Chapitre 4

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Je n’arrivais pas à trouver la paix à travers l’adversité que nous traversions. J’avais tant vécu à Rain City que je me sentais chez moi, longtemps intégré dans ce cadavre en putréfaction au milieu de mes semblables. Être chassé de ma ville me faisait l’effet de me considérer comme un orphelin bien plus miséreux que celui que le père Sébastian avait jadis recueilli sur la Route du Pèlerin puis élevé à l’église de Killhell, après la Grande Catastrophe.

Sébastian, cet homme bon et pieux, avait été le père que je n’avais jamais eu. Pas ce criminel de Duc, ce monstre qui m’avait engendré et qui m’avait mis à l’épreuve pour révéler ma nature animale. Ce salaud avait détruit méthodiquement toute lueur d’espoir, de lumière et de bonté dans notre monde perdu. Il avait corrompu, avili et réduit au désespoir tous ceux qui auraient pu contribuer à changer les choses, améliorer un quotidien monotone et privé de saveur. Sans la lumière du soleil pour nous réchauffer l’âme.

Le Duc était un grand ponte, un Conseiller qui terrifiait ses autres camarades de jeu. Lesquels avaient décidé lors du lancement de l’attaque de Rain City, de le trahir et de l’éliminer. Je me souviens de ce moment, dans son manoir familial Mélinart, de la confusion de celui qui s’était pris pour Dieu et avait compris trop tard qu’il ne pouvait pas tout brider comme il le voulait. J’avais été le témoin de sa chute, de son agonie et de l’avertissement qu’il m’avait lancé à propos du Conseil, qui ne permettraient jamais que des enfants de Rain City respirent.

S’agissait-il d’un réflexe paternel insensé ? Je n’y croyais pas un instant. Sans doute souhaitait-il me motiver à détruire les Conseillers. Ces derniers l’avaient considéré comme une menace, car il souhaitait les renverser pour déclencher un nouveau Déluge, qui anéantirait ce qui restait de l’humanité.

Il existait une forte probabilité que les Conseillers nous considèrent comme la prochaine menace à éliminer, ce qui nous mettait tous en danger. Le péril nous guettait comme une épée du châtiment divin, prête à s’abattre sur nos têtes, jusqu’à ce que nous trouvions un refuge sûr. Jusqu’à ce nous trouvions la Terre Promise.

C’était le sujet du jour lorsque Mila nous appela moi et Mouez, pour discuter de la suite à donner à notre périple dont nous ne connaissions pas la fin. Le campement était assoupi, une trêve bienvenue après l’altercation de la veille qui avait manqué de dégénérer en rixe sanglante. Rester ici ne calmerait pas les ardeurs vengeresses des rats à visage humain et ne résoudrait pas durablement les problèmes immédiats comme la question des vivres.

Le triumvirat s’était réuni à l’écart du campement, laissant le soin à quelques sentinelles de confiance, de veiller à la sécurité de tous les autres. Mon regard s’attarda sur ces huttes paisibles en apparence, qui contenaient une poudrière prête à exploser.

Mila avait parfaitement conscience de cet enjeu délicat, j’en étais certain.

- Nous devons lever le camp, maintenant, commença-t-elle sans préambule.

Aucun de nous deux ne contesta son point de vue. Reprendre notre exode, permettrait sans doute d’aplanir les angles, à condition de savoir où aller. Elle se tourna vers Mouez, pour le solliciter.

- Tu viens de l’Extérieur, lui fit-elle. Tu es déjà passé par ici ?

- Quelques fois, reconnut-il. Avant que je ne sois affecté à Rain City.

Je le sentais étrangement, sur la réserve. Redoutant sans doute d’être confronté à des fantômes d’une existence ancienne que sa vie à Rain City lui avait fait oublier. Cette prison à ciel ouvert ne laissait pas indemnes, les esprits de ceux qui y résidaient.

- Où trouver un endroit sûr ? Insista-t-elle.

- On peut essayer Fargo, répondit-il sans hésiter. Un petit patelin sans histoires, autant que je me souvienne.

- Tu es sûr que nous ne croiserons pas des soldats ?

Mouez inspira profondément, gagné par l’incertitude qui nous rongeait tous. Il secoua son manteau trempé par le chagrin de notre Mère la Fatalité, sous lequel était dissimulé son fusil d’assaut.

- Aucune idée, Mila. Ça fait longtemps que j’y ai pas remis les pieds, j’ignore comment nous serons reçus.

- David ?

Je croisai son regard, me plongeant dans ses grands yeux châtains qui m’avaient ensorcelé. Même si mon opinion n’apporterait rien car j’avais grandi à Rain City, ce bagne permanent qui n’avait offert aucune échappatoire à ses enfants.

Fargo était peut-être la Terre Promise qui nous accueillerait à bras ouvert. Ou notre cimetière qui embaumerait à jamais dans l’oubli, ce qui restait de Rain City.

- Nos vivres seront bientôt épuisées, Mila. Nous avons besoin d’espoir, de nouvelles perspectives. Si nous restons ici ou errons sans but, il ne faudra pas longtemps avant que nous nous sautions à la gorge.

Elle avait compris que nous n’avions pas d’autre option que la réussite de notre quête.

- Puisqu’on est d’accord, lâcha-t-elle d’un ton entendu. Trouvez Eric et Esa, préparez tout le monde au départ.

******

Certains furent soulagés de quitter leurs huttes misérables, d’autres auraient préféré y rester et prendre racine. Je ne fus guère étonné de constater que ces pantouflards n’étaient autre que les Protecteurs. Après le meurtre de l’un des leurs et l’altercation virulente qui les avaient opposé aux Éclairés, ils ne paraissaient plus aussi enthousiastes d’appartenir à la même équipe. À vrai dire, les Éclairés n’étaient pas tellement déçus de les laisser derrière eux, Mélissa en tête.

De nouveau, le triumvirat tint conseil. Mila n’était guère favorable à la scission du groupe de réfugiés. Outre que cela nous affaiblirait, les Protecteurs pouvaient être retrouvés par l’Armée de l’Extérieur pour leur fournir des renseignements précieux sur nous et les encourager à nous pourchasser.

Dans le pire des cas, malgré ce qui s’était passé lors de la destruction de Rain City, il n’était pas exclu que les Protecteurs se rallient de nouveau à l’Extérieur pour en finir avec ceux dont ils avaient toujours été les ennemis. Mouez se chargea à la fin du conciliabule de parlementer avec les Protecteurs, pour les convaincre de nous suivre. Si l’Armée de l’Extérieur les rattrapait, ils ne se montreraient ni magnanimes ni cléments, comme le prouvait la destruction de Rain City.

Mila discuta avec Mélissa lui expliquant, que les Protecteurs resteraient parmi eux pour que les Éclairés les surveillent.

Un argument qui provoqua une grimace de mépris chez l’Éclairée, qui pensait que Mila faisait preuve de faiblesse et de naïveté.

Égaré au milieu de ce grand chambardement causé par les préparatifs du départ vers l’inconnu hostile et oppressant, je ne perdis pas une miette de l’échange.

- Tu débloques, Mila ? Protestait l’autre femme. Tu ne veux pas que je leur donne le biberon, aussi ?

- Peut-être que tu préfères qu’ils retrouvent les soldats et qu’ils caftent où nous créchons ? Avait répliqué mon amazone inflexible.

- On devrait tous les crever et les laisser moisir dans la boue !

La discussion stérile avait assez duré.

- Les Protecteurs nous accompagneront, le débat est clos.

- Tu commets une grave erreur, Mila.

Je remarquai les regards qui approuvaient Mélissa. Celle-ci gagnait en influence, beaucoup d’Éclairés semblaient aussi résolus qu’elle à se débarrasser du problème des Protecteurs, une fois pour toutes.

Je rejoignis Mila, sentant qu’elle avait besoin d’une épaule réconfortante pour garder le moral.

- Ça ira ? Fis-je avec autant de tendresse que je pouvais.

Elle releva la tête. Son visage mouillé par les larmes amères de notre Mère la Fatalité, lui donnait l’expression d’un ange pleureur. La lumière de ses yeux châtains qui m’avait béni, vacillait sous le poids de l’angoisse.

La Terre Promise lui paraissait inaccessible, un mirage au bout d’un tunnel qui ne possédait aucune fin. Tous les enfants de Rain City que l’Extérieur avait rendus orphelins, ne verraient pas le terme du voyage. Nous en avions déjà perdu quelques uns en route et Mouez m’avait fait comprendre que ce n’était pas terminé.

À travers notre infortune, l’agonie de Rain City se prolongeait. Valait-il mieux que l’Extérieur nous retrouve pour nous achever et mettre fin à cette interminable souffrance, qui nous définissait et nous rongeait ? Certains d’entre nous le souhaitaient, au-delà de la haine instinctive qui les animait contre les véritables responsables de leur calvaire.

Au-delà de ces moutons noirs qui galopaient à l’horizon dans des fracas de sabots, le Conseil se croyait à l’abri de nous. À cette pensée de leur impunité, la rage se propagea dans mon corps, un feu purificateur qui coulait dans mes veines.

- Ça va, finit par me répondre Mila après un long silence.

Je sentais son parfum qui me grisait. Le désir de lui arracher un peu d’intimité dans ce monde perdu et désolé, traversa mes pensées. Comme la fois où nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre dans cette chambre miteuse du Divan de Cupidon. Où nos corps s’étaient entrelacés dans ces draps vieillis et moites, dans une étreinte endiablée et animale qui nous avait projetés hors de la cruelle réalité d’une ville en vase clos.

- Tu crois aux miracles, David ?

Sa question me prit de court. Instinctivement, je levai les yeux au ciel pour guetter un signe du grand manitou, planqué quelque part là-haut. Le Créateur qui nous avait façonnés à son image, cultivait la discrétion à notre égard.

Il laissait seulement notre Mère la Fatalité s’exprimer à sa place, la laissant déverser son trop plein de chagrin désabusé.

Puis je songeai à l’amertume de l’existence que j’avais menée derrière le bouclier de Rain City, qui nous avait gardés prisonniers pendant toutes ces années. Toutes ces vies brisées, tous ces espoirs broyés par la dure loi de Rain City.

La loi du survivant, du chacun pour soi à laquelle j’avais cédé par intermittence, malgré mes idéaux usés par cette pluie incessante.

Tous ceux que j’ai tenus dans mes bras pour recueillir leur ultime confession… j’étais le dernier témoin qui avait saisi le fil ténu de leur vie. Ada, Cynthia Macelen, le père Sébastian et tant d’autres enfants de Rain City. Je n’osais pas croire aux miracles.

- J’en sais rien, Mila.

- J’aurais préféré que tu me dises oui, soupira-t-elle.

- Je déteste mentir, même pour faire plaisir.

Elle se rapprocha pour me caresser la joue. Mon cœur battait la chamade, mais la pluie glaciale de sinistre fatalité me rappelait que tout demeurait fragile en ce bas monde. Aucun de nous deux n’avait de temps pour l’autre.

- Tu n’as pas encore perdu ton humanité, David.

Mes pensées se perdirent dans le passé… dans ces moments que je préférais oublier, où j’ôtais la vie de mon prochain pour des raisons que j’estimais valables à l’époque. La justice, la vengeance, parfois les deux…

- Je ne suis pas fier de tout ce que j’ai fait, Mila.

- Et pourtant, nous sommes là tous les deux et nous continuons à nous battre. Sébastian y verrait un signe.

Je n’avais pas oublié que l’homme de Dieu avait passé un pacte avec le diable, le Duc. Mon propre géniteur.

- Le padre a perdu la foi, lui rappelai-je avec sévérité. J’espère que nous ne la perdrons pas, nous aussi.

Mouez s’était rangé à notre hauteur, ayant saisi au vol les derniers mots.

- Nous devons aller à Fargo. Il nous restera peut-être quelque chose à espérer là-bas.

Le tonnerre gronda au-dessus de nos têtes, pour nous presser de nous remettre en marche. Avant de réaliser que ce rot vomi par les intestins de Satan, n’était pas naturel. Le temps se figea tout à coup, tout le monde interrompit ses gestes, paralysé d’effroi.

Cela avait commencé par un sifflement lointain de plus en plus aigu, avant de se muer en un rugissement mécanique puissant et terrifiant qui passa en traversant les couches de nuages, imbriquées les uns dans les autres, avant de s’éloigner après nous avoir martyrisé les tympans. Personne n’avait aperçu leur silhouette mais tous savaient de quoi il s’agissait.

Ils étaient sur nos traces, ils étaient au courant de notre survie. Ils ne laisseraient pas les derniers enfants de Rain City respirer encore.

La panique avait gagné les réfugiés.

- L’Extérieur ! Ils nous ont retrouvé ! Cria quelqu’un parmi nous.

Des murmures, des éclats puis des hurlements de terreur se succédèrent à un rythme effréné. Beaucoup pensaient leur dernière heure venue et j’en vis certains rester là où ils étaient, ne sachant quoi faire tandis que d’autres s’étaient jetés à genoux, dans la joue joignant les mains pour prier. La haine et les rancœurs n’étaient plus si importantes, à côté de cela.

Je croisais le regard de Mila qui avait retrouvé une dureté de circonstance. Elle éprouvait l’envie de se battre et sa force nous inspira, moi et Mouez.

- On doit partir, intima-t-elle.

- Pas la peine de le dire deux fois, approuva mon comparse.

J’accompagnais Mouez pour tenter de ramener la raison dans ce troupeau avec l’aide d’Eric et Esa, venus nous retrouver sur instruction de Mila. L’un après l’autre, nous attrapions ceux qui avaient flanché pour les secouer et les forcer à se mettre en route.

Lorsque l’ordre fut revenu, Mila donna le signal du départ. Guidés par Mouez, nous marchions sous les larmes amères de la fatalité vers la lointaine Fargo. Derrière l’horizon, la Terre Promise nous attendait.

Si l’Extérieur ne nous détruisait pas avant.

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