Jaafar 1/2
Marrakech — Maroc
Cela fait tout juste un an que le kaléidoscope s’est réveillé. Après des décennies d’enfermement — l’équivalent de plusieurs vies humaines — coincé dans un tiroir, il a entamé une nouvelle existence, bien loin de la Chine, son pays d’origine. Une vie d’exploration et de voyages, qui lui a permis d’être plus actif et plus utile que jamais. Il faut dire qu’il forme une bonne équipe avec la petite fille. Personne, avant elle, n’avait été aussi réceptif à son langage et à ses messages, et ensemble, ils ont déjà accompli de grandes choses. S’il était capable de penser, l’objet se dirait que d’autres aventures l’attendent, qu’il reste beaucoup de pays à découvrir, de rencontres à faire, d’êtres à sauver. À défaut, il se contente de vibrer doucement et de répandre sa chaleur au creux de la main de Gisèle, en ami fidèle et reconnaissant…
— Et si on repartait ?
C’est Maman qui vient de prononcer cette phrase. Papa, Alphonse et moi la regardons avec le même air hébété, en nous demandant si elle plaisante.
— Ben quoi ? Ça fait un mois qu’on est rentrés, et la vie parisienne me fatigue déjà. On pourrait aller au Maroc dans un premier temps ? J’ai toujours rêvé de visiter Marrakech.
Papa éclate de rire et s’empresse de serrer Maman dans ses bras.
— Victoire, si on n’était pas mariés, je pense que je t’épouserais sur-le-champ !
Maman rosit de plaisir et moi je ne peux retenir un frisson de bonheur en réalisant combien ma mère a changé en quelques mois : elle qui ne voulait jamais quitter Paris, il a suffi d’une année sur les routes d’Amérique du Sud pour qu’elle soit à jamais gagnée par le virus des voyages !
Il faut dire que l’année écoulée s’est montrée riche en événements et en rencontres, pour mes parents, pour mon petit frère Alphonse, comme pour moi-même. Je ne parle même pas de la beauté des paysages qu’ont pu nous offrir l’Argentine, le Brésil, le Chili ou le Pérou ! C’était une expérience incroyable d’accompagner Papa pendant des mois sur un continent, de l’observer travailler à son album de photos et préparer son exposition. Celle-ci a eu lieu la semaine passée, dans une grande galerie parisienne, et elle a eu un gros succès. Papa a vendu beaucoup de clichés, il s’est vu commander des tonnes de livres, et il dit que si ses photos sont aussi belles, c’est parce que nous l’avons inspiré. Moi je crois que c’est grâce à mon objet magique surtout, le kaléidoscope acheté chez le vieil antiquaire de la rue du Commerce l’an dernier. C’est un instrument unique, doté de pouvoirs extraordinaires, qui m’a mise en relation de la plus étonnante des manières, avec des êtres toujours plus fascinants. Il est le meilleur ami que je pourrais jamais avoir, et je devrais peut-être rendre visite au brocanteur pour le remercier…
En attendant, je serre le cylindre enchanté contre mon cœur, et je regarde ma mère en souriant.
Et voilà, à peine rentrés, déjà repartis. Je n’aurai pas profité de ma chambre longtemps ! Cela ne me dérange pas, j’adore dormir dans les hôtels et changer de maison comme on change de vêtements. Je n’ai pas voulu le croire lorsque, au dîner, Papa nous a annoncé que nous reprenions la route. Enfin, les airs d’abord ! Un avion pour commencer, avant les 4x4, les quads, les bateaux… Encore une vie de voyages ! Sa décision faisait suite à l’idée de repartir, formulée par Maman il y a quelques jours. Papa nous a expliqué que devant le succès de son livre sur l’Amérique du Sud, il vient de se voir commander un autre album par son éditeur, album consacré à un nouveau continent. Comme Maman rêve de visiter Marrakech, il nous propose de parcourir l’Afrique. À nous le désert, la savane, les grands espaces et les animaux sauvages ! Nous repartons pour un an, et le voyage va commencer avec une approche en douceur, puisque dans quelques semaines, nous rejoindrons les îles du Cap-Vert, au cœur de l’océan Atlantique. Mais tout d’abord, direction le Maroc pour quelques jours de vacances, sans école pour nous, sans cours à préparer pour Maman qui nous fait la classe. Et départ demain, alors il faut vite filer au lit !
**********
Nous avons embarqué nos effets préférés dans des valises toutes neuves et pris l’avion pour le Maroc à la première heure. Nous venons d’arriver à Marrakech, et installons nos quartiers d’été dans un « riad », une habitation traditionnelle qui ressemble à un palais des mille et une nuits. La demeure comprend une cour intérieure — un « patio » — et une fontaine, bien rafraîchissante dans une ville où il fait très chaud. À l’étage se trouvent les chambres, et au-dessus, une grande terrasse qui n’est pas sans me rappeler « la Maison » de Buenos Aires, où j’ai vécu il y a presque un siècle, il me semble… Le décor est somptueux : mosaïques aux couleurs chatoyantes, tapis de laine épaisse, lampes et moulures aux formes originales. Tout ici est d’un dépaysement total. Dans l’air flottent des senteurs de menthe, de cannelle, de fleur d’oranger… De citron surtout. D’ailleurs, Alphonse et moi avons été autorisés à cueillir de gros fruits jaunes dans le jardin, et nous les tendons fièrement à Kamel notre hôte, qui les dépose au fond de son panier en nous disant avec un large sourire que nous pourrons l’aider à préparer ce soir un délicieux tajine de poulet.
Les yeux de Maman brillent comme ceux d’Alphonse dans un magasin de bonbons, et Papa la regarde avec le même bonheur, agrémenté de tendresse. Ce que je ressens est aussi fort, alors, comme toujours dans ces moments, je serre mon objet magique entre mes doigts et je le remercie intérieurement pour ces aventures à venir que je pressens, et pour cette vie incroyable qu’il m’offre à chaque instant.
Après l’Amérique du Sud, c’est une toute nouvelle vague d’exotisme qui me saisit à Marrakech. Cette ville ne ressemble à rien que j’ai pu connaître jusqu’ici, et je ne m’attendais pas à autant de dépaysement à une si faible distance de Paris. Nous avons commencé par découvrir ses plus beaux sites, comme le palais de la Bahia, la mosquée de la Koutoubia, l’école Médersa Ben-Youssef et les tombeaux Saadiens. Maman s’est enthousiasmée devant tous ces lieux fabuleux, à juste titre bien sûr, mais c’est la place Jemaa-el-Fna qui a le plus emballé mon père, et moi aussi, je dois l’avouer. Cette place est unique au monde ! Située dans la médina — la cité historique séparée de la ville moderne par des remparts —, la place Jemaa-el-Fna est le passage obligé de toute visite à Marrakech. Papa l’a comparée à un joyau enfermé dans un écrin, moi j’ai plutôt vu un cœur qui bat très vite, et qui donnerait à lui seul le ton de toute la ville. L’ambiance y est électrique, les parfums entêtants, et le bruit, étourdissant.
Dans son ventre, on trouve des souks — ou marchés — le long desquels s’étalent des murs de babouches colorées, de théières, de cendriers, des montagnes de poufs ou de plats à tajine, et des tonnes de poudres d’épices odorantes. Et tout autour, des artisans, des musiciens, des tatoueurs au henné, et des touristes, comme nous, fascinés par la beauté et la magie du lieu.
Pendant que Maman acceptait une pâtisserie orientale bien sucrée accompagnée d’un thé à la menthe, un groupe d’individus sur la place a attiré mon attention. Ils manipulaient des sortes de malles au sol et leur chorégraphie m’a intriguée. Je me suis approchée lentement, mais je n’ai pas pu retenir un geste de recul lorsque j’ai compris ce que contenaient leurs boîtes.
— Hé, jeune gazelle ! Tu veux voir danser Jaafar ? Le cobra le plus dangereux de tout le désert du Maroc !
L’homme qui vient de me parler soulève le couvercle en osier du plus gros des paniers devant lui, et un énorme serpent prend moins d’une seconde à se dresser et à jeter sa tête dans ma direction, en une tentative d’attaque. Je fais un pas en arrière et sursaute doublement lorsque je sens une main se poser sur mon épaule : c’est Papa, qui m’a vue m’approcher des charmeurs de serpents et qui s’est dépêché d’accourir.
— Jeune fille, laisse-moi mettre celui-ci autour de ton cou, ton père pourra faire des photos. Tu ne risques rien, vipères et cobras me respectent, comme ils respectaient mon ancêtre Ben Aïssa.
L’homme tient à présent un animal de plus petite taille, qu’il s’apprête à me poser sur les épaules. Je n’ai même pas le temps de riposter que j’entends un cri derrière moi :
— Daniel ! Mais qu’est-ce que tu fais ?!
Maman traverse la place en courant, terrorisée par ce qu’elle est en train de voir. Resté sidéré un instant, Papa s’empresse de lui répondre :084
— Tout va bien, Victoire !
Puis, s’adressant au dresseur, il précise :
— Non merci, pas de serpent pour ma fille, mais je veux bien prendre quelques photos de vous, si vous me le permettez ?
Maman nous a rejoints, suivie d’Alphonse, et au regard qu’elle lance à Papa, je sais qu’elle n’est pas contente du tout. D’ailleurs, elle l’a appelé par son prénom, ce qui n’est jamais très bon… Moi je ne peux détacher mes yeux du panier dans lequel l’homme a renfermé Jaafar, et un frisson me gagne lorsque je réalise que dans ma poche, le kaléidoscope magique s’est mis à vibrer.
**********
À suivre…
Annotations
Versions