu'elles sont, il leur souhaita bon voyage et leur dit qu'il priera Atria, la mère des Elfes, pour lui demander de ne placer aucune embûche qu'ils ne puissent pas surmonter sur leur chemin. Mélusine saisit un bras d'Ephrem et le tira à l'extérieur, avec un dernier regard et un dernier sourire en direction de leur père, qui avait repris un air fermé. Selfyn avait décidé de ne pas les suivre jusqu'à la frontière qui sépare Yggdol du reste des terres de Legnister. Il les regarda juste s'éloigner en jouant avec son bouc. Quand ils échappèrent enfin à sa vision, il soupira :
« Ils seront deux ! »
Imaginez-vous à la place de Selfyn, contraint de laisser partir vos enfants bien-aimés vers l'inconnu, avec la seule certitude qu'ils reviendront transformés. Quelle décision difficile à prendre, n'est-ce pas? Mais n'est-ce pas là l'essence même de la parentalité? Voir partir ceux qu'on aime, tout en espérant qu'ils reviennent, grandis, mais toujours eux-mêmes... Qu'auriez-vous fait à sa place? Auriez-vous retenu Mélusine, ou l'auriez-vous laissée suivre son propre chemin aux côtés d'Ephrem? Laissez vos réponses en commentaire, et partagez vos réflexions sur ce dilemme si poignant...
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