Chapitre 5
Malgré la faim, les privations et la cruauté du monde de la Pluie, la peur nous donnait des ailes. Une énergie nouvelle nous animait tous car l’armée de l’Extérieur rodait autour de nous. Nous ne pouvions plus nous comporter comme des enfants capricieux pour jouer de nouveau à la guerre des boutons et régler de vieilles querelles, des cicatrices mal refermées.
Nous courions plus que nous marchions, comme si le diable lui-même nous pourchassait pour nous marquer au fer rouge. Mouez qui connaissait le terrain mieux que nous tous, avait trouvé une route qui disparaissait en partie sous la mer boueuse. Le goudron usé arborait la même teinte grise que l’environnement qui nous entourait.
Quelques marques jaunes usées émergeaient pour nous indiquer la bonne route. Un panneau de signalisation nous signala une direction. Le nom de Fargo s’y étala en lettres rouillées, la distance qui nous en séparait… était effacée.
- On est bientôt arrivés ? Fit Esa dans mon dos.
L’érosion avait accompli son œuvre irréversible et je n’avais aucune idée du temps qu’il nous faudrait pour arriver à destination.
- On y arrivera. C’est la bonne direction.
Elle secoua la tête avant d’être rejoint par Eric qui lui prit la main. Ce n’était pas d’atteindre Fargo qui m’inquiétait le plus, à vrai dire. Il y avait des chances que cela se révèle être la partie la plus facile du programme.
Les habitants de ce petit patelin connaissaient-ils l’existence de Rain City ? Dans ce cas, je me demandais s’ils s’étaient préoccupés de notre misère, notre échéance. De notre prison à perpétuité à ciel ouvert, entassés derrière ce bouclier qui nous avait coupés de l’Extérieur.
Mouez lui-même nous avait avoués, qu’il ignorait comment nous serions reçus là-bas. Fargo apaiserait-elle les rancunes tenaces ou les raviverait-elle ? Si le pire advenait, il était possible que le sang coule bien avant.
Il fallait que je retrouve Mila, pour chasser ces sombres perspectives de mes pensées. Que je hume son parfum enivrant qui me donnait le vertige, que je puisse me perdre en plongeant mon regard dans ses yeux châtains, cette mer paisible où je pouvais trouver la paix dans un havre hors du temps et hors de ce monde.
Où étais-tu, toi que j’avais rencontré jadis au Divan de Cupidon lorsque j’enquêtais en solitaire sur la mort de Cynthia Macelen et sur le trafic de Vipère Jaune qui tuait lentement la population de Rain City ? Toi, qui m’avait recruté parmi les Éclairés pour me donner une chance de poursuivre un combat que je ne pouvais plus mener seul ? Toi dont la lumière, le courage et la bonté illuminaient les infects souterrains d’une ville putride, pour nous préserver des Protecteurs dont les derniers rejetons ne seraient jamais nos amis alors qu’ils partageaient notre infortune, qu’ils commençaient à comprendre le poids de l’oubli que nous avons subi si longtemps ?
Où étais-tu ? Ne me laisse pas seul.
Ah, te voilà. J’avais repéré sa silhouette, comme point de ralliement entre les Protecteurs intercalés avec les Éclairés, avec lesquels ils ne souhaitaient échanger aucun mot. Sous les larmes amères de notre Mère la Fatalité, le feu de la sécession couvait jusqu’à ce qu’il se rallume fatalement pour précipiter notre fin.
Mila redoutait cette issue. Ou plutôt, elle redoutait de ne pouvoir rien y faire quand les tensions s’envenimeraient au-delà du point de non retour. Avec les paquets de vivres et de munitions transportés, personne ne se privait de brandir son arme en évidence, d’un côté ou de l’autre. Moins pour se préparer à affronter les dangers de l’Extérieur que pour éliminer son prochain immédiat, son voisin de chambrée.
Je ralentis pour me mettre à sa hauteur, je surpris son sourire lorsqu’elle remarqua immédiatement ma présence à ses côtés. Elle me prit la main, mes doigts se serrèrent autour des siens. Nous étions ensemble, et rien d’autre ne comptait à cet instant.
Ce moment-là n’appartenait qu’à nous deux. Que cette lueur d’humanité nous permettre de nous rappeler que nous n’étions pas des animaux. Mais l’ombre qui nous entourait, menaçait de l’engloutir à jamais.
Quelque part là-haut, à cause des moutons noirs qui ne cessaient de galoper dans des roulements de tonnerre intermittents, le soleil refusait de se montrer. Après des heures de marche que nous n’avions pas mesuré, Mila ordonna de faire halte. Nous quittâmes immédiatement la route de Fargo, pour nous mettre à l’abri entre les arbres morts qui se dressaient, comme des sentinelles inflexibles de notre déchéance.
Je remarquai que chacun s’installait en fonction de son allégeance. Les Protecteurs d’un côté, les Éclairés de l’autre. Le dialogue n’était pas près de s’installer, Mélissa avait crevé l’abcès lors de la dernière altercation. De nouveau, les regards appuyés et décochés en rafles, en disaient long sur l’ambiance pesante.
Vint l’heure du dîner. Mouez, Eric et Esa organisèrent la distribution, veillant à ce que chacun ait droit à une part égale sans favoritisme ni discrimination. Ce qui se déroula non sans heurts, puisque des Éclairés estimaient que les Protecteurs, leurs anciens bourreaux de Rain City, devaient expier en mourant de faim. Des noms d’oiseaux et d’autres suggestions de sévices intimes fusèrent de part et d’autre du campement, les Protecteurs refusant de succomber à la famine pour faire plaisir. Comme des rats à visage humain.
En guise de consolation, j’avais droit à une boîte de thon en conserve. Avec son sarcasme habituel, Mouez me souhaita bon appétit. Je m’assis à l’écart, sur un tronc renversé, pour savourer le maigre repas dû par les circonstances extrêmes. À l’ouverture de la boîte, une brutale haleine prononcée de fermentation agressa mes narines tandis que je considérais le pavé rose pâle qui marinait dans son jus d’huile de foie de morue.
À toutes fins utiles, je relevai la boite pour l’examiner sous tous les angles et repérer la date de péremption. Je ne vis seulement en dessous qu’un fichu code barres indéchiffrable. Ces salauds de l’Extérieur nous voulaient tellement de bien qu’ils tenaient à ce que nous ignorons tout repère temporel. Dépité de ne pas être plus éclairé sur l’époque que nous vivions, je trempais mes doigts dans la matière rose bonbon pour en arracher la chair et la mâcher lentement par bribes. Histoire de me donner l’illusion que je dégustais un festin.
Le tronc renversé pencha tout à coup, lorsqu’une femme s’assit à mes côtés. Je crus d’abord qu’il s’agissait de Mila mais je ne fus pas subjugué par son parfum… car ce n’était pas elle. L’écharpe moisie enroulée autour de la tête ne me dupa pas longtemps.
Mélissa.
- Faut qu’on parle, Selstan.
- Qu’est-ce que tu me veux ? Martelai-je avec brusquerie.
Je devinais la raison de sa présence et cela me déplaisait.
- Nous devons régler le problème des Protecteurs, répondit-elle. Ils sont indignes de confiance.
- Je comprends.
Je louvoyai avec prudence, elle me testait.
- Alors tu es avec nous ? Insista-t-elle.
- Qu’as-tu en tête, Mélissa ?
J’interrompis mon dîner pour croiser son regard farouche. Je connaissais depuis belle lurette, cette sinistre étincelle de détermination implacable. Avant même de songer à me parler pour me rallier à elle, elle avait pris sa décision. Je ne réussirai pas à la convaincre de renoncer de son projet radical.
- C’est pourtant simple, trancha-t-elle d’un ton dans lequel se dissimulait son impatience. Les Protecteurs sont nos ennemis et y aura pas assez de bouffe pour tout le monde. Ça fait deux bonnes raisons d’agir, tu crois pas ?
- Qu’en pense Mila ? Demandai-je. Et Mouez ?
Je détestais ce genre de conversations emplies de calcul et d’arrières-pensées.
- Mila s’est trop attendrie, croassa-t-elle avec dédain. Quant à Mouez… il traîne beaucoup trop avec les Protecteurs.
- Es-tu en train de me dire que tu veux les éliminer, eux aussi ?
Je tentais de garder mon calme, autant que faire se peut. Mais contenir cette rage qui galopait dans mes veines, me coûtait un effort surhumain.
- Bien sûr que non, on fait que discuter.
Elle en avait déjà trop dit, à mon goût.
- Eh bien, cette discussion a assez duré. Mouez est le frère de Hamid et il a prouvé sa loyauté aux Éclairés. Et je ne permettrais à personne de faire du mal à Mila, tu m’as compris ?
Son regard devint plus acéré.
- Merci de ta franchise, David. Ça aide dans ces moments de savoir qui sont nos amis et qui ne le sont pas.
L’intonation glaciale me mit en garde. À partir de cet instant, je n’étais plus certain que les Protecteurs et l’Extérieur seraient nos ennemis les plus mortels. Mélissa me lâcha un regard haineux, comme si j’étais un de ces foutus Protecteurs.
Elle se leva sans ménagement, manquant de me faire choir de mon perchoir. Je me concentrais sur ma boîte de thon dont les restes baignaient encore dans l’huile crasse quand Mila me rejoignit, les traits crispés.
Elle prit place à mes côtés, mon perchoir vacillant de nouveau dans un gémissement de bois pourri.
- Qu’est-ce qu’elle te voulait ? Me demanda-t-elle abruptement.
- Rien de bon, lui avouai-je. Elle est allergique aux Protecteurs, ça lui cause des ulcères.
Elle rumina ce qu’elle savait déjà.
- Et à part ça ? Reprit-elle peu après.
- Elle pense que tu n’es pas à la hauteur, comme Mouez.
Son minois trahissait le souci d’avoir à gérer le cas de Mélissa, en plus des autres problèmes qu’elle devait affronter.
- C’est vraiment la merde, siffla-t-elle de frustration.
- C’est pas encore foutu, Mila. On peut atteindre Fargo.
Elle croisa mon regard et je surpris dans ces prunelles châtains, l’ombre du désespoir qui nous guettait tous comme la fatalité du destin implacable.
- Fargo pourrait être un piège, David. Les soldats de l’Extérieur pourraient nous attendre là-bas, tu imagines ?
- Nous n’avons pas le choix. Si nous continuons à tourner en rond, nous épuiserons les vivres tôt ou tard. Condamnés à une mort lente.
Le regard de Mila se perdit au loin, dans la ligne de crête qui séparait l’horizon de la terre grise qui nous encerclait. Mourir pour mourir… si c’était ce qui nous attendait au bout de notre Exode, il valait mieux que ce soit rapide et indolore. Un luxe dans un monde pareil, pour les damnés de Rain City réduits à des rats à visage humain.
- Tu crois qu’on tiendra jusqu’à Fargo ?
- Après tout ce que nous avons vécu…
Ma phrase resta suspendue, attendant de traduire clairement mes pensées.
- Tant qu’il y a de l’espoir, tout le monde restera concentré dessus.
- Tu es naïf, David.
Je ne pus me retenir de sourire avec l’insolence du petit écolier.
- J’ai tenu toutes ces années à Rain City grâce à ça.
De nouveau, le silence entre nous. Nous jouissions de fuir ces responsabilités pesantes en ces lieux oppressants qui nous comprimaient, pour nous vider de nos derniers espoirs. Arracher ces zestes d’intimités nous donnait la force de nous battre.
Elle m’agrippa par le col de mon imperméable pour m’embrasser sur les lèvres. Je pouvais humer son parfum aux effluves plus prégnantes que jamais. À défaut de lumière divine tombant du ciel déprimé, elle était le soleil de mon univers. Lorsqu’elle écarta son visage, je regrettai déjà que ce moment soit passé si vite.
Elle s’en alla peu après, sans un mot, pour me laisser finir cette fichue boîte de thon. J’aspirais plus que je ne mangeais ce qui en restait, avant de balancer négligemment la boîte par-dessus mon épaule.
Je n’allais pas me fatiguer à trouver une poubelle aux alentours. J’entendis pendant quelques instants, le ricochet du métal sur les branches mortes avant que les larmes amères des anges endeuillés ne l’engloutissent à jamais.
Le tonnerre ronronna au-dessus de nos têtes, le miaulement d’un fauve qui s’assoupit avant de partir en chasse. Le calme avant la tempête ?
Tous parmi nous, ne verraient pas la Terre Promise.
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