Trente minutes plus tard, un trio de jeunes trempés et aux semelles boueuses entraient au Mordor.
Le Mordor, comme dit dans l’épisode précédent, était un bar en face de la place d’Amay. En apparence, il ressemblait à n'importe quel autre débit de boissons. Mais pour ceux qui pouvaient voir à travers le Voile, c’était une salle chaleureuse, au plafond haut, illuminée par un grand chandelier. Les tables, rondes et en bois massif, semblaient taillées dans le tronc d’un arbre immense. Le barman, Benoît, était un Orc vert foncé, une vraie montagne de muscles. En apercevant les trois visiteurs, Benoît esquissa un sourire, un peu plus large quand Sophie entra, bien qu’il soit le seul à ne pas s’en rendre compte.

• Quelle surprise ! Je ne me rappelais pas qu’on devait se voir aujourd’hui ? demanda Benoît.
• Salut Ben, répondit Étienne. On n’est pas là pour jouer, on aimerait parler à ton locataire.
• Tristan ? Qu’est-ce que vous lui voulez ?

Sophie replia son parapluie en forme de tête de panda et jeta un regard vers l’une des tables. Depuis plus de trois mois, elle ressentait une drôle de peur en la regardant. C’était ici que le trio avait été pétrifié lorsque le basilic géant avait semé la panique dans la ville. Bien sûr, la population, aveugle à l’autre côté du Voile, n’en avait gardé aucun souvenir. Après tout, les humains étaient experts à ignorer ce qu’ils ne voulaient pas comprendre. Mais depuis cet événement, Sophie évitait instinctivement cette table, et le groupe avait déménagé près du comptoir.

• Désolé, les jeunes, mais ça ne va pas être possible, dit Benoît.
• Pourquoi ? demanda Marc en s'essuyant les bottes sur le torchon de l'entrée.
• Il est parti avec son frère à Paris pour récupérer ses derniers cartons. Il ne rentre pas avant demain.
• Bon, tant pis, réagit Sophie. On fait quoi alors ? demanda-t-elle en se tournant vers Étienne.
• Je ne sais pas, on pourrait aller voir la police, même si je doute que ça change grand-chose.
• Attendez, je peux peut-être vous aider, proposa Benoît.

Le trio regarda le barman. Ils ne voyaient qu’un homme d’une trentaine d’années, de carrure moyenne, avec des cheveux en piques et une barbichette. Ils ignoraient la nature réelle de leur ami. Ancien chef de guerre et gradé de l’armée de Napoléon — qui lui-même n’était pas entièrement humain —, Benoît était connu autrefois sous le nom de Beror, un nom qui suffisait à galvaniser les troupes alliées et à semer la terreur chez l’adversaire. Mais après des événements douloureux et la défaite de Waterloo, il avait rangé son marteau de guerre. Depuis, il n’avait plus combattu… jusqu’aux événements récents que vous pouvez découvrir dans Les Ombres d’Amay, si ce n’est pas encore fait.

• C’est que… hésita Marc.
• Oh, ce serait super ! renchérit Sophie. Mais tu dois garder le bar ouvert, non ?
• Il n’y a aucun client, et vu ce temps de chien, je doute qu’il y en ait ce soir. Attendez, je mets la pancarte “fermé” sur la porte, et vous me racontez tout.

Benoît s'exécuta, puis revint s’asseoir à une table en invitant le trio à le rejoindre d’un geste.

• Allez-y, racontez-moi tout.
• Pour commencer, Sébastien devait nous voir hier, mais il n’est jamais venu. On devait préparer un atelier pour les jeunes pendant les vacances d’hiver, expliqua Sophie.
• On a essayé de le joindre, mais il ne répondait pas, poursuivit Étienne.
• Et là, on a rencontré sa charmante sœur. Une rose dans la nuit, murmura Marc, rêveur.
• Une vraie teigne, cette nana, conclut Sophie, en recevant un coup de coude de son ami.
• Bref, elle nous a dit qu’il était parti avec son appareil photo. En regardant ses réseaux sociaux, on a supposé qu’il était à la gravière, ajouta Étienne.
• Il n’était pas là, mais on a trouvé son appareil, conclut Marc.
• Regarde ces photos, Ben, dit Sophie en lui tendant l’appareil.

Benoît prit l'appareil photo et regarda l'écran où apparaissait une photo du cerf. Il reconnut aussitôt la créature : un cerf éthéré, gardien des forêts et des passages entre les mondes. Benoît frissonna. Qu’une telle créature se montre de ce côté du Voile n’était pas normal. Et comment un jeune garçon avait-il pu la photographier ?

• C’est beau, tu ne trouves pas ? demanda Sophie.

Une sueur froide glissa dans le dos de Benoît, qui écarquilla les yeux en regardant la jeune fille penchée vers l’appareil. C’était impossible, les humains normaux n’étaient pas censés pouvoir voir une créature merveilleuse. L’orc ne comprenait plus rien.

• De quoi…
• Eh bien, ce cerf. Je ne savais pas qu’il y en avait autour du lac.

Benoît ne savait plus quoi répondre. Si ces jeunes pouvaient voir un cerf éthéré, pouvaient-ils aussi voir son apparence réelle ?

• Oui, oui, très beau, répondit-il.
• Ça va, Ben ? T’es tout pâle, demanda Étienne.

“Pâle”, c’est bien pâle. Mieux que vert, en tout cas. Soulagé, Benoît sentit que son apparence restait voilée.

• Oui, oui, ça va, aucun souci, tout est nickel, répondit-il, feignant un rire nerveux.
• T’es bizarre, mec, lança Marc, sortant de ses rêveries.

Benoît fit défiler les photos jusqu’aux clichés flous.

• Mhhh… Et vous avez trouvé l’appareil à la gravière ?
• Ouais, il y a trois quarts d’heure, répondit Étienne.
• Bien. Laissez-moi prendre une veste et montrez-moi l’endroit exact.

***

Les quatre amis retournèrent sur le sentier autour du lac. Étienne ouvrait la marche, la pluie dégoulinant de son manteau.

• C’est ici.

L’orc s'agenouilla et observa les buissons. La boue et les traces de pas des jeunes avaient effacé les empreintes, mais une odeur familière lui fit froncer les sourcils. Un parfum âcre qui réveilla de vieux souvenirs de bataille. Il renifla pour en avoir le cœur net, et murmura enfin :

• Des wargs…