I - Premier jour
LE PETIT CLOPORTE DIVIN
I - PREMIER JOUR
Nicolaï était un petit cloporte tout ce qu’il y avait de plus ordinaire.
Il possédait quatorze pattes et deux antennes comme tous ses petits camarades. Issu d’une fratrie de quarante-huit frères et sœurs, son début de vie au sein de la colonie ER563 du mille huit cent soixante neuvième châtaignier du secteur H78 de la Grande Forêt était paisible et sans heurt.
Le petit Nicolaï était âgé d’un mois aujourd’hui et attendait avec impatience sa toute première mue, qui le propulserait enfin au statut d’adolescent. Comme à chaque crépuscule, il s’était levé de sa paillasse de joncs de paille et s’était allégrement roulé dans son bain de poussière. Il s’était lissé les antennes et avait dégusté le pudding de feuilles moisies préparé par sa mère. Puis il avait pris le chemin de l’école élémentaire dans les strates supérieures de l’arbre. Sur la route, il avait rencontré Benoit et Fancine et ils s’étaient rendus ensemble en classe. La nuit s’était déroulée sans accrocs.
Et il était maintenant venu l’heure de se coucher pour la journée.
Nicolaï était un petit cloporte tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, mais il avait peur de dormir. Plus exactement, il avait peur de la lumière et particulièrement des monstres qui pouvaient se cacher derrière. Et plus que tout, il était terrorisé par ce qui se terrait sous sa paillasse.
Son père, sa mère et ses grands frères et sœurs avaient tenté de le raisonner : il n’y avait aucun monstre pendant la journée, pas plus que la nuit, et il n’y avait strictement rien sous son lit. Mais rien n’y fit, lorsque venait le moment du coucher dans la colonie ER563, Nicolaï ne pouvait fermer ses yeux à facettes : il imaginait alors que des atrocités sauvages envahissaient les galeries du châtaignier et ravageaient tout sur leurs passages.
Et comme à chaque aurore, il y eu des négociations féroces entre Nicolaï et sa famille pour le convaincre de rejoindre sa paillasse. Il y eu d’abord la douceur de sa mère, la compréhension de ses sœurs, puis les moqueries de ses frères et enfin les menaces de son père qui le décidèrent à obéir.
Nicolaï se hâta vers sa chambre le cœur lourd, ses quatorze pattes légèrement tremblantes sous l’effet de l’angoisse. Il parcourut les galeries qui s’éclairaient peu à peu sous les rayons du soleil matinal qui traversaient l’écorce de l’arbre et atteint la petite cavité qui lui était dédiée. Il marqua un arrêt devant l’entrée puis, poussant un soupir à fendre l’âme, pénétra dans son antre.
Trois heures plus tard, Nicolaï n’arrivait toujours pas à trouver le sommeil. Il se tortillait sur sa paillasse, se tournant et se retournant sous son drap d’herbes tressées. Le petit cloporte savait pourtant parfaitement que son espèce était la plus évoluée et la plus intelligente de toutes. Les cloportes avaient colonisé l’ensemble de la planète et n’étaient menacés par aucun prédateur. Ils n’avaient donc rien à craindre qu’il fasse nuit ou jour !
Pourtant, le jeune mâle ne pouvait s’empêcher de trembler de tous ses membres. Et il lui semblait percevoir de légères pulsations lui parvenant de sous son lit.
Nicolaï repensa alors aux paroles réconfortantes de sa mère et de ses sœurs, tentant comme chaque jour de trouver la paix et de s’endormir. Mais ce fut les railleries de ses frères qui envahirent sa tête, résonnant dans ses antennes, comme s’ils étaient présents dans la pièce. Puis celles-ci cédèrent la place aux remontrances de son père, qui enflaient un peu plus à chaque minute et qui contraignirent le pauvre petit à se recroqueviller sur lui-même jusqu’à ne laisser apparaitre qu’une boule de carapace blindée. Nicolaï eu honte soudain : il serait bientôt un adolescent, sa mue ne saurait tarder, et pourtant, il avait toujours peur du jour.
Cette constatation lui fit l’effet d’une douche froide (chose particulièrement désagréable pour les cloportes qui n’apprécient guère l’eau) et il se redressa sur ses quatorze pattes sous l’effet de la réflexion. La peur avait quelque peu diminué et il prit quelques minutes pour délibérer. Finalement, sa décision fut prise : aujourd’hui il regarderait sous son lit.
Droit sur ses petites pattes, Nicolaï hésitait. Bien que résolut, il lui fallait encore s’exécuter. Et, debout devant sa paillasse, Nicolaï hésitait : que lui arriverait-il si ses peurs s’avéraient justifiées ?
Saisissant son courage de ses quatorze pattes il poussa un dernier petit cri de guerre avant de s’avancer d’un pas mesuré vers le sommier. Il aventura ses deux antennes sous la paillasse avec prudence. Rien ne se passa. Alors, inspirant un grand coup, Nicolaï se glissa sous le lit.
D’abord, il ne vit rien, la pénombre de l’espace tranchant avec la lumière matinale qui éclairait la chambre. Mais bientôt, les différentes facettes de ses yeux s’habituèrent au changement de tons.
Et il sut qu’il avait raison : il y avait bel et bien quelque chose.
Ce n’était ni particulièrement gros, ni véritablement terrifiant. En réalité, Nicolaï n’arrivait pas à déterminer ce que pouvait être cette étrangeté : c’était sphérique, translucide comme une goutte d’eau, ça luisait d’une lueur faible et surtout la chose pulsait doucement comme sous la poussée d’un cœur. Il resta un moment interdit, tentant de déterminer si cette boule de la taille d’un petit pois pouvait représenter une menace. Il s’aventura plus avant et caressa la paroi transparente du bout de l’antenne : c’était froid, lisse et souple, mais il n’y eu aucune autre réaction. Il décida de s’approcher encore, et ayant fait le tour de l’étrange objet, le poussa doucement hors de sa cachette à l’aide de sa tête. Le sphère roula sur le sol de bois et s’arrêta finalement au centre de la chambre. Nicolaï fit cliqueter ses pattes sur le plancher et sorti de sous le lit. Il s’avança, toujours un peu prudent, vers sa découverte mais celle-ci ne semblait souffrir d’aucun changement notoire. Alors, le jeune cloporte entreprit son examen minutieux.
La boule était parfaitement sphérique, sans la moindre imperfection sur son pourtour. Bien que souple sous son toucher, sa paroi ne s’affaissait pas en contact avec le sol. C’était étrange. En y regardant de plus près, Nicolaï s’aperçut que le globe n’était pas vide contrairement à ce qu’il avait cru de prime abord : il y avait de petites billes qui semblaient flotter à l’intérieur. Et celle située au centre émettait une douce lueur.
Sans attendre, Nicolaï sauta sur ses pattes et entreprit de sortir de sa chambre. Le plus discrètement possible il prit la direction du bureau de son père. Une fois arrivé, il saisit entre ses mandibules le monocle de cristal hérité de Grand’pa. Il revint alors au pas de course vers sa découverte. S’arrêtant au seuil de son antre, il tendit l’antenne afin de s’assurer que tout le monde dormait profondément. Ne percevant aucune vibration, il chaussa la lentille et se rua vers la boule.
Il y avait effectivement neuf petites billes en suspension à l’intérieur. Celle du centre, la plus grosse et la plus brillante était parfaitement immobile, mais pas les huit autres. Elles décrivaient des cercles plus ou moins rapides autour de cette dernière et arboraient des couleurs chatoyantes. La plus proche de la bille de feu, se déplaçant à une vitesse folle, était parée de toutes les nuances de jaunes. La seconde, elle, était d’une jolie couleur crème. La quatrième était rouge comme les feuilles d’Automne. La cinquième, la plus grosse après celle du centre, luisait comme une châtaigne. La sixième comportait des anneaux sur son pourtour. Les deux dernières affichaient toute la gamme des bleus. Nicolaï s’arracha à sa contemplation, éberlué : ses jeunes yeux n’avaient encore jamais vu quelque chose d’aussi beau.
Il se pencha à nouveau sur sa découverte et s’intéressa d’un peu plus près à la bille qui lui avait paru la moins attrayante : la troisième était sans nul doute la plus moche de toute. Terne, d’un gris sans relief, elle lui semblait délaissée dans cet ensemble parfait, comme mise à l’écart. Et pour cette raison, ou pour une autre, Nicolaï eu pitié de cette malheureuse. Dans un sursaut de bon sens, il se dit qu’elle avait l’air desséchée et qu’elle avait certainement soif. Il courut jusqu’à l’écuelle d’eau qu’il se réservait toujours pour la nuit et en préleva une goutte du bout de ses antennes. S’approchant à nouveau, il se concentra de toutes ses forces et visa sa cible. Il lâcha la goutte au-dessus de la paroi translucide et elle passa facilement à travers avant de choir sur sa destinataire. Fier de son geste, le petit cloporte resta encore de longues heures à observer la petite bille brune qui n’allait pas tarder à devenir sa préférée. Mais rien ne se produisit. Bientôt, le sommeil le rattrapa et il fit à nouveau rouler sa découverte sous son lit : elle serait son secret. Il regagna sa paillasse et, pour la première fois, s’endormit sans appréhension.
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