L’Ombre de nos frères
Dans l’enceinte de Nouvelle-Ville, l’ombre n’existe pas.
L’éclairage brut du soleil artificiel inonde la cité en axe vertical, s’infiltrant dans chaque recoin, chassant le clair-obscur, s’immisçant jusque dans les bâtiments d’habitation. Fouillant et affichant au regard de tous les secrets de leurs occupants.
Puis la nuit tombe. Mais ici, le verbe ne semble plus adapté : elle chute, elle s’écrase sur la ville avec la célérité d’un battement de cœur, et la régularité du métronome. 19h04 ou la fin du jour. L’éclairage centrale s’éteint, plus rien ne luit, plus rien ne s’éclaire et il ne persiste plus que les respirations policées des hommes et des femmes s’endormant au creux du noir, bercés par les vibrations du générateur d’oxygène.
Nulle place pour les ombres à Nouvelle-Ville, juste le trop clair du jour ou le trop sombre de la nuit. Le gris n’existe plus. Et pourtant, les fantômes demeurent.
La jeune femme applique ses paumes moites contre le tissu laiteux et tendu de sa robe. Son ventre pointe sous la large toge. Enceinte. De ses mains hâlées aux doigts tremblants, elle dessine les contours inédits de cette nouvelle rondeur.
Son regard anxieux voltige aux quatre coins de la pièce. Le blanc partout, pénétrant et froid, s’imprimant sur les murs, le sol, la porte, la table et la chaise. Et elle, petite humaine, sa peau si brune semble déchirer l’immaculé de cet espace stérile.
La chaise, ses pupilles s’y arriment avec envie, son ventre lui pèse, son dos s’escrime à la maintenir droite. Elle a mal, de sa nuque, jusqu’aux tréfonds de ses reins. Mais elle ne s’assoit pas. Elle n’en a pas reçu l’ordre.
Que fait-elle ici ? A-t-elle fait quelque chose de mal ? L’étau de ses doigts se resserre autour de son nombril. En face d’elle, la vitre sans teint lui renvoie son reflet aux allures d’animal traqué. Elle a peur.
Plusieurs heures sont passées. Ou peut être seulement quelques minutes. Elle perd la notion du temps. Ses douleurs se sont muées en crampes et elle tente de s’adosser discrètement contre le mur. Soudain, un grésillement emplit la pièce, lacérant le silence installé. Son tressaillement de surprise manque de la faire choir au sol. Elle s’astreint au calme, son angoisse est sans fondement, elle a suivi les ordres, elle n’a jamais dérogé aux règles fondamentales.
Le Système est juste, le Système est équitable, aucun tort ne lui sera reproché. S’accrochant à cette pensée comme à un psaume, elle avise du regard la trouée du mégaphone au-dessus de sa tête, qui ne cesse de chuinter.
_Le Système est juste, le Système est équitable. Rien n’est secret, tout est partage. Rien n’est exclusif, tout est divisible.
Le cantique résonne en vibrations métalliques dans la cellule et une fois encore, elle perd quelque peu contenance. Elle inspire profondément, se redresse et applique ses paumes sur ses paupières, occultant sa vue.
Le geste est symbolique : elle s’en remet au Système.
Elle entame à son tour l’hymne de Nouvelle-Ville. Sa voix tremble, son ton chancelle, mais les mots s’échappent de sa bouche par flots, sans hésitations. L’habitude. Son esprit et son corps sont forgés depuis l’enfance dans le moule de la répétition. Les jours et les nuits, les heures et les instants des habitants s’enchainent et se ressemblent sans inédits et sans surprises. Tout demeure similaire, ne laissant aucune part à l’inattendu. Sans imprévu et sans risque.
Jusqu’à l’incident.
Depuis, sa vie semble s’être échappée du carcan du planifié pour s’enfoncer toujours plus avant dans l’exception. Il n’est pas question ici pour elle de s’appesantir sur une perte de contrôle de son destin, elle n’a jamais eu la prétention de détenir pareil pouvoir. La tenaille solide que maintient le Système sur la communauté ne laisse aucune place à la souveraineté de l’être. Chacun le sait, chacun l’accepte, pour le bien de tous. La sécurité et la durabilité découlent du contrôle.
Sa voix s’éteint sur les dernières syllabes du laïus sociétal. Elle retire ses mains de son visage, lentement. Le blanc de la pièce lui égratigne les pupilles et durant un instant, le décor persiste à demeurer flou. Le mégaphone grésille toujours au-dessus de son crâne.
_ Identifiez-vous, citoyen.
Il n’y a plus rien d’humain dans les intonations rauques que débite l’appareil. Il y a un homme derrière pourtant, elle le sait. Elle s’attarde un instant sur la surface lisse de la vitre sans teint. Il l’observe. Combien sont-ils à l’épier, derrière cette fenêtre à sens unique ? De cet examen minutieux, elle ne peut que s’imaginer le poids des regards dont elle ne doute pas faire l’objet. Elle perçoit l’oppression de ces pupilles étrangères par le tressaillement désagréable coulant sous sa peau. Il y a quelque chose d’abjecte à ne pouvoir contempler les visages de ses juges. Elle reporte son regard sur ses mains tremblantes apposées sur son ventre. Les spasmes de ses doigts l’interpellent. Elle n’a rien fait de mal. Pourquoi aurait-elle peur ?
_Matricule RVC 561 N de la caste des soignants. Fille du matricule mâle RVC 558 N. Mon nom d’appellation est Isis.
Un silence s’installe. Elle se figure l’agitation des inconnus : elle les imagine vérifier fébrilement ses dires, son identité, son historique. Ils collectent les moindres bribes de sa vie, les assemblent, les filtrent, les étudient avec soin. Ils tentent de retracer sa personnalité via le prisme de ses expériences. Elle n’a rien à cacher, rien ne pourrait décemment être caché à Nouvelle-Ville. Elle n’a qu’une véritable crainte, celle qu’ils s’appesantissent sur l’insurrection du matricule femelle RVC 559 N. La faute d’insoumission peut-elle être targuée d’hérédité ? Un doute l’étreint.
La trouée grillagée crache à nouveau sa plainte macabre.
_Veuillez-vous assoir matricule RVC 561 N.
Enfin.
Elle s’avance péniblement vers la chaise, s'étonne un instant que ses jambes tremblantes suivent la cadence de ses pas incertains. Elle tire l’assise, libérant dans l'atmosphère pesante le crissement acide du métal sur le ciment. Elle s’y effondre sans grâce s’appuyant sur le dossier avec un soupire de gratitude, s’escrimant à soulager ses reins de la pesée de son ventre. Il n’est plus temps du paraître et de la bienséance, elle a bien trop mal pour s’appesantir sur les préceptes du savoir-vivre. Elle ferme les yeux un instant, repose ses paumes contre la rondeur fertile et tente de calmer son souffle saccadé par l’effort.
Derrière ses paupières closent, le crissement du mégaphone n’a pas cessé. Ils ne disent rien pourtant. Ils l’observent : ses réactions et son attitude. Ils analysent : son anxiété qui s’échappe par vagues des pores de sa peau, sa fatigue qui creuse ses yeux en ombres violettes, sa douleur qui traverse son corps à intervalle régulier, marquant sa bouche carmin d’une moue grimaçante. Elle garde les yeux résolument scellés. Elle refuse de leur livrer l’abîme de ses pupilles sombres. Elle a bien trop peur de ce qu’ils pourraient y découvrir. Elle a bien trop peur de ce qu’elle ne pourrait retenir dans le spectre de ses iris. Elle a peur de ses pensées qui s’affichent en nuances ambrées dans ses orbes bruns.
Le Système est juste. Le Système est équitable. Elle n’a rien fait de mal. Mais, qui sait ce qu’une prunelle peut révéler. Elle doute. Qui est-elle au tréfonds de son âme ? Ils pourraient se méprendre.
_Matricule RVC 561 N, vous avez été invités à comparaitre devant un Jury Citoyen suite aux événements en date du 23ème jour du quatrième mois du second décan du 6ème millénaire terrestre.
La formule est mal choisie : cette assignation n’a rien d’une invitation. Des hommes de la Milice Citoyenne sont venus. Tôt, bien avant la remise en service de l’allumage central annonçant le début du jour. L’un d’eux lui a ordonné de les suivre. Elle s’est exécutée. Elle ne s’est pas offusquée de l’intrusion soudaine des hommes armés. Elle a obéit. Elle a toujours obéit. Elle ne prend pas ombrage du traitement qui lui est réservé, elle n’est pas surprise. Elle n’a pas dormi la nuit ou les hommes sont venus, elle a attendu. Elle pressentait leur arrivée prochaine. Elle a vu quelque chose ce 23ème jour du quatrième mois. Quelque chose qui n’aurai pas dû être.
_Matricule RVC 561 N, à compter de cet instant et jusqu’à la levée de toute ambiguïté sur cette affaire vous êtes déchue de votre citoyenneté conformément à l’article 563-b du code de réglementation de la justice de Nouvelle-Ville. Comprenez-vous ?
Ses paupières frémissent, ses doigts s’enfoncent un peu plus dans la chair tendre de son ventre.
_Je comprends.
Son filet de voix s’éteint en un murmure inaudible. Désormais, légalement, elle n’existe plus.
_Jurez-vous de rester fiable et véridique dans vos réponses ? De ne relater que les faits établis et de suivre scrupuleusement les consignes qui vous seront données lors de cet interrogatoire ?
Un frisson désagréable remonte le long de ses bras, couvrant ses épaules d’une particule de sueur, étreignant douloureusement son estomac.
_Je le jure, pour le bien du Système et la stabilité de Nouvelle-Ville.
Pendant quelques courtes secondes, le silence reprend ses droits et seuls les crépitements anxiogènes du mégaphone demeurent. N’y tenant plus, la jeune femme s’aventure à ouvrir les yeux. Une nouvelle fois, l’immaculé de la pièce lacère son iris d’une douleur crue qui, remontant son nerf optique, assiège son crâne. Hagards, ses yeux se posent sur la vitre sans teint, se plongeant dans leurs propres reflets, avant de s’attarder sur la table. Simultanément, deux rectangles rouges apparaissent sur le plateau blanchâtre.
_Des capteurs émotionnels ?
Sa voix, rendue rocailleuse par l’anxiété, résonne douloureusement à ses oreilles. Dans sa nuque, sa sueur perle avec acharnement, descendant son dos en de longs sillons glacés. Ses iris refusent de se détourner des formes cramoisies. Elle sait ce qu’ils sont. Elle sait que le moindre de ses ressentis sera analysé par les algorithmes du Grand Ordonnateur. Le mensonge est prohibé et au-delà de cela, elle ne pourra rien dissimuler. Un chuintement étrange s’installe, l’homme qu’elle imagine derrière la vitre semble décontenancé par sa brusque intervention. Elle a transgressé le protocole, aucun prévenu n’est autorisé à prendre parole sans accord préalable. Ses dents se plantent douloureusement dans sa lèvre inférieure. Elle a fait une erreur.
_Matricule RVC 561 N, nous vous rappelons que vous n’êtes nullement autorisé à vous exprimer sauf réponse attendue. Ceci sera notre unique avertissement. Placez vos paumes sur les capteurs.
Elle inspire difficilement, luttant contre ses poumons oppressés par la tension qui parcourt son corps, raidissant ses épaules, son dos et ses cotes. De ses mains malhabiles, elle se saisit de son assise et la rapproche de la table. S’installant contre de dossier de fer, elle élève ses bras au-dessus du plateau, avise une dernière fois ses doigts tremblants et abat ses paumes contre les panneaux rouges. Une légère décharge traverse sa peau, de ses ongles à ses poignets. La surface écarlate arrime ses milliers de capteurs indécelables dans ses pores et bientôt, elle se retrouve dans l’impossibilité de bouger ses mains. Le rouge se ternit, laissant place au vert brut. Le contact est établi.
_Nous allons débutez l’interrogatoire. Vous avez l’obligation de répondre à toute question qui vous sera adressée.
Les yeux rivés sur ses mains immobiles, elle se contente de marquer son assentiment d’un signe de tête. Elle passe le bout de sa langue sur ses lèvres sèches. Elle a soif.
_Que pouvez-vous nous dire sur l’Accord des Arches du 14ème jour du sixième mois de l’an 3254 ?
La rengaine de ses cours d’Histoire Humaine lui revient en mémoire avec la clarté et la violence d’une réminiscence. Les mots se ruent hors de ses lèvres avec un automatisme et une précision académique. Elle ne réfléchit pas, elle n’a aucun contrôle sur l’exposé qui s’évertue à sortir en flots d’entre ses dents. Sa langue entame une danse dénuée d’entrave et une fois encore l’habitude prend le pas sur la réflexion.
_Aux prémices du troisième millénaire, l’humanité atteignit les vingt milliards d’âmes. La Terre, déjà appauvrie par la mauvaise gestion de ses ressources et par la sur-exploitation de ses réserves, entra dans une configuration de survie. Durant les deux cent ans qui suivirent, elle resta désespérément stérile. Les végétaux mourraient inexorablement sans prémices d’une nouvelle génération pour les remplacer, malgré l’assistance humaine. Plus rien ne poussait. Des analyses révélèrent que les sous-couches du manteau supérieur s’étaient condensées en uranium, rendant impossible tout développement végétal, polluant les réserves phréatiques. La Terre devint inhospitalière. En l’espace de quelques mois, les réserves de nourriture et d’eau potable mondiales se tarirent. Les herbivores, par manque d’apports, furent les premiers à s’éteindre, anéantis en partie par une chasse constante de leurs prédateurs affamés. L’Homme n’a pas dérogé à la règle et ne tarda pas à venir à bout des carnassiers quelques décennies plus tard. Et bientôt, il ne resta plus que nous.
Il y a quelque chose de rassérénant à débiter une litanie sans fausses notes. La jeune femme respecte un silence bref. Elle s’attarde sur son souffle tranquille, le rythme de son cœur parfaitement serein. Elle reprend contenance. Elle connait parfaitement son texte, elle sait ce que l’on attend d’elle.
_L’humanité fut bientôt ravagée par les guerres. Guerres de faim et de soif. En l’an 3212, la population mondiale ne comptait plus que trois milliards d’âmes. C’est là, qu’un miracle se produisit : de par le monde, huit zones, jusque-là restées parfaitement stériles à l’instar du reste de la planète, redevinrent fertiles. Les luttes pour la possession de ces oasis firent naitre de sanglants échanges entre les différentes tribus des survivants. Voyant que notre race se précipitait vers l’abime, en 3228, nos ancêtres décidèrent d’élire un représentant pour chaque peuplade. Ils tinrent conseil le 14ème jour du sixième mois de l’an 3254, décidant du sort de l’humanité. Cette date est restée en mémoire sous l’appellation de l’Accord des Arches.
Sa tirade touchant à sa fin, la jeune femme étouffe un raclement de gorge douloureux. Les parois de sa bouche revêtent la consistance du papier de verre. Elle tente de rassembler le peu de salive qui lui reste afin de soulager passablement sa soif, en vain. Immuable, le mégaphone ne cesse de grésiller sur sa gauche.
_Expliquez-nous le concept des Arches.
Elle ne saisit pas la raison qui les pousse à lui demander de retracer leur histoire. Elle n’y réfléchit pas plus avant. Elle sait répondre à leurs interrogations et cette certitude rassurante lui suffit.
_Lors de cet accord, les membres du conseil élus présentèrent tour à tour plusieurs solutions pour pallier à la survie de l’Homme. Après d’âpres négociations, une seule fut gratifiée par la majorité : la construction de huit Arches de survie sur les zones fertiles. Plusieurs années furent nécessaires à leurs conceptions. Nos ancêtres durent puiser dans les technologies de générations antérieures, délaissées jusqu’alors. D’une superficie de plusieurs milliers d’hectares chacune, les zones furent tour à tour recouvertes d’un dôme de verre impénétrable et équipées d’un générateur d’oxygène ainsi que d’un soleil artificiel, tous deux parfaitement autonomes. La gestion de leur écosystème interne fut placée sous la responsabilité d’un Grand Ordonnateur. Un pour chaque Arche.
La jeune femme se déplace discrètement sur l’assise rigide. Son ventre la tiraille à nouveau et ses reins souffrent de sa posture inconfortable.
_Placez-vous toute confiance dans le Grand Ordonnateur ?
La question s’étend dans le silence de la salle, semblant remplir l’espace par ses attentes informulées. Le rythme cardiaque de la prévenue est pris de balbutiement. Pourquoi une telle question ? Ses pupilles se fixent sur les capteurs sensoriels. Sous la poussée du malstrom de ses ressentis, le vert pali jusqu’au jaune maladif. Elle est anxieuse. Elle s’astreint à calmer sa respiration sifflante.
_Les Arches sont encore à ce jour, parfaitement fonctionnelles. Rien ne peut mettre en doute la parfaite maitrise du Grand Ordonnateur. Je crois au Système et je place une confiance absolue dans son discernement.
Elle ne sait rien des conclusions de ses juges. Cette réponse est-elle satisfaisante ? Est-elle ce qu’ils attendent d’elle ? Sous ses doigts, le Grand Ordonnateur sonde la moindre de ses pensées. La lueur reprend peu à peu une teinte verdâtre. Une plainte de soulagement inaudible lui échappe et ses épaules se relâchent : les algorithmes la croient.
_Que savez-vous de la Purge ?
Elle guette, fiévreuse, la tonalité lumineuse sous ses paumes, aucun changement ne s’opère. Et c’est l’unique chose qui lui importe à présent.
_Lorsque les Arches furent déclarées fonctionnelles, il apparut qu’elles ne pourraient contenir l’ensemble du reste de l’humanité. Il fallut faire un tri. Les élus furent choisis en fonction de leurs aptitudes, leurs apports à la communauté, leurs âges, leurs potentiels de reproduction, leurs stabilités psychologiques et leurs attributs génétiques. Seul un centième de la population restante valida ce test.
Le ton de son plaidoyer reste neutre. Cette section de l’histoire ne suscite chez elle aucune émotion particulière. Elle comprend la radicalité d’une telle sélection et sous sa peau la lueur reste verte.
_Quel était ce potentiel de reproduction obligatoire pour chaque candidat ?
_Les jumeaux. Ils devaient être issus d’une fratrie de jumeaux.
_Pour quelle raison ?
Les questions s’enchainent et les réponses lui viennent avec le naturel des répliques préconçues. Elle est en territoire connu.
_Pour favoriser le renouvellement exact de la population des Arches. Deux géniteurs, une seule reproduction, deux descendants.
Le grésillement du mégaphone prend place sous le silence des inconnus. Elle attend, tente de relâcher les muscles crispés de ses épaules et, échoue misérablement avant d’abandonner toute tentative de se détendre.
_Matricule RVC 561 N, rappelez-nous votre fonction au sein de Nouvelle-Ville.
_Je suis membre de la caste des soignants, spécialisée dans la recherche métabiologique humaine. Je m’emploie à l’amélioration assistée des futurs membres de notre Arche.
_Et quels ont été les changements opérés par vos prédécesseurs depuis la création de celle-ci ?
_Il y a mille cinq cent ans, les fœtus ont été génétiquement façonnés afin de s’assurer que leurs descendances répondraient au mieux aux besoins du Système : de futures grossesses gémellaires saines et dizygotes comprenant les deux sexes. Un mâle et une femelle.
_De nos jours quels sont les probabilités d’échecs de cette modification ?
La question la laisse un moment perplexe.
_Aucun échec n’est recensé à ce jour. Bien que, d’un point de vue scientifique, il soit envisageable.
Un sursaut de lucidité lui fait prendre conscience de ses dernières paroles : celles-ci pourraient-elles remettre en doute sa parfaite confiance en la clairvoyance du Système ? Une gangue glacée compresse ses poumons et dans un regain de panique, les mots s’échappent de ses lèvres sans contrôle. Sous ses mains, la lueur oscille dangereusement vers l’ocre.
_Je ne mets là nullement en doute la toute-puissance du Système. Je ne doute pas que les algorithmes ont dû pallier à cette éventualité.
_Quel pourcentage ?
L’interrogation soudaine lapide son semblant de justification, l’abandonnant dans le carcan de l’incompréhension.
_Pardon ?
Sa voix maladroite trahit à elle seule les nébuleuses contradictoires traversant son esprit.
_Quels sont, d’après vous, les pourcentages de tels échecs ?
Elle ne répond pas. Une pierre compacte vient de se loger entre ses cotes, emprisonnant son estomac dans une tenaille féroce. La question n’admet pas d’hypothèses. Il n’est pas question de subjonctif. Et, dans l’abîme de ses entrailles, là, bien à l’abri dans le cocon de chair, l’un de ses enfants remue doucement. Elle ressent ses mouvements confus jusqu’aux tréfonds de son âme. Maintenant, plus que jamais.
_Je ne peux pas m’aventurer à vous présenter une réponse exacte sans études préalables. Je ne refuse pas d’obtempérer à votre demande, mais je crains de ne pouvoir être véridique dans mon analyse sans recherches sur le sujet.
Elle fuit. Elle ne veut pas répondre. Elle ne veut pas savoir. Le silence s’éternise, elle se sent seule soudain, pour la première fois depuis le début de cette fastidieuse journée. Seule, harassée et perdue. En réponse, ses doigts s’entourent d’un halo grisâtre. Peu à peu, l’engourdissement caractéristique de l’immobilisation lui ronge la paume.
_Présentez-nous votre frère.
La jeune femme redresse vivement la tête. Sous l’impulsion du geste une douleur cuisante étreint ses cervicales. Elle n’y prête aucune attention, aux abois elle guette avec inquiétude la fenêtre à sens unique. Pourquoi associer son frère à cette affaire ?
_Matricule RVC 560 N, de la caste des précepteurs. Son nom d’appellation est Éric. Il enseigne les Sciences appliquées au sein de l’école centrale.
_Que savez-vous du matricule femelle RVC 559 N ?
Une crainte soudaine affuble ses iris d’un éclat mordoré. Brusquement, l’oxygène ne parvient plus à ses poumons, elle s’agite, tente de reprendre le contrôle de son souffle. Elle redoute qu’ils l’interrogent à ce propos depuis le début de l’entretien. L’angoisse la suffoque, ses halètements résonnent en échos funèbres entre les murs aseptisés. Et bientôt, les capteurs s’affichent en écarlate.
_Répondez à la question matricule RVC 561 N.
Le rappel à l’ordre n’a rien d’une proclamation tonitruante. Mais elle perçoit sans peine la menace sous-jacente.
_Le matricule femelle RVC 559 N a été jugé justement et souverainement par une Cours citoyenne il y a vingt-deux ans pour insurrection.
Elle maudit le chevrotement de sa voix. Elle maudit sa faiblesse. Elle maudit le rouge grenat qui siège sous ses paumes. Et plus que tout, elle maudit les fautes de sa génitrice.
_C’était ma mère. Elle a connu la sentence du Renouvellement. Son corps préalablement incinéré, nourrit depuis lors les viagers fruitiers.
_Que pouvez-vous nous dire au sujet des fantômes ?
L’abrupte revirement de l’interrogatoire la laisse esseulée un instant.
_Les fantômes ?
_Niez-vous avoir connaissance de leurs apparitions ?
La sueur ruisselle en sillons âpres sur sa peau, l’abandonnant aux courants glacés parcourant sa cellule. Elle doit rester sereine. Elle n’a commis aucun tort.
_Absolument pas. Je sais que l’Arche de Nouvelle-Ville fut construite sur une zone fertile particulièrement soumise au rayonnement solaire. Pour pallier à cet excès et éviter toute interaction néfaste avec l’écosystème de la communauté, notre Grand Ordonnateur a revêtu notre Dôme d’un écran protecteur pratiquement opaque. Les premiers fantômes sont apparus il y a 180 ans, sans explication. Depuis, ils n’ont cessé de se multiplier. Ce sont des formes humanoïdes étranges que nous apercevons régulièrement au travers du couvert du Dôme.
Elle hésite un temps avant de poursuivre.
_Pardonnez mon interrogation précédente, je préfère leurs donner l’appellation d’ombres.
_Pourquoi un tel nom ?
_Je trouve celui de « fantôme » trop menaçant.
_Et vous ne pensez pas que ces apparitions puissent être menaçantes ?
_Non.
Elle ne peut pas mentir. Sous ses doigts, les capteurs ont repris leur variante de jade. Elle ne se risquera pas à la dissimulation au risque de les voir afficher le parme.
_A quand remonte votre premier aperçu des fantômes ?
_A l’âge de sept ans.
Elle se retient, elle expire lentement. Elle ne diffame pas. La question n’englobe après tout que la période de cette première entrevue. Elle n’est pas contrainte de leur en révéler la teneur. Rien ne l’oblige à leur dévoiler cette habitude, qu’elle a prise depuis ce jour de l’enfance, de se confier à son ombre. La sienne car toujours la même. Il est malaisé de différencier les fantômes, mais elle l’a fait. Son ombre, parce qu’Il a grandi au même rythme qu’elle : enfant, adolescent, puis adulte. Se transformant au fil des saisons de son propre corps, comme un reflet noirci de sa propre existence. Son ombre car, lorsqu’elle s’aventure à poser sa paume contre la paroi lisse du dôme en ce geste symbolique établit entre eux, Il y appose la sienne en réponse. Avec pour seule barrière, l’opacité du verre. Mais cela, elle le tait. Parce que son attitude dans ces instants flirte dangereusement avec l’intolérable. Et sur la table, les marqueurs conservent leur parure olive. Elle s’autorise un léger sourire. C’est une petite victoire.
_Parlez-nous de votre frère.
Les idées encore enchevêtrées dans les limbes de ses souvenirs, elle ne note pas la redondance de prime abord. Puis celle-ci s’impose, agressive, s’inscrit dans son esprit le nappant d’incompréhension. L’anxiété reprend ses droits.
_Matricule RVC 560 N, de la caste des précepteurs. Il se prénomme Éric. Il enseigne les Sciences appliquées aux élèves aspirants soignants au sein de l’école centrale. Il n’a aucun rapport avec l’événement qui m’amène devant vous aujourd’hui.
La crainte du sort de son frère la rend bien trop téméraire.
_C’est à nous de juger de cela, n’oubliez pas votre condition RVC 561 N.
Les capteurs oscillent entre la maltaise et la sanguine.
_Combien avez-vous de frères ?
Ses iris se braquent irrémédiablement sur le mégaphone. Elle a peur. Tellement peur. La bête d’angoisse la happe avec gloutonnerie, lapant sa chaire, comprimant son cœur jusqu’à l’implosion. Que cherchent-ils ?
_Un seul, comme c’est le cas pour chaque habitant de Nouvelle-Ville. Mon jumeau, le matricule RVC 560 N.
Le silence qui suit sa déclaration la laisse désespérément seule à combattre ses démons rhétoriques. Elle n’arrive pas à déceler leurs attentes. Elle ne comprend pas leur intérêt pour son frère. Et surtout, elle tente de relayer au fin fond de son inconscient l’écho malsain que suscite en elle leur dernière question.
_Relatez-nous les événements en date du 23ème jour du quatrième mois du second décan du 6ème millénaire terrestre.
La voici, la raison de cet interrogatoire. L’événement qui, par son existence même, a rendu son destin bancal. Et lorsque les mots s’éparpillent hors de sa bouche, chacun semble emporter avec lui un peu du poids de ses angoisses. Ils sont là pour son témoignage. C’est lui qu’ils veulent. Rien de plus, une fois son récit livré, ils la laisseront retourner à son quotidien orchestré.
_Il était tôt. Je me rendais au laboratoire d’analyse prendre mon poste du matin. Je n’ai pas remarqué immédiatement l’étrangeté qui englobait la ville. C’est un scintillement dans l’air qui m’a interpellé. J’étais déjà à mi-parcours, je traversais les jardins à l’extrême Est, aux limites de l’Arche. J’ai relevé la tête de mon dossier pour identifier cette lueur et je me suis aperçue de l’absence de l’écran protecteur opaque du Dôme.
Au rythme de son monologue, elle perçoit encore l’effleurement sensuel du soleil sur sa peau. Cette étreinte langoureuse dont elle ne profitera plus, mais dont elle ne peut oublier l’empreinte indélébile et charnelle.
_Les mégaphones de rues ont commencé à alerter les citoyens de la situation, nous astreignant au calme et à poursuivre notre journée.
_Vous avez donc rejoint le laboratoire ?
_Non.
_Pour quelle raison ?
_J’ai vu un fantôme.
Derrière le filigrane de ses pupilles, les souvenirs s’entrechoquent. Les jardins, l’éclat ardent de l’astre, la litanie incessante des mégaphones et le fantôme. Juste à quelques pas, son regard d’obsidienne la détaillant sans retenue, parfaitement net au travers du Dôme translucide. Etrangement, alors qu’il lui apparait ce jour-là, plus clairement qu’il ne l’a jamais été, elle ne le reconnu pas immédiatement.
_Décrivez-le.
_Grand, brun, la peau foncée. Un homme semblable à n’importe lequel d’entre nous.
Son ombre. Sous l’emprise de cette révélation, elle avait occulté les jardins, l’astre et les ordres du Système. Elle s’était avancée, lentement, vers cet autre qu’elle ne découvrait pleinement qu’à cet instant. Et, sans la quitter des yeux, l’homme apposa sa paume contre la paroi de verre.
_Vous n’avez rien remarqué d’autre ?
Au creux de cette main, la peau rugueuse arborait une tache étrange, un losange presqu’idéal. Alors, elle avait contemplé sa propre paume au sein de laquelle, trônait depuis sa naissance, la même symétrie.
_Matricule RVC 561 N, combien avez-vous de frères ?
Seule, assise dans la cellule aseptisée, la jeune femme baisse son regard sur la rondeur de son ventre. Elle ne prend conscience de ses larmes que lorsqu’elles viennent s’écraser sur le tissu de sa robe en cercles imparfaits. Et elle pense alors, que peut être, dans les temps anciens, la pluie produisait les mêmes arabesques lorsque le ciel pleurait sur la terre.
_Deux.
Elle comprend. Le pourcentage d’échec dans la programmation de grossesses jumelées. Le bannissement des enfants non désirés et non prévus par le Grand Ordonnateur. La folie de sa mère. Et l’hérédité enfin, l’hérédité surtout. La faille du Système qui réside en son sein.
_Matricule RVC 561 N, jurez-vous de suivre toutes les directives qui vous seront adressées, quel qu’en soit la nature ?
La jeune femme contemple silencieuse, cette partie d’elle abritant le monde en création. Et alors qu’elle répond, sa voix implore autant qu’elle concède.
_Je le jure.
Sous ses paumes, la lueur reste désespérément verte.
Ils la libèrent. Elle ne les entend plus. Elle se contente d’acquiescer. Les capteurs relâchent leurs prises, mais ses mains restent inertes sur leurs socles devenus ternes. Ils lui commandent de partir. Elle obéit. Elle se lève, rejoint la porte, semblable dans sa démarche à un funambule ayant irrémédiablement perdu son fil d’Ariane. Elle s’arrête sur le seuil, déplace furtivement ses paumes sur son ventre dans un dernier geste de regret.
_Que vais-je dire à ceux qui resteront ?
_La vérité : qu’ils étaient deux.
Après son passage, la porte se referme sur la cellule avec la résonnance du glas.
Ses pas l’ont menée bien loin du Centre Judiciaire. Il est tard. Bientôt, on sonnera l’heure de la nuit et l’arrêt de l’éclairage centrale. Elle se tient là, à quelques centimètres du Dôme, à l’endroit exact où elle s’est tenue enfant à leur première rencontre. L’Autre apparait en filigrane sombre par-delà la frontière, comme pressentant son appel. Elle appose sa main contre le verre et, dans un parfait mimétisme, la paume de l’ombre rejoint la sienne. Alors, elle sait. Les citoyens de Nouvelle-Ville sont forgés depuis l’enfance au renoncement de leur propre individualité au nom du Système. Elle sait qu’elle ne s’y opposera pas. Et elle prie. Pour la première et unique fois, elle conjure silencieusement son Autre, son Ombre, son frère de prendre soin de celui à naitre. Celui qui, révoqué par le prisme social, ne tardera pas à le rejoindre dans son exil.
Elle comprend les exactions de sa mère. Elle sait que leurs origines prennent racine au-delà de la perte d’un enfant, au-delà de l’acte d’abandonner une part de sa chair. Ces circonstances seules n’auraient pu la détourner de sa dévotion toute citoyenne.
Mais voilà, au-delà de ces circonstances, il subsiste le doute.
Celui d’ignorer la finalité véritable du Dôme : est-elle d’empêcher toutes menaces extérieures, ou de les garder prisonniers en ses murs ?
Et cette incertitude, elle, peut mener à la folle insoumission.
Il n’y a nulle place pour les ombres à Nouvelle-Ville, juste le trop clair des jours ou le trop sombre des nuits. Nulle place pour le questionnement, juste le carcan de l’existence orchestrée et l’abandon du libre-arbitre. Le gris n’existe plus.
Et pourtant, les fantômes demeurent.
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