Lettre à Elisa - Pseudo : Toto
George,
Je suis profondément attristée, même si ce mot reste faible tant la douleur est forte. Difficile de lire une telle nouvelle, tu l'imagines. Je chérissais l'idée de te retrouver cette année ; et le sort en décide autrement, me dis‑tu, te retenant bien loin de notre pays, pour une vie peut-être.
Dois‑je te dire que j'ai beaucoup apprécié ce premier baiser donné in extremis avant de nous quitter ; un baiser que j'ai pris pour une preuve d'amour, et toi aussi si j'en crois ta lettre ; je n'osais plus y croire mais tes mots me détrompent aujourd'hui. Aussi tu ne viendras pas à ce rendez‑vous que nous nous sommes promis ; je me faisais une telle joie de te voir et t'avouer moi‑aussi mes sentiments ; je l'avais prémédité. Je garderais tout cela pour moi, sans probablement te les dire un jour. La vie nous sépare à jamais.
De mon côté j'ai pris place dans un internat juxtaposant la faculté de lettres de Brocoin, où j'étudie. Tu te souviens de ces histoires, nos histoires, que je couchais sur mon carnet ; et bien elles m'ont donné l'envie d'étudier ces sciences de l'écriture. J'ai même fondé en secret l'espoir de devenir écrivain. Je ne pense pas te l'avoir dit, mais je crois que tu y es pour beaucoup, amoureux de mes mots que tu étais, à me répéter que j'écrivais bien, j'y ai cru ; mais je me demande si finalement cet amour pour mes textes n'est pas celui que tu m'as déclamé dans ta lettre. Une projection bien facile.
Mes copains de l'internat sont sympas, nous sommes autant de filles que de garçons ; ce qui équilibre les sujets de discussion durant les repas du soir et les petits déjeuners pris en commun. J'avoue ne pas me lier en dehors de ces moments, aucun d'eux n'étudiant avec moi, et puis j'ai trouvé un ami dans ma classe, Fred, bien attentionné ; je me réserve les week-ends pour étudier seule et remettre en forme les textes de mon carnet. Je retrouve cette solitude que j'apprécie tant. Et puis j'ai pris un travail dans une épicerie proche de l'internat.
Enfin ceci aurait pu être la réponse à ta lettre George, mais elle ne le sera pas. Comme tu le remarques, cinq ans se sont écoulées avant que je ne te réponde. D'ailleurs au moment où tu l'écrivais, il y a cinq ans, l'orphelina disparaissait sous les pelleteuses, libérant la place à un immeuble. Ainsi dans notre quartier il n'y a plus trace de ma vie, ni de celle de ma sœur, ni de celles des autres enfants.
Voilà, ta lettre s'est égarée dans les méandres du système postal pendant ces cinq années ; elle vient d'en sortir ; je me demande si elle n'aurait pas dû s'y perdre définitivement, nous évitant tout cela ; je te réponds à l'adresse que tu as indiquée en Inde, j'espère que tu y seras encore. J'aurais pu ne pas te répondre, et tu n'aurais jamais su pour ta lettre, et ces cinq années, et mon amour, et notre amour. Mais non.
Je tenais à t'avouer que je t'ai maudit autant qu'un être humain meurtri peut en être capable ; j'y étais à ce rendez‑vous, seule, un soir de décembre, quelques jours avant Noël. Je suis allée devant chez toi, et je n'ai trouvé ni toi, ni lumière, ni vie, seulement ce panneau maladroitement posé sur la porte d'entrée qui disait "A vendre". Ce soir-là je t'ai accusé de tous les défauts du monde. Il est dit que la haine et l'amour sont des sentiments proches, que pour passer de l'un à l'autre il en faut peu, j'en suis convaincue maintenant. Je t'ai haï autant que je t'aime. Je ne l'aurais jamais compris sans ta lettre.
J'ai nourri cette rancœur pendant des années avant d'arriver à m'en séparer, que je croyais, en venant à m'accuser d'être trop fleur bleue, trop crédule. Au final il n'en est rien. En lisant ta lettre je comprends cette terrible méprise. Notre amour est réciproque tout simplement. Un mal d'amour à vivre, rien de plus. Et la vie s'en est jouée en décidant du destin tragique de cette pauvre lettre.
Aujourd'hui j'ai pris conscience que je me mentais un peu chaque jour, je suis restée profondément amoureuse, je ne t'ai jamais oublié ; en fait rien n'a changé, tu me manques énormément George, encore plus maintenant. Personne n'a pris cette place en mon cœur, celle que je t'avais promise ce jour-là. Ce baiser je m'en souviens, la moiteur de tes lèvres, la chaleur de tes joues, la douceur de tes bras, ta voix douce. Tes grands yeux verts posés dans les miens, calée dans tes bras puissants, je ne me suis jamais aussi bien sentie.
J'ai longtemps hésité à te répondre, et encore plus à t'écrire ces mots ; mais je suis envieuse de savoir ce qu'il t'arrive aujourd'hui, car bien chanceux ceux qui partagent ton quotidien, ta vie ; j'en suis jalouse comme tu peux l'imaginer maintenant, et encore plus qu'hier. Et puis te dire de ne pas prendre la peine de me répondre, non je ne te le dirais pas car j'adorerai te lire à nouveau. Te dire de ne rien changer à ta vie pour moi, prétentieuse que je serais alors de croire détenir autant d'influence sur ton destin, non c'est absurde, mais j'aimerai tant pouvoir. Et puis si tu décides de perdre cette lettre, tout comme elle aurait dû ou j'aurai pu le faire, et bien, je ne le saurais jamais, ne t'en prive pas, laisse-moi dans le doute, dans l'espoir, cinq années, ce n'est rien si un jour ta réponse arrive, ou pas. Je t'aime. Reviens moi George.
Elisa
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