La vieille d'écarlate

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Extrait d'une lettre d'Aubrey Parker datée du 13 septembre 1995:

LA VIEILLE D’ECARLATE

"En face, il y a la vieille d’écarlate. Tout est rouge chez elle. Du manteau au cabas en passant par la robe de velours. Et surtout les lèvres, cramoisies. Comme mordues au sang. Tout est rouge, tout est rance. Jusqu’à l’odeur qui monte parfois, qui pique le nez jusqu’à faire vaciller. Une odeur tenace de sale et de vieux. Une odeur de misère trop longue.

Les vies sentent. Comme les gens. On garde sur le corps le parfum de nos épreuves.

J’ai quinze ans tout juste, assise sur mon banc. Je me rappelle que j’ai fui. Grandir n’est heureux pour personne. Et il y a cet âge où l’on fui pour tout. La fugue, c’est un peu grandir déjà. C’est dire non, presque pour de vrai. C’est s’offusquer d’un rien. On a mal de grandir, ça fait des creux au bide et des révélations dans la caboche. Ça use, ça étire, ça mouille le coin des yeux. Grandir, c’est apprendre que le monde tourne sans utilité.

J’ai quinze ans et j’ai le mal de grandir. J’ai claqué trois portes, changé cinq fois de taxis et marché des heures. J’ai des pieds de princesse: tout mous, tout doux qui s’échauffent jusqu’au sang. Mais je ne fais pas demi-tour. Le chagrin est gros.

J’ai trouvé mon banc dans un coin de vert. Les arbres, c’est rare par ici, dans cette forêt de béton. Alors ça attire, ça fascine presque. Et ça rassure un peu aussi. Je suis perdue, alors je m’assoie parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. L’idée de rentrer ne m’effleure pas. Plutôt crever, que de revenir en arrière. Je me crois invulnérable, en bonne enfant pas trop chahutée par la vie. Mais je veux être adulte déjà.

Sur l’assise de bois, il y a des graffitis et de la pâte à mâcher fossilisée dans les rainures. Je trouve ça sale. Je me décale, je ne veux pas laisser mon gilet trainer dessus. Il fait nuit. Enfin, il ne fait jamais vraiment nuit : les lumières de la ville prennent le relai du jour. Mais, le ciel s’est noirci, alors c’est la nuit.

Aujourd’hui, le pourquoi je me suis retrouvé là, je ne m’en souviens plus. La mémoire est un gruyère à trous sélectifs. On choisit toujours ce que l’on oubli. Même sans le savoir. On fait de la place pour le reste, comme on le ferait d’un disque dur. Il y a les souvenirs trop légers et ceux trop lourds. C’est ceux-là qu’on efface. Les premiers ne valent pas la peine d’être gardés. Les seconds ne doivent pas l’être. Et parfois, on se retrouve avec un trou de la taille d’un fromage.

Pour vivre, il faut oublier certaines choses. Ce qui m’avait poussé à fuir est sans importance. Le visage de la vieille d’écarlate, lui, m’est restée.

D’abord, je ne l’ai pas vu.

J’ai froid sur mon banc. Je ressers les pans du manteau et je me trémousse un peu. Un banc c’est dur et j’ai mal aux fesses. Je suis là depuis longtemps, à contempler mon malheur.

Si je me rencontrais maintenant, moi gamine sur ce banc, je ne me supporterais pas. Il y a une incompréhension des âges. On vieillit et on perd de notre fougue. De cette rébellion irrationnelle. Un jour, on devient assez grand pour payer les factures. On ne comprend pas plus le monde, mais on étouffe sous un tas de choses plus importantes. Le quotidien, l’administratif, la vie. Et on ne sait plus comment on était.

Je ne suis pas couverte pour une nuit dehors. Je ne connais rien du mal qu’inflige le froid. Je me dis que je vais finir par me réchauffer, enroulée dans mon gilet. Mais la nuit, le froid mord un peu plus à chaque heure. Bientôt, je remonte mes jambes sur l’assise et je me serre en boule. Comme si j’avais peur de perdre des morceaux. Puis, je pose mon visage sur mes genoux et mon regard croise le rouge de son manteau.

Je ne suis pas seule dans mon square. C’est une masse d'écarlate posée sur le banc d’en face. Juste en dessous d’un lampadaire défectueux. Ça remu et ça s’agite. Ça respire comme quelque chose de vivant. J’ai peur. Je me dis que ce n’est humain.

Voilà, juste comme ça, je lui retire toute humanité. J’ai peur, alors je me dis que c’est un monstre. Je me dis que c’est trop sale, trop rouge. Que je ne comprends pas, que ça ne ressemble à rien. Et puis, il y a cette odeur qui s’en échappe. Ça pue. Ce n’est pas humain, c’est sûr.

Cette capacité à dénaturé l’autre, on la garde toujours. Comme ça, on ne s’oblige plus à le comprendre. Lui, il n’est pas pareil. Pas comme nous. Et si c’est un criminel, on se déculpabilise : ce n’est pas vraiment un homme.

En face, la silhouette se redresse. Je serre un peu plus mes genoux contre moi. Je veux me faire petite. Je veux disparaitre. D’une capuche s’échappe des mèches de gris. Et dans ce gris, il y a un visage de rides. Et entre elles encore, il y a des yeux. Qui me regardent moi.

- Qu’est ce qu’tu fais là, la gamine ?

A ce moment, je ne sais déjà plus pourquoi j’y suis dans ce square, sur ce banc. Et je tremble. Parce que j’ai presque aussi peur que froid.

Il y a un accent dans cette question. Une façon de cracher les mots. Comme s’ils pourrissaient là, dans cette bouche cramoisie depuis trop longtemps. Une hargne.

Je réponds que je ne sais pas. Je n’ose pas ne pas répondre. Alors je réponds ça : que je ne sais pas. D’une voix presque éteinte, étranglée dans ma gorge.

Elle rit. Et son rire a les intonations d’un vieux moteur. Je trouve ça étrange qu’elle rit, comme ça. Je ne sais pas si ça me plaît. J’ai peur encore un peu.

- Tu dois pas rester comme ça. Fait froid.

Alors, la silhouette se redresse vers le ciel nocturne et le cramoisie s'envole. Une odeur de pourriture emplie mes narines. Le manteau est pesant sur mes épaules. C'est sale et ça pue mais il fait chaud soudain. Alors je ne me plains pas. Le visage de parchemin descend à hauteur du mien. Les rides déforment l'ovale, les taches brunissent la peau. Et l'haleine est putride.

- Comme ça tu risques plus rien.

Il y a de l'amour dans les pupilles. Tellement, que ça ronge, ça tord, ça serre le cœur et les tripes.Tant et si bien que je me mets à chialer.

Et puis je parle.

Je n’ai pas envie de parler à la vieille écarlate. Mais les mots se pressent et sortent malgré moi.

Et elle écoute mes petits malheurs d'enfant riche. Elle ne dit rien, elle ne juge pas. Et moi, je ne peux pas voir l'ombre sur son visage. Cette pesanteur d'une vie d'horreur. Je suis trop jeune.

Mon vomi verbal finit par se tarir et elle sourit. Ça illumine ses yeux comme des petits soleils.

Elle s'assied sur mon banc en plein sur les pâtes à mâcher. Elle lève une de ses mains couvertes d'engelures et la pose sur ma tête. Et dans un mouvement tendre, ses doigts glissent dans mes cheveux. Il y a de la crasse sous ses ongles et un relent de mauvais alcool dans son souffle.

- T'inquiètes pas gamine. Des pétrins tu en vivras toute ta vie. Mais à la fin, tu sais, ça ne compte plus tout ça. Parce qu'on finira tous en étoile.

Elle pointe le ciel de mazoute d'un de ses doigts tordus.

- En plein milieu de Cassiopée, tu vois, moi c'est là que je veux finir.

A l'époque, je n'ai pas la moindre notion d'astronomie. Et les yeux lourds, je ne distingue pas sa constellation.

Et je me suis endormie là.

Au matin, il n'y a personne d'autre que moi sur le banc. Moi et le manteau drapé sur mes épaules.

Si j'ai décidé de t'écrire aujourd'hui, c'est parce que je sais reconnaitre Cassiopée maintenant. J'ai appris à le faire dès le lendemain. Et chaque soir depuis, je la cherche dans le ciel.

Si je t'écris, c'est parce que Cassiopée à une nouvelle étoile depuis hier.

Une étoile incroyable, une étoile d'écarlate.

PS: S'il te plaît, ne cherche plus. Nous finirons tous en étoile."

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