Partie 02

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Voilà déjà une semaine que je suis chez moi. Mon domaine, dissimulé au cœur de la Fageda d’en Jordà, m’apaise. Ici, il n’y a que Niña et moi. Bien sûr, il y a la venue régulière du commis, qui nous livre les denrées et autres commandes que ma servante peut passer. Mais je ne connais même pas son nom, ne m’intéressant pas à ces choses-là. Le bas-peuple n’a nullement mon intérêt.

Je ne quitte que difficilement la bibliothèque. J’y soupe et j’y dîne même. Ma servante ne dit rien, elle a arrêté après deux jours face à mon attitude. Je dois la trouver. La solution. N’ai-je point d’ouvrage parmi ces trésors manuscrits qui répondra à mes souhaits, mes demandes ?! Le désespoir me guette, assis dans un riche fauteuil je ne peux que soupirer. Je n’ai aucune piste.

Le son de verrerie me tire de mes noires pensées. Ma petite servante est en train de me servir une infusion brûlante au vu de la fumée. Je pose ma main sur sa chevelure, un sourire un peu triste alors que je souffle :

« Que ferais-je donc sans toi, Niña ?

— Rien, mon seigneur. Mais, que cherchez-vous réellement ? Vous êtes le fils du Seigneur Iñigo Ilum Espina et de Dame Magdela Tempesta de Luz. Deux nobles lignages. Ne pouvez-vous point avoir tout ce qui vous fait défaut, mon seigneur ? »

Son ton est doux alors que son visage est gelé. Un frisson me prend, une sorte d’appréhension. Ses yeux me fixent comme s’ils lisaient en moi. C’est déroutant. Ma réponse manque d’assurance, alors que je réfléchis.

« Je ne suis que le troisième fils. Je n’ai point de valeur autre que sur un bon mariage. Et par chance… Mère me pense suffisamment étrange et fou pour ne vouloir dévoyer sa lignée en me mariant. Je vivrai dans ce Manoir perdu dans la forêt, comme mon arrière-grand-oncle avant moi. »

Au final, la tristesse a remplacé ma crainte, alors que je me perds en souvenir. Oui… Ce manoir était celui d’un membre de ma famille qui a été invité à un « exil de société » en quelque sorte. Un « échec » selon les critères des Ilum. Ma nuque me tire et me pousse donc à un léger grognement, mais quand mes yeux se rouvrent, je ne vois que le visage de Niña paré d’un étrange sourire.

« Que ?
— Vous êtes donc similaire à Maître Antonio, mon seigneur Natan ? »

Perplexe. C’est l’émotion qui me domine alors que je ne comprends pas. Je la vois trottiner en sifflotant, joyeuse. Elle approche une des vieilles bibliothèques poussiéreuses. Ses rayons ne sont que des tonnes de livres vantant le Seigneur notre Dieu, je hais son contenu en ce moment. Pourtant, alors qu’elle approche de la bible, je la vois la retirer et glisser sa main près du bois. Un mouvement révèle un renfoncement. Un simple clic déclenche un vrombissement. Des rouages ? Ici ?

La bibliothèque glisse alors, révélant une mécanique simple de rails dissimulés mais surtout, une arche de pierre poussiéreuse où quelques toiles d’araignées se sont perdues.

« Voulez-vous connaître les secrets de Maître Antonio ? » me demande-t-elle, avec son sourire glacé.

Je tremble. En cet instant, mon corps hurle que Niña est dangereuse. Qu’elle est anormale. Et là, je me souviens. Il y a maintenant trois ans que je vis seul dans cette demeure. A mon arrivée, il n’y avait personne. Juste la poussière. Et alors que j’allais réclamer des serviteurs, elle était apparue. Dans son allure entre enfance et adolescence, elle m’avait regardé. M’avait demandé qui j’étais. Puis, elle avait souri et s’était présentée comme la servante des lieux. Elle a ses quartiers dans une petite maison à l’écart. Elle vivait déjà là à l’époque, entretenant un peu les extérieurs. Mais je n’ai jamais pensé à l’évidence : a-t-elle des parents ? Pour moi, elle est la fille de la précédente servante ou du précédent serviteur. Je ne me suis pas intéressé à sa vie. Mais présentement, je me rends compte qu’elle n’a pas vieilli. Est-ce une tare ? Il existe des adultes qui gardent une apparence enfantine, elle en est peut-être. Pourtant, elle parle de mon oncle Antonio comme si elle l’avait connu !

« Vous ne voulez pas savoir ? Vous ne voulez retrouver votre cher Joaquim ? » ajoute-elle face à mon indécision.

Le nom de celui que je veux arracher aux Cieux me fait froncer les sourcils. Mon poing se serre et je quitte mon fauteuil. Mes chaussures marquent la poussière et je ne peux m’empêcher d’avoir un air de dégoût lorsqu’elle écarte les toiles d’araignées avec un chandelier. Chandelier qu’elle allume ensuite pour éclairer notre chemin. Des escaliers sombres. Une poussière qui gratte ma gorge et pique mes yeux, me déclenche quelques quintes de toux.

Pourtant, mon regard ne peut pas quitter les faits et gestes de Niña. Elle a l’air de parfaitement savoir ce qu’elle entreprend. Et lorsque nous arrivons près d’une épaisse porte de bois, du hêtre de ce que je peux en déterminer ayant l’habitude d’en manipuler, elle me tend le chandelier. Surpris, je prends l’objet et la vois sortir une chaîne d’argent de sous son col. Une épaisse clé de bronze s’y trouve accrochée. La confusion domine alors qu’elle ouvre l’antre d’un secret que je ne peux qu’appréhender. Son geste m’indique d’entrer, ce que je fais.

Mon premier constat, la présence de lumière. Mon regard se lève pour constater une verrière à la structure de fer, partiellement recouverte de lierres et de ronces, mais qui laisse filtrer l’astre solaire déjà atténué par la forêt de hêtres du domaine. Je suis pourtant étonné de ne pas avoir vu une telle particularité lors de mes nombreuses promenades en forêt…

« Le jardin derrière ma maisonnée, y êtes-vous déjà allée ?
— Jamais. Il est inaccessible. Recouvert de… »

Et je comprends alors, sous son air satisfait. Il est entouré et recouvert de ronces en quantité. C’est plus un espace d’herbes dévoreuses, folles. Mais il y a aussi de sublimes rosiers sauvages alors, les fleurs qu’ils donnent rendent l’endroit beau. Cependant, jamais personne n’ira s’y aventurer ! Nous sommes donc si loin ? Le temps passé dans ce tunnel s’explique aussi.

Ma main vient lentement se glisser sous mon menton, je réfléchis. Mes yeux balaient l’endroit. De nombreuses piles de livres. Un bureau de métal parsemé de parchemins jaunis voire illisibles. Mes pieds me portent naturellement vers l’endroit, la curiosité meut mes gestes. Des schémas, des diagrammes, des figures que je ne connais pas. Des listes d’ingrédients, des idées. Ses notes sont complètement folles mais surtout, si incohérentes. Mon regard glisse sur Niña : elle allume diverses torches au mur avant de rester droite, immobile, face à l’entrée. Ses yeux dardés sur moi.

Finalement, alors que j’observe la structure de métal qui trône au centre, un faux geste fait tomber un ouvrage massif. La poussière qu’il soulève me brûle les yeux. La toux est si forte que mon corps se plie et l’un de mes genoux touche le sol. Mon vêtement sera sali mais qu’importe, ce tunnel a besoin d’être nettoyé en premier lieu ! Ouvrant difficilement un œil, je vois l’ouvrage. Il est en latin. Retirant l’éternelle poussière, j’ai un cri de surprise et d’horreur sur le coup. C’est un grimoire… de magie noire ?! Là, je sens le poids de ma servante contre mon dos. Elle me murmure, sa voix chantante et tentatrice.

« Il y a toujours un moyen de ramener un être cher, Maître Natan. Comme l’a fait Maître Antonio… Il suffit d’une simple requête, d’un simple pacte. Et son âme vous sera rendue, récupérée des tréfonds des Enfers. »

Mes yeux ne veulent pas quitter ce grimoire, ni cette voix. Mes doigts dessinent le pentagramme inversé gravé sur le cuir noir. Je déglutis, alors que je réponds à ce son insidieux.

« Qui es-tu Niña ?
— Je suis Pehiros, ton grand oncle m’a appelée en ce monde et m’a liée en ce lieu. Moi, le grand maréchal de camp des Enfers. »

Je frissonne. Sa voix est devenue plus masculine, plus caverneuse, mais toujours aussi sensuelle. Un… démon ? Pourquoi aurait-il agit ainsi ?

« Comme toi, Antonio souhaitait retrouver quelqu’un. Ce corps qu’est le mien, il l’a créé comme la copie de son enfant perdu qu’il souhaitait retrouver – elle s’éloigne de moi, amusée. Son doigt glisse sur la table métallique du centre alors qu’elle, ou il, reprend – Il a suivi mes indications mais… une maladie l’a emporté avant que je ne puisse remplir mon pacte. Mon contractant mort, mon pacte non-rempli, j’ai emprunté ce corps, cet homoncule, et attendu qu’un descendant arrive et reprenne son pacte. »

Pourquoi suis-je tant captivé en la regardant ? Son air goguenard me tire un frisson… Ce corps n’est donc qu’un corps artificiel ? Mon oncle a pu aller aussi loin dans l’hérésie ?! Un démon. De la Magie ? Mais la science… La science ne suffit pas toujours. Mes yeux se ferment, et je me calme. Tout en me redressant, je fais donc face au Démon Pehiros, l’un des grands serviteurs de l’Enfer dans les anciens textes. Nécromant et voyant. Avatar du Mal.

« Je pourrais retrouver Ximo ? » demandais-je, d’une voix hargneuse.

Son sourire s’agrandit, et un ricanement quitte sa gorge. Il acquiesce mais ne dit mot. A la place, il semble quitter son siège et se diriger vers une autre pile de livres. Il en extrait un, précisément. Enlève la poussière et me l’apporte. Cet air victorieux… Devrais-je m’en méfier ?

« C’est dans ce livre que ton ancêtre a inscrit ses notes pour la création du corps. Je ne peux qu’appeler l’âme : le corps doit-être conçu par le labeur du désespoir, et animé par les Cieux. Alors seulement, l’âme des Enfers s’y imprègnera.
— Et que dois-je donner en échange ? Rien n’est gratuit, surtout pas avec vous… »

Son sourire s’agrandit, et son rire ne colle tellement pas à son corps. Ce rôle qu’il a maintenu vole en éclat. Il n’est pas humain, et encore moins humaine.

« Ton âme, à ta mort, sera mienne. Cela est bien suffisant, petit homme… »

Il ne me dit pas tout, mais qu’importe. Lorsque je ferme les yeux, je revoie la silhouette de mon Ximo. Sa voix douce mais rauque. La chaleur et la douceur de sa peau. L’intensité de ses iris alors qu’il me fusille du regard pour un désaccord ou me toise pour mes allusions. Son air soucieux lorsqu’il regarde ses notes. Sa façon de me repousser pour finalement accepter mes étreintes, mon amour, ma passion, ma flamme. Je veux le revoir, le garder pour moi. Ici, perdu dans cette forêt de hêtre, qui saura qu’il est là ? Il sera mon précieux oiseau en cage, mon bien, mon trésor. Il vivra à jamais pour moi. Ma décision est prise à l’instant où je m’extrais de mes souvenirs. Un éclat un peu fou doit animer mes yeux bleutés, mais qu’importe. Je souffle les mots qui scelleront la destinée de mon âme, non sans savourer l’extase de défier les Cieux. De redonner la vie à un homme.

« J’honorerais le pacte Pehiros. Et mon âme sera tienne lorsque l’heure sera venue. »

Et son sourire victorieux, ainsi que son rire, scellent ma destinée d’hérétique.

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