V - Le gouffre

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V - Le gouffre

- C’est un puits initiatique.

Salamander s’était chargé de prévenir les deux inspecteurs de la découverte des traces dans le jardin. Il était revenu entouré d’agents à la mine atterrée, abasourdis d’avoir manqué un tel indice. Théo, elle, n’avait pas bougé d’un pouce, le regard perdu au fond de l’abîme. Et lorsque l’homme s’était à nouveau tenu à ses côtés, elle ne trouva rien d’autre à lui dire.

- Il est inspiré de celui du palais de la Regaleira au Portugal. Il symbolise la mort dans la descente et la renaissance par l’ascension.

De sa voix éraillée d’homme, elle déversait son savoir dans l’espoir que cette litanie conjurerait sa peur. Elle ne pouvait détacher son regard du trou et de cet escalier s’enfonçant toujours plus loin dans les entrailles de la terre. Neuf paliers bordés de colonnes et, tout au fond miroitant dans la pénombre, l’éclat froid d’un bassin. C’était au-delà de la simple peur, cet endroit l’avait terrifié dès le premier jour.

Il y eut un déclic et la lumière crue d’une lampe torche inonda le parvis des premières marches. Théo releva la tête et ses pupilles s’ancrèrent dans celles, insondables, de Salamander. L’homme arborait toujours ce sourire scindant son visage en deux, mais ses yeux ne s’accordaient jamais à ses lèvres. Il y avait un message dans ce regard, qu’elle ne déchiffrait pas.

- Et si nous commencions par mourir ?

Ces quelques mots achevèrent de lui glacer les os.

Ils observaient un silence pesant, les frappes régulières de la canne de l’étrange détective marquant le rythme de leur descente. Un coup, un pas. Théo focalisait l’entièreté de son attention sur cette redondance bienvenue, occultant tant bien que mal son angoisse. Et puis, ils avaient atteint le quatrième palier et elle s’était sentie obligée de briser le mutisme ambiant.

- Pourquoi tenez-vous tant à trouver ce fichu chat ?

- Parce que les chats ont des yeux et voient bien mieux que les meubles.

Le gouffre se remplit à nouveau d’un silence sirupeux. Il était étrange de parler dans cet endroit. Contrairement à ce qu’elle aurait cru, les mots ne s’y envolaient pas en échos bruyants. Ils semblaient à peine s’échapper des lèvres, contenus en chuchotement, comme aspirés par le gouffre.

- Qui cherchez-vous à devenir ?

Cette interrogation tissait son quotidien depuis tant d’années et avait été formulée de tant de manières possibles, que Théo ne prit même pas la peine d’y réfléchir : sa réponse fut automatique.

- Une femme.

Même les yeux rivés au sol, elle sentit l’incompréhension suintée de son interlocuteur et les frappes régulières de la canne cessèrent. Mais Théo poursuivit son chemin. Dans son crâne un métronome imaginaire prit le relais des coups sur les pavés. Elle ne devait pas s’arrêter maintenant ou elle ne repartirait plus.

- N’en êtes-vous pas déjà une ?

La voix lui sembla s’y proche qu’elle en sursauta violemment. Elle releva la tête pour constater la présence de Salamander, toujours à ses côtés. Elle aurait pourtant juré l’avoir laissé derrière elle. D’une œillade, elle comprit que le bougre avait seulement cessé de tambouriner le sol de sa canne. D’ailleurs, le faisceau de sa lampe torche continuait d’éclairer son chemin.

- Voyons, regardez-moi.

- Je vous regarde.

Et quelque part, elle sut que ces yeux là n’étaient pas de ceux qui mentent où se moquent. Et qu’ils la voyaient vraiment.

- J’ai le corps d’un homme.

- Alors, c’est une question d’ordre physique ?

- Evidemment.

Ils n’avaient pas ralenti le rythme de leurs pas et bientôt ils passèrent le sixième palier.

- Vous êtes trop soumise à l'image que vous renvoit le monde.

Théo, qui n’en était pas à sa première révélation farfelue de la nuit, se contenta de demander des éclaircissements. L’homme haussa les épaules et elle crut détecter une pointe de lassitude dans ses pupilles.

- Je vous ai demandé qui vous vouliez devenir, pas ce que vous vouliez devenir. Homme ou Femme, aucune importance : le genre n’induit aucune différence d’âme. D’où vient ce besoin constant de caractériser les individus ?

Ces questions n’en étaient pas vraiment et elles n’appelaient à aucune réponse.

- Chacun est particulier. Différent et unique. C’est une force que nous considérons comme faiblesse. Pourtant, en tirant parti de nos dissemblances, nous arriverions à former un ensemble plus cohérent. Je vous regarde et je vois Théo Ted, n’est-ce pas suffisant ?

Sans savoir pourquoi, elle se sentie jugée par ces paroles et une colère sourde lui brouilla la vue.

- Non ça ne l'est pas. Mon corps et mon âme ne s'accordent pas. Tout serait beaucoup plus simple si j'étais née femme.

- Vous êtes née femme Théo. Et votre corps n'est pas une erreur, il fait parti de vous. Améliorez le si vous le souhaitez, changez le. Faites qu'il vous appartienne tout à fait. Mais surtout, je vous en prie, apprenez à vous aimer.

Cette dernière phrase sembla échapper aux lois du gouffre et rebondissant sur la pierre, elle resta un temps en suspens, les accompagnant de son écho. Puis, le silence revient, mais il n’y eut plus rien de pesant et l’atmosphère sembla bien moins menaçante. Ils restèrent silencieux tout au long des deux paliers suivants et lorsque Théo parvint à la dernière marche, sa gorge était serrée, mais ses pensées elles, semblaient plus légères.

   Les halos de la nuit se concentraient dans le gouffre, baignant le fond d’une lumière blanche. Elle s’avança de quelques pas sur le sol couvert de mosaïques délavées : de-ci de-là de vieux meubles de rangements étaient accolés au mur circulaire et au centre trônait le petit bassin. Un reflet miniature du ciel nocturne où le rond généreux de la lune semblait à porter de main. Théo avança un doigt à la surface du cosmos, touchant tout juste de la pulpe l’éclat froid de l’astre.

Ce soir, elle caressait la lune. Le reste pouvait attendre.

Tout du moins, aurait-elle pu profiter de cette sérénité si, dans son dos, le claquement de la canne avait cessé d’aller et venir d’un point à l’autre de la pièce. Il y eut quelques bruits de fouilles, le claquement d’une malle que l’on referme et le grincement d’un meuble que l’on tire. Quelques murmures exaspérés précédèrent le fracas monstre dû à la chute d’une commode. L’eau sous ses doigts fut parcourue de vaguelettes et se troubla définitivement. La mine contrariée et les mâchoires crispées, elle décida à prêter main forte à son étrange compagnon avant que celui-ci ne se tue par accident.

Il s’agissait d’attraper un chat qui ne souhaitait absolument pas se laisser attraper. Toute personne ayant déjà été confronté à cette situation en saisira la complexité. Nietzsche, la queue en panache et le poil hérissé s’était réfugié tout en haut d’une vieille armoire. Les babines retroussées et les oreilles plaquées, il feulait avec hargne à l’approche de la main que tendait le détective dans sa direction.

- Vous ne tenez pas beaucoup à vos doigts.

Salamander cessa net sa progression pour aviser l’air goguenard de Théo.

- Avez-vous une suggestion ?

- Laissez-moi faire.

Elle le poussa sur le côté et prit sa place face au terrible animal.

Deux longues heures de persuasion et de chantage furent nécessaires pour que le gros matou se laisse convaincre. Il sauta de son perchoir pour se blottir entre les bras de Théo, assise en contrebas. Toute ankylosée par sa longue attente, elle se redressa douloureusement, serrant son chargement contre son torse. Elle avisa Salamander, adossé à une vieille malle, profondément endormi. Plantée face au dormeur, elle lui asséna un coup de pied en travers des côtes. Il y eut un réveil en sursaut, quelques grognements et plusieurs jurons hargneux.

- Ne vous plaignez pas, je viens de passer plusieurs heures à récupérer ce chat et vous vous roupilliez.

Salamander se contenta de se relever en se massant le flanc, pestant entre ses dents. Il s’approcha lentement, encore méfiant tant envers Théo qu’envers Nietzsche et fini par se planter face à la gueule féline. Là, il reprit ses murmures et elle ne fut même pas surprise de s’apercevoir que le chat semblait y répondre. L’échange ne dura pas longtemps et l’homme afficha bientôt un grand sourire satisfait.

- Qu’avez-vous découvert ?

-Très chère, sachez que la seule victime de cette histoire fut une vieille horloge.

Sur ce, il détala vers les escaliers et entama la remontée en sautant d’une marche à l’autre. Théo leva la tête et avisa la trouée de ciel qui, avec l’arrivée du matin, teintait sa pénombre d’ocre. Elle soupesa le chat pelotonné dans ses bras, apparemment bien décidé à y rester et soupira en se remémorant le nombre de marches qu’elle allait devoir gravir. Il était temps d’amorcer sa renaissance.

Lorsque Théo se hissa hors du gouffre, suante et à bout de souffle, le ciel s’éclairait à l’est, coiffant la cime des arbres de reflets d’or. Dans le jardin bordant la demeure, une foule d’hommes en bleu s’activaient à récolter les indices tracés dans l’herbe. Tous arboraient les traits tirés des nuits mouvementées et une certaine lassitude accompagnait leurs gestes. Elle-même ressentait la fatigue s’infiltrer jusqu’au creux de ses os et brouiller son esprit. Pourtant, ainsi fourbue, elle se sentait plus sereine que jamais. Cette nuit avait été sans conteste l’une des plus longues et des plus horribles de sa vie. Et maintenant que le jour pointait, elle se sentait vide et étrangement paisible.

Gesticulant sur le parvis de l’entrée principale, Salamander semblait en grande conversation avec les deux inspecteurs. En avisant ce grand corps maigre se trémousser en tous sens, Théo fut prise d’une irrésistible envie de rire. Sa quiétude actuelle était loin du rationnel, mais rien ne l’avait vraiment été ces dernières heures. Nietzsche entre ses bras commença à s’agiter et s’avançant de quelques pas dans l’herbe, elle le déposa au sol. Le matou la gratifia d’un miaulement mi-reconnaissant, mi-dédaigneux et s’éloigna la tête haute.

A cet instant, le soleil perça la barrière végétale entourant la propriété, réchauffant les corps courbaturés et ravivant l’éclat des briques. Les fenêtres s’illuminèrent et la demeure retrouva un temps un peu de sa prestance.

Alors, il y eut le bruit d’une voiture remontant la chaussée à fond de train. Théo se retourna, plissant les paupières, mais sa vision resta éblouie par les rayons du soleil naissant. Elle distingua les contours d’une grosse berline qui, d’une manœuvre habile se gara à quelques mètres d’elle, projetant les graviers en tous sens. Un homme à la stature impressionnante s’extirpa du siège conducteur et elle eut tout juste le temps de le reconnaitre : George le garde-chasse. Il se dirigea vers le coffre et en sortit un étrange ensemble de cuir et d’acier entremêlé. Sur la pelouse, les policiers commencèrent à s’agiter, apparemment déconcertés d’une telle apparition. George, parfaitement imperméable à ce remue-ménage, ouvrit en grand l’une des portes arrière et déposa son fardeau juste devant. Là, il farfouilla un moment dans le mécanisme de ce drôle d’engin, fini par trouver ce qu’il cherchait et, après un déclic sonore, celui-ci se déplia miraculeusement pour laisser apparaitre une chaise roulante. L’homme se pencha à l’intérieur de l’habitacle et en ressortit chargé de deux jambes, deux bras, d’un torse maigrelet et d’une tête auréolée d’une toison grisonnante qu’il plaça délicatement dans la chaise. Ce ne fut que lorsque le garde-chasse s’éloigna pour refermer la voiture, que Théo reconnut le vieillard fluet.

- Bou Diou ! Mais que ce passe-t-il donc chez moi ?

L’interjection véhémente, étonnante venant d’un corps si frêle, eut le mérite d’imposer un silence de plomb. Le Marquis Robert Jean Alphonse de Montyboulu était de retour.

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