Chapitre 3
Heure inconnue, jour inconnu, année inconnue.
J’avais dormi d’un sommeil agité, pourchassé par mes propres démons qui me culpabilisaient de ne pas avoir tout fait pour sauver Rain City de la destruction. Je voyais dans mes cauchemars ces multiples visages de fantômes que j’avais croisés sur ma route, quand j’étais le flicard qui se prenait pour le shérif de la ville.
Des malheureux que je n’avais pas réussi à aider comme Cynthia Macelen, de belles ordures comme mon ancien indic Zho que j’avais refroidis… une femme que j’avais autrefois aimé, morte dans mes bras, foudroyée par la dureté de notre monde. Ada…
Ce fut lorsque son visage se noya dans le néant, que j’émergeai de mon sommeil qui n’en était pas un.
Eric et Esa étaient penchés au-dessus de moi. Je battis des paupières pour être certains que leur visage juvénile était bien réel. Comparés à tous les autres, les deux tourtereaux qui se tenaient par la main passaient pour des enfants en bas âge.
Je me redressais sur les coudes, sur mon tas de branches, à l’intérieur de ma hutte ouverte. Secouant mon fidèle imperméable qui m’accompagnait depuis toujours, je sortis dehors pour les rejoindre.
- Comment ça va, mon pote ? Lança Eric.
Le môme n’avait que quinze ans mais il possédait déjà la maturité d’un vieux briscard. Quelques mèches de cheveux sombres dépassaient de sous son bonnet, sa bouille illuminée par un grand sourire insouciant.
Il faisait déjà partie des Éclairés quand je les avais rejoints. C’était un gamin des rues qui avait grandi dans le Hachoir, le quartier le plus dangereux de Rain City. Il avait travaillé pour les caïds les plus impitoyables du coin comme Seth le Fou, exécutant quelques contrats pour son compte. Mila et les Éclairés avaient été sa rédemption.
Esa travaillait dans les Brumes de l’Extase et était tombée sous la coupe d’un des mignons de Seth, quand nous sommes allés la repêcher avec Eric lors d’une virée au Hachoir. Elle ne pouvait pas retourner dans la rue et était donc devenue l’une des nôtres. Le courant était passé immédiatement entre les deux petiots et ils étaient devenus inséparables.
- Vous vous portez bien, les enfants ? Répondis-je.
- Tenez, vous avez peut-être faim, fit Esa en me présentant un bout de pain.
Je repoussai son offre.
- On est tous rationnés. Garde ça pour toi, petite.
Elle accepta de ranger sa bouffe.
- Vous êtes bien installé, David ?
- T’inquiète pas pour moi, Eric.
J’avais compris sa véritable question. Il se demandait pourquoi je n’étais pas avec Mila. J’aurais pu répondre que ce n’était pas une question de sentiments mais de responsabilités. Elle devait en assumer beaucoup, ne serait-ce que pour garder uni un groupe de réfugiés sur le point d’imploser. Pour le moment, je ne la voyais nulle part. Ni Mouez, d’ailleurs.
Ce dernier revint tout à coup, à bride abattue.
- Amène-toi, me fit-il d’un ton abrupt.
- Où est Mila ?
- Elle t’attend.
Je repris mon calme, craignant un moment qu’il ne soit arrivé quelque chose à celle qui s’était emparée de mon cœur.
- Quel est le problème ?
- Le début des emmerdes, grogna-t-il.
Je le sentais à cran et ce n’était pas bon signe. Je lui emboîtais le pas, suivi de Eric et Esa.
- Vous avez ramassé un macchabée ?
- Nan, un moineau est tombé de son nid et il est en train de nous chanter un orchestre, me répliqua-t-il avec sarcasme.
Les autres réfugiés s’étaient dressés autour de nous, sortant de leur hutte. Des murmures parcouraient le campement d’un bout à l’autre, au milieu des larmes amères. Avant même de l’avoir vu, quelque chose de terrible était arrivé.
À une vingtaine de mètres du campement, à l’ouest, un attroupement s’était densifié près d’un tas de bois mort. Nous rompîmes le cercle qui s’était formé pour rejoindre Mila, accroupie à côté d’un cadavre.
Le type allongé sur le dos, dans son adorable linceul de boue et de branches pourries, fixait le ciel moutonneux de ses yeux écarquillés. À en croire la lame ébréchée enfoncée dans sa poitrine jusqu’à la garde, il n’avait pas eu droit à une mort douce. Ouais, je peux même certifier avec les bleus qu’il portait sur sa trogne, qu’il avait eu droit à une ordonnance brutale.
Un petit passage à tabac, agrémenté d’un plantage réglementaire. Des scènes de ce genre, j’y avais eu droit fréquemment à Rain City.
- C’est un réfugié qui a dû faire ça, piailla Eric.
- Bravo le génie, se moqua Mouez. Tu nous la refais ?
- Lâche-le, le réprimandai-je.
Mouez fit amende honorable en flanquant une bourrade entre les omoplates du môme.
- Désolé, gamin.
- C’est rien, tempéra Eric.
- Qui a découvert le corps ? Demanda Esa.
Mila se releva pour se retourner vers nous.
- Quelqu’un qui avait un besoin pressant, répondit-elle.
D’un geste de la main, elle invita la femme nommée Mélissa à s’approcher pour raconter les circonstances de sa découverte. Bon, il n’y avait pas grand-chose à en tirer à part que cela lui avait fait passer l’envie de se soulager.
Le plus intéressant fut la remarque de Mélissa, qui annonçait ce que Mouez m’avait prédit. Le début des emmerdes.
- Franchement, celui-ci l’a pas volé.
Mila serra les dents. Tout comme ceux et celles qui l’avaient écouté, nous savions ce que cela signifiait. Le macchabée était un Protecteur qui avait fraîchement rallié notre cause, autant dire un ennemi pour beaucoup d’Éclairés éprouvés, qui n’avaient plus à démontrer leur loyauté pour la cause.
Comment trouver un moyen d’éviter que le sang continue de couler ? Je craignais au fonds de moi qu’un engrenage ne se soit enclenché. Une machine infernale impossible à dompter, car la vengeance appelait la vengeance. Trop de souffrance, trop de morts causés par les Protecteurs. Dans Rain City, aucun pardon ne pouvait être accordé entre ses enfants.
- Nous en avons assez vu, lâcha Mila.
Tout le monde se dispersa dans une ambiance pesante. Au milieu d’un Extérieur hostile et inconnu où il restait tant à découvrir, il ne manquerait plus que nous nous étripions pour achever le boulot de nos bourreaux à leur place.
Mila ordonna de laisser le corps là où il était et de le cacher sous un tas de branches. Depuis l’exécution du dealer, cette désagréable impression de traîner des morceaux de chair derrière nous comme des miettes de pain, me tenaillait les boyaux. Je craignais que cela finisse par mettre les soldats de l’Extérieur sur notre piste, s’ils avaient vent de notre survie. Tous les enfants de Rain City devaient mourir, pour eux. Pas de quartier.
Nous revînmes tous au campement principal. Sur le trajet, Mouez m’avait glissé avec malice :
- Vois plutôt le bon côté des choses, David. Ça fera toujours une bouche à nourrir en moins.
Quel cynique… mais je reconnaissais qu’il n’avait pas tort sur ce point-là. Ouais, une bouche de moins à nourrir. Il ne restait plus qu’à espérer que d’autres réfugiés n’aient pas la même pensée que moi.
Au campement, d’autres festivités nous attendaient. La mort du Protecteur avait fait le tour de tout ce petit monde sympathique et avait immédiatement réveillé des antagonismes mal endormis. Deux groupes s’étaient rassemblés pour se faire face.
Les Éclairés qui se battaient depuis longtemps et les Protecteurs qui s’étaient découverts un instinct de survie en nous accompagnant. Les armes étaient brandies en évidence tandis qu’ils se fixaient en chiens de faïence. Il ne manquait plus qu’une provocation ou des insultes pour déclencher les hostilités.
- Vous l’avez tué, salauds ! Protestait un Protecteur.
- C’est comme ça que tous les collabos de l’Extérieur méritent de finir, cracha de mépris Mélissa qui empoignait un flingue.
- Mais nous ne faisions qu’obéir aux ordres ! Vous n’êtes qu’une bande de criminels, il fallait protéger tous les autres de vous !
- Vous nous avez enfermés pendant toutes ces années dans cette ville, en nous affamant et en nous empoisonnant avec votre Vipère Jaune ! Assassins !
La pluie nettoyait les rues mais n’effacerait jamais le passé. Les insultes et les menaces fusèrent de part et d’autre en vagues ininterrompues, accroissant l’excitation de ceux qui voulaient en découdre et solder les comptes.
Mélissa pointa alors son pétard vers les Protecteurs. Je ne pouvais pas déterminer si elle visait quelqu’un en particulier mais son geste manqua de provoquer l’irrémédiable. Deux types en face se raidirent en la menaçant de leur fusil. Ce fut l’instant choisi pour intervenir et empêcher un massacre sur le point de se commettre.
Nous nous jetâmes entre les deux groupes, en un fragile rideau humain de raison dans un monde qui avait oublié la lumière du soleil. Un monde peuplé de rats qui avaient renié leur humanité pour se sauter à la gorge. Moi, Mila, Eric, Esa et Mouez étions peut-être les plus humains de ces rats.
- Baissez vos armes ! S’écria Mila.
Sa voix eut l’effet escompté tandis que Mouez apaisa les Protecteurs en les convainquant que tout se passerait bien. Mais la concorde ne reviendrait pas car la rupture était inévitable. Les rancœurs et la haine étaient bien trop ancrées depuis longtemps. Comme l’avait dit mon père, le Duc, Rain City avait révélé notre véritable nature. Les larmes amère de notre Mère la Fatalité, avaient mis nos plaies à vif.
- Laisse-nous buter ces salauds, Mila ! L’exhorta Mélissa.
- Pas question !
Mila soutenait son regard hargneux, assoiffé de sang.
- Après avoir tant perdu, nous devrions aussi perdre notre humanité ? Plaidait-elle. Vous voulez tous vraiment finir le boulot de l’Extérieur ? Rappelez-vous leur attaque de la ville ! Ils voulaient en finir avec nous tous ! Aucun de nous n’a la moindre valeur pour eux !
- Mais ils étaient avec eux ! Lança un autre Éclairé.
Mila fendit les rangs des Éclairés pour se placer face à son camarade, un homme vieilli par la dureté de Rain City et aux pommettes creusées par les privations comme beaucoup d’entre nous.
- Les choses ont changé et nous devons nous y adapter si nous voulons tous survivre.
Mouez tenait à peu de choses près, le même discours aux Protecteurs. La tension retomba peu à peu, nous avions gagné un répit mais jusqu’à quand ? Les regards échangés de part et d’autre, restaient beaucoup trop appuyés à mon goût. Le venin de la discorde commençait à peine à se répandre, que la cohabitation devenait impossible.
Je me demandais à cet instant ce qui nous détruirait plus rapidement et plus efficacement. L’Armée de l’Extérieur ou nous-mêmes, qui étions réduits à des rats à visage humain ? J’échangeais un regard avec Mila, je devinais à son expression qu’elle partageait les mêmes craintes que moi. Elle s’éloigna pour s’assurer que les Éclairés ne viendraient pas approcher trop près les Protecteurs. Ces derniers se tenaient à bonne distance, surveillés par Mouez.
Bientôt, viendrait l’heure des messes basses.
Je me tenais au milieu de tout ça, en compagnie de Eric et Esa.
- Comment ça se passera, David ? Me demanda la gamine.
- Je sais pas, petite. Reste plus qu’à espérer que tout le monde reste raisonnable, répondis-je sans conviction.
- Je le sens pas du tout, David, confia Eric.
Malgré leur visage de poupon, ces deux-là n’étaient plus des enfants depuis longtemps. Depuis que Rain City les avait baptisés de ses larmes amères.
- Évitez d’y penser pour le moment, dis-je.
Je tenais à ce qu’ils gardent un peu d’insouciance, qu’ils prennent le temps de penser à eux deux. En auraient-ils vraiment le loisir ? Mouez se rapprocha, arborant la mine sombre de celui qui ne se berçait d’aucune illusion. Eric et Esa s’éclipsèrent lorsqu’il leur fit comprendre sans un mot qu’il souhaitait me parler seul.
- David, ce qui vient de se passer aujourd’hui…
Il avait laissé sa phrase en suspens, pour me laisser interpréter ce qu’il pensait.
- Ça s’annonce mal ?
- C’était seulement le début de la rigolade. Il y aura beaucoup plus de morts à enterrer, la prochaine fois. Et cette fois, nous ne pourrons rien y faire.
- Alors nous devons nous préparer au pire, fis-je.
Il lâcha un soupir désabusé.
- Nous ne serons jamais prêts à y faire face. Tu as vu ce qui s’est passé lors de l’attaque de Rain City ? Nous n’avons pas réussi à sauver tous ces gens.
- Raison de plus pour ne pas échouer, Mouez. C’est important de ne pas baisser les bras.
Il ricana discrètement.
- Toujours grâce au pouvoir de l’optimiste, hein ? Tu changeras jamais, David.
Sa gaieté de façade s’évapora avant qu’il ne me laissa seul avec mes doutes. Je fixais le ciel sombre qui nous masquait le soleil depuis l’éternité. Dieu, où te cachais-tu, par tous les saints ? Avais-tu décidé de sacrifier tes enfants, que tu avais crées jadis à ton image ? Peut-être parce que nous ne méritions pas d’être sauvés de nos instincts prédateurs qui mèneraient inévitablement à la disparition des derniers lambeaux de l’humanité.
Parce que nous avions crée nous-mêmes l’enfer dans lequel nous vivions.
Qu’allions-nous devenir après avoir fui notre foyer ? Je retournai me terrer sous ma hutte, tel un bon vieux rat à visage humain.
Annotations
Versions