Chapitre 2

10 minutes de lecture

Je m’ébrouais sous cette pluie incessante, lorsque Mouez se rangea à ma hauteur. Un ancien Protecteur qui avait rejoint les Éclairés, ce qui n’avait rien de surprenant en soi. Il était connu que la majorité des Éclairés étaient d’anciens agents de l’Extérieur qui avaient ouvert les yeux, sur la réalité des injustices de notre monde.

J’avais connu son frère, un ancien Protecteur, lui aussi. Hamid, un rude gaillard auquel je m’étais parfois heurté, mais qui s’était dévoué à la cause, à sa façon. Certains diraient qu’il s’était même beaucoup trop dévoué. Hamid s’était sacrifié comme beaucoup d’autres pour une cause perdue. Il avait paru légitime à Mouez de prendre sa suite, peu avant que l’Extérieur ne lance sa grande attaque contre nous.

Je le soupçonnais cependant de masquer d’autres raisons personnelles. Il ne s’était pas seulement rallié pour honorer la mémoire de son frère. Mon instinct de flic me murmurait qu’il y avait autre chose. Ce détail pouvait attendre.

- David, on a un problème.

Il accrocha mon regard puis ouvrit sa paume. Je ne frissonnais pas à cause de la pluie mais à cause de ces deux fioles remplies d’un liquide couleur citron flétri. Un démon qui ne cesserait jamais de nous poursuivre.

La Vipère Jaune.

- Qu’est-ce qui t’arrive, Mouez ? T’es fatigué de te battre ?

La boutade le laissa de marbre.

- Un petit malin fait circuler cette saloperie.

Sa réponse m’avait dégrisé. S’il disait vrai, nous avions en effet un sérieux problème.

- Raconte.

- J’ai surpris une transaction. Je ne connais pas tous ceux qu’on a ramassé en cours de route lorsque nous nous sommes carapatés, mais certains ont gardé de mauvaises habitudes.

- Qu’as-tu fait ?

- J’ai confisqué la marchandise et je les ai interrogés. Ils m’ont seulement dit qu’ils avaient trouvé ces foutues fioles par terre.

- C’est tout ? Tu les as seulement interrogés ?

Il soupira avec un zeste d’impatience.

- David, ça ne t’a pas échappé que nous n’avons pas de menottes et pas de quoi les enfermer en garde en vue.

Je vérifiai malgré moi dans toutes les directions possibles. Pas de commissariat ni de piaule en vue. Pas de quoi mener un interrogatoire en bonne et due forme, dans les règles de l’art. Seulement un désert morne qui nous encerclait.

- Non, ça ne m’a pas échappé. Tu peux me montrer qui t’as gaulé ?

- Volontiers, accepta-t-il.

Nous ralentîmes le rythme de nos pas, laissant les réfugiés nous dépasser peu à peu. Tous gardaient le silence, sans doute de peur que l’Armée de l’Extérieur qui s’acharnait à détruire ce qui restait de Rain City, n’entende l’écho de leur voix. Beaucoup portaient des armes, de vieilles pétoires avec des baluchons contenant de maigres affaires et de la nourriture qu’ils avaient réussi à piller. Nous étions tous armés pour nous défendre, moi et Mouez compris.

Je pris le temps d’étudier chaque visage. J’en reconnaissais certains mais beaucoup m’étaient inconnus. Dans notre groupe, des Protecteurs qui avaient juré notre perte pas plus tard qu’hier, s’étaient joints à nous pour échapper à la mort. Quelle ironie… eux qui s’étaient crus indispensables à la protection de l’Extérieur, avaient compris qu’ils étaient devenus tout comme nous, des témoins gênants.

Ils avaient rejoint les Éclairés dans notre fuite commune mais les rancœurs ne pouvaient pas être oubliées d’un claquement de doigts. La pluie nettoie les rues mais n’efface pas le passé. Les quelques regards haineux lancés de part et d’autre à la dérobée, m’éclairaient sur les potentielles tensions à venir. La rudesse de notre monde ne tarderait pas à remettre les plaies à vif. Je devinais par exemple qu’il n’y aurait pas assez de nourriture pour tout le monde. Maintenir la cohésion ne serait pas une chose aisée.

Mouez murmura tout à coup :

- Là.

D’une inclinaison du menton, il me désigna les deux gus qui se retrouvaient juste devant nous. Il m’expliqua que le type à gauche revêtu d’un survêtement à capuchon moisi et troué, était le fournisseur. L’autre miteux, le client, portait un bonnet et une veste militaire qui n’était pas de première jeunesse.

J’avais hâte de faire leur connaissance.

- Eh, vous deux, appelai-je.

Comme prévu, ils se retournèrent au doux son de ma voix. Ils possédaient la mine stupéfaite de deux morveux des rues pris sur le fait.

- Tu veux quoi ? Me tança le type de gauche, le dealer débutant.

- Rien. Juste dire bonjour.

Mouez avait souri. Il avait compris le but de ma manœuvre, enregistrer leur tronche à défaut d’avoir leur petit nom. Le dealer le fixa, réalisant qu’il était avec moi.

- Ça va, on veut pas de problèmes.

- Bon garçon, ricana mon partenaire.

Visiblement, notre nouveau pote ne recherchait pas trop notre compagnie. Nous le laissâmes prendre de la distance avec son client et se disperser parmi le flot de réfugiés. Je me doutais qu’il n’y en aurait pas qu’un seul parmi les derniers enfants de Rain City. Tout comme les eaux troubles du Styx, nous charrions avec nous les détritus de notre foyer perdu, des parasites qui s’accrochaient à notre peau.

Il faudrait faire avec.

- Il faudrait s’en débarrasser, suggéra Mouez.

Je comprenais son opinion et je la partageais. Le problème avec les cadavres, était que ces derniers laissaient des traces, comme les miettes de pain abandonnées dans le sillage d’orphelins égarés sur le sentier d’une forêt sombre.

Devions-nous prendre le risque de permettre à l’Extérieur de retrouver nos traces ? Je devais prévenir Mila. Mouez avait eu la même idée mais je tenais à m’en charger pour des raisons personnelles. Il le comprit aisément, me confiant les fioles en guise de preuves. Je lui demandai en échange de tenir les deux lascars à l’œil et d’informer Eric et Esa. Bon, ces deux tourtereaux étaient encore des gamins en pleine puberté mais ils sauraient assister Mouez.

Après un temps indéterminé, Mila ordonna de faire halte au milieu d’une forêt de bois humide. Nous pouvions sentir l’haleine fermentée des arbres morts, pris à la gorge par ces larmes amères qui les avaient inondés des racines jusqu’au bout des branches pendantes. Courbés par la cruauté d’un monde dont ils avaient pourtant assuré jadis, la beauté et la prospérité. Frappés de calvitie par la bêtise de l’humanité qui avait gouverné comme bon lui semblait.

Nous nous installâmes du mieux que nous pouvions, un campement improvisé où des huttes furent bricolées. L’inventaire des armes, des munitions, des vivres et des médicaments fut mené par Mila qui s’appuya sur Eric, Esa, Mouez et moi-même. Après en avoir terminé, nous avions raison de tirer une mine aussi terne que notre sanctuaire décoloré.

Nous avions à peine de la nourriture pour cinq jours, peut-être moins. Peu de médicaments, que certains Éclairés avaient sauvés dans les souterrains de Rain City au moment de l’évacuation fatidique. Les munitions étaient plus abondantes mais cela ne nous permettrait pas de nous alimenter correctement.

Je choisis ce moment idéal pour annoncer une autre bonne nouvelle.

- Mila, il faut qu’on parle.

Je m’étais placé face à elle au milieu du camp et je pouvais sentir son parfum qui me grisait. Un ange en treillis militaire qui avait éclairé ma piètre existence, lui donnant plus de saveur qu’elle n’en aurait jamais.

Ses grands yeux châtains lisaient en moi comme dans un grand livre ouvert. Elle avait deviné les emmerdes avant que je n’en parle. Je décidai d’aller droit au but, en lui montrant les deux fioles de Vipère Jaune qui roulaient dans le creux de ma paume.

Son minois s’était figé, palissant de rage. Un seul mot siffla entre ses lèvres :

- Qui ?

Ce seul mot indiquait qu’elle attendait deux réponses. Qui fournissait la Vipère Jaune ? Qui était fourni ? Mouez s’approcha pour lui confier ce qu’il savait. Un flingue était apparu dans son poing, sa décision était prise.

- Amenez-les moi, nous demanda-t-elle.

Mouez et moi échangeâmes un regard anxieux. Ses intentions étaient limpides, bien plus que de l’eau de roche.

- Mila, on devrait en parler avant de…

- Non, David. Pas cette fois, trancha-t-elle.

Le débat n’était pas ouvert à la discussion, elle n’était pas d’humeur. Mouez et moi rameutâmes quelques Éclairés pour appréhender les deux glandus et les ramener. Personne ne prononçait un mot mais la tension devenait palpable.

Le dealer et son client se doutaient qu’ils n’étaient pas conviés à un pique-nique. Amenés au milieu du campement, peu de réfugiés pouvaient les rater. D’ailleurs, la plupart d’entre nous s’était approché pour assister à la scène. L’odeur de la viande fraîche attirait du monde.

Mila les étudia tous les deux, les dévisageant en silence.

- À genoux, leur ordonna-t-elle.

Comme ils mettaient du temps à obéir, des Éclairés s’avancèrent dans leur dos pour exécuter les instructions. Ils ne faisaient pas trop les fiers princes, les genoux trempés dans la boue pâteuse, face à celle qui possédait leur avenir entre ses mains. Ou plutôt au bout de son pétard.

Elle brandit à la vue de tous, les deux fioles de Vipère Jaune avant de les jeter à ses pieds. Lorsqu’elle parla, sa voix n’était plus que de l’acier trempé par les larmes amères. Elle était une enfant de Rain City.

- Cette drogue a été fabriquée par l’Extérieur dans un seul but. Nous anéantir, rappela-t-elle d’un ton cinglant. Avez-vous oublié ce que nous avons tous perdu à cause de ce fléau ?

Tous baissaient la tête devant la vérité incontestable. Oui, chacun de nous avait beaucoup perdu sous les larmes amères de Rain City. Personne n’avait oublié les cohortes de camés qui erraient dans les rues comme des zombies hébétés, à la recherche du soleil. Les conséquences néfastes de ce poison qui s’était répandu pour offrir Rain City sur un plateau à nos geôliers qui voulaient en finir avec nous.

Nous ne pouvions pas oublier ni pardonner.

- Ceux qui propagent cette drogue parmi nous, ne peuvent être que des agents de l’Extérieur. Ce sont des traîtres qui pactisent avec l’ennemi, le Conseil !

Son éclat ne suscita aucune protestation. Soit parce que tous partageaient ses convictions, soit parce que personne n’osait la contredire. L’éclat de la passion et de la colère qui traversa ses pupilles, avait de quoi faire frémir, le plus solide d’entre nous. Le dealer avait pigé que c’était mal engagé pour lui.

- Doucement, madame. Je fais que gagner mon pain.

Mila le fusilla du regard.

- Toi, tu n’es qu’un parasite. Tu as longtemps travaillé pour les Protecteurs, tu as comploté avec eux pour permettre à l’Extérieur de nous détruire !

- Mais c’est pas ma faute ! J’avais pas le choix !

Des murmures hostiles à son encontre, parcoururent les rangs. Beaucoup d’Éclairés n’avaient que peu d’estime pour les petites frappes qui avaient profité de la misère d’autrui, pour refiler leur marchandise empoisonnée.

- Ce salaud a vendu de la Vipère Jaune à mon frère et ça l’a transformé en loque ! S’indigna une réfugiée dont je ne pouvais pas déterminer l’âge à cause de l’écharpe enroulée autour de son crâne. J’ai été obligée de l’achever en lui écrabouillant la cervelle ! Cette ordure mérite de crever !

Elle s’avança pour lui lancer un coup de pied au niveau de l’épaule, ce qui le fit rugir de fureur.

- Foutue pétasse !

- Recule, Mélissa. Il paiera pour servir d’exemple, intervint Mila.

Mouez agrippa la réfugiée pour la ramener dans les rangs tandis que le dealer vit la mort s’approcher lentement. Mila releva son bras, braquant son flingue droit dans sa tête.

- Les Protecteurs… ils m’ont obligé à travailler pour eux ! Supplia-t-il. Ils m’ont dit qu’ils me tueraient si je n’obéissais pas !

Les Protecteurs… à l’instant où ce nom honni par les enfants de Rain City fut proféré, je remarquais de nouveau les regards haineux lancés entre les ennemis d’hier. La mise au point de Mila ne résoudrait pas tous les problèmes.

Une détonation claqua dans l’air et le dealer fut renversé en arrière, un beau trou au milieu du front. Son client avait sursauté et avait fermé les yeux, pensant que son tour était venu. Cependant, je sentais que la soif de sang de Mila était satisfaite pour le moment.

- Si on te prends à consommer cette saloperie, tu rejoindras le même enfer que ce connard, prévint-elle.

Elle avait rangé l’arme sous sa veste. Mouez le releva de force par les épaules.

- Tire-toi, lui dit-il. Et fais-toi discret.

Il s’éloigna sans demander son reste pendant que Mila demandait à ce que le corps soit éloigné du campement et caché à défaut d’être enterré. Nous n’avions ni le temps ni l’envie d’y consacrer des obsèques en grande pompe, surtout pour pareille vermine.

Tout ce petit monde retourna vaquer à ses occupations, laissant Mouez et moi en comité réduit avec Mila.

- Merci de m’avoir avertie, salua-t-elle.

- De rien, fit Mouez.

- Que fait-on pour les vivres ? Demandai-je avec anxiété.

Je savais ce qu’il fallait faire mais je préférais attendre la confirmation.

- On commence le rationnement, maintenant. Un repas par jour et par personne, asséna-t-elle d’un ton catégorique.

C’est la meilleure décision pour économiser les vivres tout en restant combatifs. Ce qui n’empêcha pas Mouez de persifler :

- C’est pas mal pour se mettre au régime minceur.

Je surpris le sourire de Mila. Un peu d’humour grinçant ne pouvait pas faire de mal au moral des troupes car cela signifiait que nous croyions encore en des lendemains qui chantent. Même si je sentais que nous aurions bientôt d’autres problèmes à affronter.

La rancœur entre les Éclairés de longue date et ceux qui empestaient le Protecteur encore frais, rongeait déjà nos rangs. Sans trop y croire, j’espérais qu’il n’y aurait pas de règlements de compte de sitôt. Mais j’avais appris depuis longtemps, la dure loi de Rain City. Les rats à visage humain avaient l’habitude de dévorer leurs semblables.

Alors que je me détournais, j’entendis un bruissement de verre émietté. Mila venait de broyer sous ses bottes, les deux fioles de cette drogue maudite qui avait causé tant de ravages dans notre ville perdue. Le liquide jaune s’enfonçait dans la terre meuble brune humide, se diluant lentement. Je voulais croire que cela suffisait à mettre fin à ce démon parmi tant d’autres.

Mais dans ce monde inondé par le chagrin permanent de la fatalité, les démons ne disparaissaient jamais vraiment.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Galetta ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0