V - Monsieur Bonheur - Cécile
Sa sœur jouait à attraper les pigeons.
Assise sur un banc dans le parc du quartier, Cécile observait. Elle observait les enfants courir, crier, se bousculer, pleurer parfois. Et elle voyait surtout, comme un trou noir au milieu du décor, sa sœur de trente-trois ans jouer à attraper des volatiles dégueulasses.
Parfois, elle se demandait ce qui avait pu à ce point meurtrir le cerveau de sa sœur. Le rendre aussi épais, gluant et illogique que de la confiture à la myrtille.
Parfois, elle se demandait ce qui avait pu la rendre folle.
Dans deux heures, elle ramènerait cette brindille trop maigre à l’hôpital des fous. Elle trainerait vaillamment cette grande enfant, cette petite adulte jusqu’à cette chambre blanche et spartiate où des œuvres sans queue ni tête s’affichaient aux murs. Au final, ces grandes feuilles de papier Canson bariolées n’avaient de sens pour personne, sauf pour un esprit brisé : c’était des morceaux de cerveau ramolli.
Dans deux heures, elle enfermerait à nouveau sa sœur dans sa prison médicamenteuse pleine de hurlements inhumains. Ou trop humain. Chargés d'une trop grande douleur.
Dans deux heures, sa sœur n’aurait pas réussi à attraper un seul pigeon.
Cécile a vingt ans.
Parfois, elle ne se souvenait plus de sa sœur d’avant. Sa sœur avant cette douleur de l’âme qui avait fini par lui donner un cerveau de confiture goût myrtille.
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