Chapitre 6
Je rejoignis le campement d’un pas lent, glissant sur la boue dans laquelle s’enfonçaient mes petons. Mélissa était entourée de quelques Éclairés avec qui elle entretenait une messe basse dont je ne pouvais saisir les termes. Mais elle transpirait la vengeance tout comme ses partisans qu’elle avait convaincus.
Ils me dévisagèrent avec une étrange expression. Mélissa leur avait certainement narré notre désaccord et il était possible qu’ils ne me considéraient plus comme l’un des leurs, eux dont j’avais pourtant partagé les idéaux et les combats. Mais la fraternité d’armes dans ce monde inondé par les larmes amères de la fatalité, ne constituait plus une garantie.
Ils se dispersèrent subitement, estimant que je m’étais trop rapproché d’eux. Je tournai la tête pour surprendre à la lisière du campement, des Protecteurs qui s’étaient regroupés pour un conciliabule du même acabit. Ils étaient moins nombreux que nous tous mais n’étaient pas prêts à renoncer facilement au pouvoir despotique qu’ils exerçaient sur les enfants de Rain City. Aucun d’eux n’avait oublié qu’ils avaient été les pachas, avant que l’Extérieur ne décide qu’ils n’étaient plus si indispensables.
Au même rang que nous, ils estimaient sans doute qu’ils n’avaient plus rien à perdre. Je connaissais ce sentiment et ses conséquences inflexibles. Le désespoir les rendrait à terme aussi dangereux que les plus haineux des Éclairés. Ceux qui tentaient de garder leur humanité comme moi, seraient bientôt pris entre le marteau et l’enclume. L’autorité du triumvirat que Mouez et moi avions crée avec Mila, s’érodait lentement.
Nous perdrions bientôt le contrôle des rats à visage humain qui voulaient mutuellement se tailler en pièces. Nous devions atteindre Fargo avant que cela ne devienne une réalité. Mouez me rejoignit, les traits fatalistes.
- L’orage va éclater, David.
Il n’y avait rien d’autre à répondre à ça, je le sentais dans mes tripes.
- Je ferai tout pour l’empêcher.
- Arrête de te prendre pour Dieu, trancha-t-il sèchement. Tu pourras rien y changer.
Je me révoltai contre l’injustice du destin qu’il me renvoyait en pleine figure, avec les meilleurs sentiments du monde.
- Donc on reste les bras croisés, en regardant le spectacle ?
Mouez soutint mon regard, tirant sur sa clope, l’une des dernières qu’il lui restait. Il rejeta par les narines les vapeurs de nicotine, comme celles d’une machine à charbon.
- Il nous restera une chose à faire.
- Quoi ?
- Sauver ceux qu’on aime, répondit-il. Et notre peau.
Il laissa tomber les cendres dans la boue, en secouant sa cigarette embrasée.
- T’as gardé ton pétard ? Me demanda-t-il.
Je lui montrais mon arme de poing à la ceinture, camouflé sous mon imper.
- Parfait, fit-il d’un ton appréciateur. T’en auras besoin pour protéger Mila.
- Et toi, tu protégeras qui ?
- Eric et Esa. Je ferai en sorte qu’ils aient un avenir dans ce monde de merde. Si nous réussissons à rejoindre Fargo.
Il jeta sa clope d’un geste sec du poignet puis l’enfonça dans la mélasse spongieuse sous sa godasse.
- À propos de Fargo…, lançai-je pour le retenir alors qu’il s’apprêtait à prendre en congé.
Il revint sur ses pas.
- Ouais ?
- Il existe d’autres villes à l’Extérieur, n’est-ce pas ? Le monde ne peut pas se réduire à Rain City et Fargo.
Je le sentais devenir plus distant, il répugnait peut-être à m’en confier plus que ça. Que craignait-il après avoir vécu tant de temps à Rain City ?
- Je n’ai pas beaucoup voyagé en dehors de Fargo, David.
- À d’autres, Mouez. Même ton frangin n’était pas aussi cachottier.
Il n’en disait pas assez et il en avait déjà trop dit. Cette fois, j’étais déterminé à en savoir plus sur l’Extérieur qui voulait notre perte.
- T’es qu’un foutu emmerdeur, David, grogna-t-il. Tu le sais, ça ?
- On me le dit depuis que je suis né. Accouche, maintenant.
Il secoua la tête, comme un suspect résigné à se mettre à table après un interrogatoire en bonne et due forme, fait dans les règles.
- Comme tu veux, mais ça n’avancera personne à grand-chose.
- On verra, Mouez. J’écoute.
- Je sais seulement ce que j’ai vu de mes propres yeux, et d’après des rumeurs que je n’ai pas eu le luxe de confronter.
Il passa la main sur sa figure burinée pour chasser les larmes amères qui l’inondaient. Un geste vain et machinal, comme beaucoup le faisaient ici en s’en rendant à peine compte.
- Les rumeurs disent que la majorité des villes comme Rain City ou Fargo ont été détruites lors de la Grande Catastrophe. Lorsque le Déluge a commencé, le monde s’est effondré pour devenir ce monde de merde qu’on connaît très bien. Les villes ont été isolées les unes des autres, des familles entières ont été séparées par des boucliers comme celui de Rain City et les communications ont été coupées. Les satellites sont tombés en panne et tout le réseau auquel nous étions connecté, s’est écroulé.
Comme illustration d’un vestige de l’ancien monde, il glissa la main sous son manteau pour me montrer un téléphone portable éteint, à la batterie morte. Il le jeta dans la boue, effaçant les temps anciens que nous avions tant idéalisé.
- Fargo a vécu en autarcie, comme Rain City. Les années ont passé et dans Fargo, tous les habitants étaient persuadés de faire partie des derniers représentants de l’humanité. Mais je sais qu’il en existe une autre.
- Une autre ville ? Fis-je. Tu y es allé ?
- Ouais, avec Hamid de temps en temps. La première fois était déjà de trop.
Ces derniers mots m’alertèrent sérieusement.
- Un patelin pire que Rain City ?
- Destan… c’est ainsi qu’elle s’appelle.
Alors que j’enregistrais ce nom que j’entendais pour la première fois de mon existence, il détourna le regard, honteux de m’en avoir trop révélé. Mais je devais savoir tout ce qu’il savait.
- Qu’est-ce que tu as vu, là-bas ?
- Un cauchemar qui ressemble à un rêve, répondit-il d’un ton bourru. Si je le peux, j’éviterais d’y revenir.
- Pourquoi ?
Une lueur étrange brillait au fonds de ses yeux sombres. Qu’avait-il vu à Destan qui puisse le hanter à ce point ?
- La première fois que je suis arrivé à Destan avec Hamid, nous avons été fascinés par ses lumières. Si tu avais vu toutes ces lumières, David… c’était féerique.
- Pourquoi étiez-vous venus tous les deux ?
- Le boulot. Fallait bien qu’on bouffe.
Sa réponse avait été abrupte, il voulait passer sous silence certains détails. Je notais cela à l’intérieur de ma caboche comme un bon chien policier.
- Puis j’ai vu ce qu’était vraiment Destan.
- Qu’y a-t-il là-bas, Mouez ?
Je commençais à m’impatienter, sans vouloir le braquer.
- Le gouffre de nos dernière illusions mais ce n’était pas le pire. C’est un endroit dangereux, gouvernés par des pontes sans pitié, qui n’acceptent pas qu’on vienne fouiner dans leurs secrets inavouables.
Je sentais que je touchais du doigt, la vérité que mon père avait commencé à me confier avant l’assaut de l’Armée de l’Extérieur contre Rain City.
- Le Conseil.
- Dans le mille, grogna l’autre d’un air sinistre.
- Qui sont-ils vraiment ?
- Des gens qu’il faut éviter de contrarier, David. J’en ai connu qui s’y sont risqués et… ah merde, tu sais comment ça marche quand un agneau veut défier des loups.
Ouais, je savais de quoi il parlait, le bougre. Rain City m’avait enseigné les règles depuis des années, à partir du moment où l’ancien monde avait disparu pour laisser place à l’ère de notre déclin. Quand un agneau stupide commettait la bêtise de défier une meute prête à tout, il crevait comme un rat. Un rat à visage humain.
- Si tu veux le découvrir, il te faudra aller là-bas, me prévint-il. Mais comme je suis pas pressé d’y retourner…
- Je comprends, Mouez. Mais si Fargo n’est pas à la hauteur de ce que nous espérions, nous n’aurons pas d’autre choix que de trouver de l’aide à Destan.
- J’avais peur que tu dises ça. Tu sais que tu fais chier, des fois ?
- Ça me fait plaisir. Sérieusement, t’as une meilleure idée ?
Il remua la tête en signe de dénégation.
- David, si nous allons là-bas… nous signons notre arrêt de mort. Le Conseil n’acceptera pas de laisser en vie des témoins de ses crimes.
Contrairement à mon camarade, je n’étais pas si certain de cette possibilité. Je me doutais que Destan, la ville aux fausses lumières, se montrerait périlleuse pour nous qui serions des étrangers et traités comme tels.
Dans le meilleur des cas.
Puis les dernières paroles de mon père, le funeste Duc, me revinrent à l’esprit. Il m’avait fait comprendre que des gens de l’Extérieur avaient pris conscience de notre misère et de nos souffrances et voulaient faire bouger les choses pour nous aider. C’était ce qui avait justement décidé le Conseil à précipiter notre destruction.
Que feraient ces aimables philanthropes s’ils étaient au courant de notre survie ? S’empresseraient-ils de se porter à notre secours, avec les sourires grandiloquents de grands seigneurs généreux avec leurs serfs ?
Nous aideraient-ils vraiment de manière désintéressée ? Dans ce monde inondé de larmes amères, aucune aide n’était gratuite. Tout service demandait une contrepartie, trop souvent déplaisante comme j’ai pu l’expérimenter moi-même à Rain City. Par exemple, en fermant les yeux sur les activités de mon ancien indic Zho en échange de tuyaux sur des concurrents, alors qu’il appartenait aux marchands de morts qui tiraient profit du désespoir de ses semblables. Avant que la loi de Rain City ne le rattrape et ne le punisse.
Tout prédateur finissait dévoré par plus méchant que lui.
- David ?
- On ne les laissera pas nous faire quoi que ce soit, Mouez. Ils devront d’abord nous entendre, des gens nous aideront forcément là-bas.
- Tu débloques ou quoi ? Ils ont toute une armée avec eux et nous…
Il se tourna vers le campement précaire et le balaya d’un geste énervé du bras.
- Nous, on n’est plus que ça. Des vagabonds… des apatrides. Personne ne peut aider ces gens-là à récupérer tout ce qu’ils ont perdu, si tant est qu’ils possédaient encore leur dignité.
- Fais un effort Mouez, putain. Tu as dû bien entendre parler de gens qui s’opposaient à eux, ils ne peuvent pas tout contrôler !
De nouveau, il coula un regard amer vers moi.
- Justement, si. Ils peuvent tout contrôler et tu sais pourquoi ?
- Balance.
- Tout le monde a perdu l’espoir de retrouver le soleil parce que tous pensent que c’est un châtiment juste et mérité. Voilà pourquoi ils se comportent comme des moutons dociles avec leurs maîtres.
Son ton vindicatif laissait transparaître son ressentiment.
- Cette ville est aussi maudite que l’était Rain City. Là-bas, même ceux qui ressemblent à des anges sont des démons. Évites cette ville comme la peste, David.
- C’est noté.
Le silence permit de faire baisser la tension qui nous électrisait, au cœur de l’âpreté du monde dont nous avions hérité et subissions toujours les tourments.
- Tu vas en parler à Mila ?
- Il le faudra bien, confirmai-je. Si Destan est une menace, aucun de nous ne pourra l’ignorer éternellement.
- C’est ce qui rend les Protecteurs dangereux puisque beaucoup viennent de cette ville. Ils voudront peut-être rentrer à la maison, faire des courbettes au Conseil.
Un froid plus glacial que ces larmes amères interminables qui nous pleuvaient dessus, me saisit.
- Merde ! Tu pouvais pas le dire avant ?
- Personne m’a posé la question, se défendit-il. Mais ils représenteront un sacré pépin s’ils oublient vite que l’Extérieur a voulu les exterminer au même titre que nous.
- Mélissa se plaint que tu t’acoquines trop avec eux. Comment s’appelle le type qui s’est fait planter en beauté ?
- Myles.
- Tu penses qu’ils voudront le venger, Mouez ?
- Peut-être. Ils ont pas été bavards sur le sujet. Honnêtement, je ne l’espère pas. Sinon, ce sera la guerre.
Je partageai ses craintes à ce propos. Tout le monde dans notre groupe, avait de quoi envoyer son prochain rejoindre ses aïeux. Nous n’avions pas désarmé les Protecteurs car Mélissa et d’autres ne se seraient pas privés de venger leurs souffrances. D’autre part, le sang de ce Myles avait coulé et ses camarades ne l’oublieraient pas de sitôt.
Rain City n’avait pas achevé le deuil de la disparition de la majorité de ses enfants. Perdrait-elle encore un peu plus de son âme ? Rain City avait révélé notre vraie nature d’animal et nous ne faisions qu’entretenir ce cycle bestial incessant et inévitable.
Mon père, le Duc, avait raison sur ce que nous étions devenus. Nous, fiers représentants de l’humanité, avons toujours été des rats à visage humain. Mon père pensait qu’il n’y avait rien à sauver de nous. C’est pour cela que le Grand Projet avait été conçu par le Conseil, pour en finir avec la malédiction que nous représentions pour nous-mêmes.
Fargo me paraissait trop lointaine, impossible à atteindre. Car nous ne méritions peut-être pas la Terre Promise.
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