II - Théo Ted

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II - Théo Ted

Son reflet tout entier croqué dans le miroir de la chambre, elle examina avec un semblant de dégout ce corps anguleux. Les membres maigrelets, les genoux cagneux, les fesses trop plates, les pieds trop grands, les mains trop rudes. Elle passa les doigts sur ce torse large sans poitrine, poursuivi sa course sur le ventre plat pour parvenir à la lisière des hanches étroites. Elle n’osait pas s’aventurer plus loin : il y aurait eu quelque chose d’immoral à le faire. Ce corps là, ce n’était pas elle.

Théo Ted était une femme née dans une enveloppe d’homme et de son propre avis, cela lui rendait la vie quelque peu chaotique. Il y avait une forme de supplice à être étrangère du corps qui nous renferme.

- Tu es prête ?

La tête auréolée de boucle brune de Mélissandre pointa dans l’entrebâillement de la porte. Elle avisa le corps nu donné en pâture au miroir et par-dessus le reflet de son épaule, Théo aperçut sans mal le regard de sa sœur se ternir. Elle s’invita dans la chambre, radieuse de féminité inconsciente et fit quelques pas pour se placer dans son dos. Elle nicha son menton dans le creux de son épaule et entoura son torse creux de ses bras couvert de breloques clinquantes.

- Tu es une belle personne, Théo.

En superposition, dans le reflet du miroir, la rondeur des hanches de Mélissandre comblait les lacunes des siennes et son étreinte aurait pu cacher le rond d’une poitrine. Alors, un léger sourire creusa les joues de Théo. Ramenant sa main près de son visage, elle desserra ses doigts révélant le comprimé blanc piégé dans le creux de sa paume. D’un geste devenu rituel, elle engouffra la dragée d’Estradiol.

Théo était titulaire d’un master en microfinance et développement social. Un programme sur cinq ans particulièrement insipide et barbant. Il était doué avec les chiffres, tout le monde le lui avait toujours dit. Grace à cela, il avait obtenu une place plutôt prestigieuse dans une banque des beaux quartiers de Paris.

Et puis un matin, il avait décidé que c’était assez. Qu’il était temps.

Il avait répondu pleinement aux attentes de chacun, à présent c’était l’heure d’assouvir ses propres aspirations. En devenant elle.

Aujourd’hui, plus personne ne lui rabâchait son don pour les finances. En revanche, on ne cessait de lui rappeler qu’elle avait gâché sa vie. Elle avait perdu son travail, son appartement, certains de ses plus proches amis et même une partie de sa famille. Elle était devenue une habituée des traitements hormonaux et de cette lente attente de la transformation. Du changement de ce corps vers ce qu’elle était au creux de l’âme.

Il avait fallu retrouver un travail : il était couteux de changer de sexe. Dans sa situation, elle s’était vite rendue à l’évidence qu’un patron peu regardant prévalait sur un poste correspondant à ses aptitudes. Et en feuilletant un quotidien quelconque un matin, elle avait déniché l’annonce du Marquis Robert Jean Alphonse de Montyboulu.

« Vieil H. excentrique cherche H. à tout faire.

Compagnie / entretien quotidien grd demeure.

Rémunération intéressante / logement inclus.

Prise de poste ASAP »

Et quelques mois plus tard, en ce beau dimanche après-midi, elle posait pied en gare de Trouville. De là, elle récupérerait sa vieille Renault 4 qui patientait sur le parking à chacun de ses weekends chez Mélissandre. Et il lui faudrait une bonne heure supplémentaire sur les routes cahoteuses entre vaches et prairies de Basse-Normandie pour rallier le manoir.

Le domaine avait piètre allure : le portail rouillé s’ouvrait sur une vingtaine d’hectares en friche. Seuls les abords du logis du garde-chasse et de la demeure du XIXé siècle bénéficiaient d’entretien. Isolée du monde par sa barrière végétale, ses briques envahies de mousse et sa toiture en partie écroulée, il se dégageait de la bâtisse un sentiment ténu d’abandon. L’intérieur était pire encore : entre ses murs s’entassait un bric-à-brac digne des brocantes les plus extravagantes. Et puis, il y avait le gouffre.

Théo s’assura de se garer le plus loin possible de ce trou sinistre et prit grand soin de l’éviter du regard en gagnant l’entrée du manoir. Il régnait dans le grand hall un silence poussiéreux qu’elle avait appris à apprécier. Elle gravit l’escalier et chaque marche grinça sous ses pas dans une partition de bienvenue toute singulière. Parvenu au second étage, elle bifurqua dans un long couloir encombré de meubles drapés, condamnés à l’oubli. À la troisième porte, elle tira un trousseau de sa poche, déverrouilla la serrure rouillée et, à grand renfort de coups assénés au chambranle, fit basculer le battant. Elle était de retour dans ce qui s’apparentait le plus à un chez elle.

Quelques heures plus tard elle avait revêtu sa tenue formelle : le pantalon à pince d’homme, la chemise grise à force de lavage et le gilet de laine. Plantée bien droite devant la porte close du petit salon, elle avisa une dernière fois l’heure à sa montre : il était temps de prendre son service. Ce ne fut qu’au troisième de ses coups laissés sans réponse, que le battant consentit à s’ouvrir de lui-même. Et la pièce s’offrit à son regard. Elle vit le petit secrétaire renversé, l’horloge éventrée, les feuillets tapissant le sol. Et la flaque d’écarlate s’imprima sur sa rétine. D’abord, elle ne comprit pas. Puis, un cri enfla dans sa poitrine pour s’éteindre en un gargouillis étrange. Et, alors que son teint transitait du livide au verdâtre, elle sortit son téléphone pour y pianoter un 17.

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