Chapitre 8

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Nous fîmes l’inventaire des vivres et des munitions que les Protecteurs nous avaient laissé avant d’admettre que notre situation n’était guère plus reluisante. Bien que des bouches à nourrir aient été laissées sur le carreau après la bagarre sanglante, ce qui en restait n’éloignerait pas le risque de famine.

Au contraire, les Protecteurs s’étaient arrangés que ce risque soit accentué pour diminuer nos chances de survie au milieu de la tourbière boisée inhospitalière. Le rationnement fixé par Mila ne suffirait pas, cette fois.

- On est vraiment dans la merde, souffla Mouez dépité.

L’ambiance n’était guère joyeuse dans notre triumvirat formé par les circonstances.

- Si on avait su qu’ils nous fomenteraient un coup pareil, on les aurait liquidés bien avant, grognai-je. C’était une erreur de croire qu’ils pouvaient être nos copains.

- Nous ne pouvons pas réparer ce qui vient de se passer, David.

En tant que cheffe, elle aurait dû être celle qui affichait l’expression de chien battu mais ce n’était pas le cas. La rage de se battre contre le destin illuminait son minois. Cela me rappelait pourquoi je la suivais.

Mila… elle s’appelait Mila.

- Alors que fait-on ? On a des vivres pour à peine deux jours, on ne tiendra pas jusqu’à Fargo, déclara Mouez.

- Nous devons absolument arriver jusqu’à cette ville, insista-t-elle.

- D’où ma question.

Nous nous tenions près des vivres, à la limite du camp. Elle tourna la tête vers ce qui restait des réfugiés, occupés à cacher les morts après les avoir dépouillés de ce qu’ils avaient de précieux, même s’il s’agissait d’Éclairés, de camarades, d’amis. Les morts n’avaient pas à être dorlotés car ils étaient mieux lotis que les vivants.

Ils étaient délivrés de leurs souffrances. Notre tour n’était pas encore venu.

- J’ai une idée, fit Mila, mais ça ne vous plaira pas.

- Dis toujours, l’encouragea Mouez. Au point où on est, toutes les idées sont bonnes à prendre.

Je percevais son hésitation avant de lâcher le morceau. Cette idée la mettait mal à l’aise et cela ne me rassurait pas.

- L’idéal serait de chercher de la bouffe aux alentours mais nous sommes paumés au milieu de nulle part et nous n’avons pas le luxe de patrouiller pour vérifier.

Nous acquiesçâmes à cette évidence, devinant qu’elle tentait de nous faire avaler son idée avec le plus de diplomatie possible.

- Ce qui nous amène à…, commença Mouez qui appréhendait la suite.

- Si on ne peut pas en trouver ailleurs, il faudra se contenter de ce qu’on pourra récupérer ici.

Sur ces mots, elle fixait d’un air songeur, un des cadavres que les Éclairés transportaient pour l’enterrer ailleurs avec les moyens du bord. L’intensité de son regard était éloquente, ne laissant aucune place à l’ambiguïté.

- C’est la pire idée de merde que j’ai jamais entendu, protesta Mouez.

- On peut aussi se laisser crever de faim ou tirer à la courte paille entre ce qui reste de nous, lâcha-t-elle avec fatalisme.

- C’était pas drôle, ça.

- C’était pas censé l’être.

Je gardais le silence, je me souvenais des scènes de cannibalisme dans les rues de Rain City lorsque les toxicos ravagés par la Vipère Jaune erraient dans les entrailles de la ville en perdition. Leur esprit détruit, leur personnalité rayée, ils déambulaient en morts ambulants hagards. Je n’avais pas oublié leur regard vide, qui aspirait à retrouver le soleil qui nous manquait à tous. Guidés par leur pur instinct animal de conservation, dévorer la chair de leurs semblables pour se sustenter ne les rebutait pas.

- Mila, on devrait réfléchir…

- Non, David. C’est la seule solution, hors de question de nous laisser mourir et de faire plaisir à l’Extérieur qui veut notre peau.

Elle avait raison mais personne n’était enthousiaste de payer un tel prix. Je n’aurais jamais pensé jusqu’à maintenant en être réduit à cette extrémité. Aucun de nous n’aurait pensé agir comme les zombies imbibés de Vipère Jaune.

Si seulement cette maudite pluie ne nous inondait pas.

- Informez tout le monde et commencez la collecte. J’espère que nous en aurons assez pour arriver jusqu’à Fargo.

Elle resta à côté des caisses bousillées tandis que nous retournions vers le milieu du campement, en attirant l’attention de tout notre groupe. Ce fut un plaisir de leur annoncer la bonne nouvelle, tous tiraient une sacrée tronche, certains protestant vivement.

- Plutôt crever que de bouffer les nôtres !

- C’est ton droit, répondit Mouez au gus qui soutenait son regard. Mais si tu passes l’arme à gauche, tu serviras de garde-manger à tous ceux qui ont la dalle.

Cela étouffa les velléités d’indignation. Tous se dispersèrent pour récupérer les corps, brandissant couteaux et armes blanches qui permettaient d’arracher les morceaux de viande les plus tendres et les plus comestibles. Avec tous les macchabées du jour, le travail ne manquerait pas. Sur les conseils de quelques-uns, des barbecues furent construits sommairement et des allumettes commencèrent à circuler, tous en les préservant de la pluie éternelle. Le bois pourri entreposé fut aspergé d’essence et peu après, le contact des allumettes avec le combustible environnant accoucha péniblement de flammes naissantes, protégées par les couches de vêtements des morts qui n’en avaient plus besoin.

Je n’arrivais toujours pas à croire que nous allions manger nos morts.

Bientôt, les premières pièces de viande fraîchement découpées furent posées au-dessus des foyers et une odeur de chair cuite imprégna les narines de tout le monde. Une haleine si prégnante qu’elle camoufla rapidement l’odeur fermentée de la décomposition de la nature environnante. Pas si désagréable, finalement.

Cela aiguisait de plus belle notre appétit. Nous finissions par nous faire à l’idée qu’il ne s’agissait pas d’un morceau de biceps d’un Éclairé ou d’un Protecteur que nous étions impatients de mastiquer, de macérer entre les joues et d’avaler pour le digérer dans nos boyaux.

La cuisson terminée, les morceaux étaient salés puis étaient entreposés dans des sacs emportés dans la fuite ou confectionnés sur place avec les moyens du bord. Nous prîmes le temps de cacher de nouveau les cadavres délestés de leur cargaison pour ne laisser aucune trace de notre passage. Les foyers furent éteints et les huttes détruites.

Il resterait sans doute assez de victuailles pour les vautours qui traîneraient dans notre sillage. Une manière pour les enfants du Seigneur, de finir en poussière indéchiffrable comme le racontait Sébastian dans ses sermons à l’église de Killhell.

Le départ s’effectua en silence, il était temps de reprendre la route de Fargo. Nous n’avions pas encore trouvé la Terre Promise. Plus que jamais, le danger nous pressait sous les larmes amères de notre Mère la Fatalité.

Mouez nous entraînait à sa suite, masquant ses émotions. Suite aux aveux du Protecteur Dents Cassées, je devinais sans mal la fébrilité qui l’agitait. Je me demandais comme lui ce que Fargo nous réservait. Verrions-nous enfin le bout du tunnel dans lequel nous nous étions enfoncés ? Une lumière nous baignerait-elle pour nous bénir et accorder l’espoir auquel nous n’avions jamais eu droit?

Des silhouettes transpercèrent la bruine qui s’infiltrait dans le moindre pore de notre peau. Des épouvantails d’acier qui se suivaient en file indienne jusqu’à disparaître à l’horizon noyé sous les larmes amères. Le tonnerre gronda pour saluer l’apparition de ces golems surgis d’une lointaine époque où l’humanité dominait ce monde sans partage, sûre de sa supériorité. Le temps du soleil, bien avant la Grande Catastrophe et le Déluge.

Ces superstructures de quarante mètres de haut étaient composées d’entrecroisements métalliques qui permettaient de supporter le poids de câbles épais comme mon bras, filant de sommet en sommet. Des fils qui chantent, permettant de transporter l’électricité d’une ville à une autre. Une source infinie d’énergie à une époque que personne parmi nous n’avait connue.

Tout le monde s’était arrêté pour admirer ces mastodontes préhistoriques figés dans leur posture martiale et à peine plus utiles qu’un tas de bois mort, dévoré par l’humidité. Mouez me confirma que l’électricité était jadis fournie par Destan, transitait par Fargo pour être distribuée à Rain City. Avant le Déluge.

Mila nous rejoignit. Nous devions nous concerter ensemble sur cette nouvelle donnée et décider de la marche à suivre. Grâce à cette rangée de spectres pétrifiés, nous connaissions plus précisément la direction de Fargo.

Nous pouvions suivre sagement la route goudronnée et défoncée, qui disparaissait sous les flaques d’eau ou bien couper à travers la rase campagne, pour un itinéraire plus court mais potentiellement plus dangereux. Sans oublier ces Protecteurs qui avaient retourné leur veste et rôdaient quelque part dans ces landes désolées. Ils s’étaient enfuis pour sauver leur peau mais nous ne pouvions pas exclure qu’ils guettaient le moment où nous baisserions la garde pour nous achever.

Mouez ne manifestait aucune joie à l’idée de quitter la route pour tomber dans la gueule de l’inconnu intimidant. Mila gardait en travers de la gorge, la trahison des Protecteurs. Elle craignait particulièrement que ceux-ci rallient l’Armée de l’Extérieur et ne leur communiquent notre dernière position. Elle souhaitait éviter de les affronter directement sur un parcours prévisible.

Je partageais son opinion mais Mouez conservait quelques doutes. Même s’il ne niait pas que suivre les pylônes abandonnés nous mènerait droit à Fargo.

- Je n’aime pas l’idée d’ignorer où je mets les pieds, confia-t-il.

- Si les Protecteurs trouvent les soldats, répondit Mila, cela ne prendra pas longtemps avant qu’ils ne se mettent en chasse. Ils se douteront bien assez vite de notre destination et enverront des patrouilles pour reconnaître notre position. David ?

J’inspirai un grand coup, croisant son regard. Ces grands yeux châtains sondaient mon âme, comme si elle avait compris que je la suivrais. Je fixais la silhouette des sentinelles qui montraient le chemin à travers les larmes amères de la fatalité.

- On suit les pylônes, déclarai-je.

Elle hocha la tête vers Mouez qui crispait la mâchoire.

- Montre-nous la voie.

Il vérifia l’état de son fusil d’assaut, tout en pestant entre ses dents :

- Encore une idée de merde.

Il s’exécuta cependant, quand le signal du départ fut donné. Notre modeste colonne de clochards quitta la route pour s’engager hors des sentiers battus, en plein dans un chemin de traverse. Il ne nous restait plus qu’à espérer que ce n’était pas une erreur.

Il ne nous restait plus qu’à espérer que nous atteindrions enfin la Terre Promise.

Au sommet d’une colline, un Éclairé passa des jumelles à Mila qui lui permettaient de vérifier si la voie était libre. D’un geste fébrile, elle épongea avec les manches de sa veste kaki les verres mouillés par les larmes amères de notre Mère la Fatalité.

Avec Eric et Esa, nous la regardions surveiller la route sinueuse laissée derrière nous, en contrebas, non loin d’un de ces pylônes qui l’écrasait de son ombre arrogante. Comme pour nous signifier que nous n’étions que des fourmis sans ruche, égarés dans un monde que nous ne comprenions pas.

Un Extérieur qui ne cessait de nous terrifier.

Tous les autres s’étaient assis sur des rochers, recueillant la pluie pour tromper la soif. Dans ce monde privé de soleil, l’eau n’était pas la denrée qui manquait le plus. Il suffisait de poser gobelets, bouteilles, casseroles ou bassines pour que le chagrin les emplisse en quelques minutes.

Mouez restait debout à l’écart, les bras croisés. Il fixait le paysage morne droit devant lui, en direction de Fargo. Je ne l’avais jamais vu aussi soucieux que maintenant, quelque chose le chiffonnait et je devais reconnaître que cela commençait à me travailler par ricochet. Si nous arrivons à Fargo sain et sauf, j’avais l’intention de crever l’abcès.

Mila me rejoignit peu après.

- Rien à signaler, indiqua-t-elle. Si tant est qu’il reste quelque chose à voir au bout de l’horizon.

- On y arrivera, Mila, fis-je en posant la main sur son épaule.

Elle passa les jumelles à Eric qui s’éloigna avec Esa, d’un air ravi. Les deux tourtereaux se chamaillèrent peu après, comme des gamins dans une cour de récré.

- Allez, donne-moi ça ! S’écriait Esa qui parvint à arracher les jumelles à son petit copain.

- Eh, c’est à moi ! Protestait le jeunot.

Quelques Éclairés dont Mélissa parvenaient à sourire face à leur insouciance, bien plus revigorante que tout ce deuil du ciel urinant sur nous tous. Mila me prit la main, calant sa tête contre la mienne. Je fermais les paupières, grisé par son parfum immuable qui résistait au crachin des anges planqués là-haut.

Vint alors l’heure du petit-déjeuner… ou déjeuner, personne n’avait la moindre idée de l’heure de cette journée. Il était seulement de becqueter. Les tranches cuites de lard humain furent étalées sous un manteau puis distribuées à tous.

On me jeta dans le creux de ma paume, la part à laquelle j’avais droit. Je contemplais cette chair brune, me demandant à quel être humain elle avait autrefois appartenu. Un Éclairé, un Protecteur ? Aucune idée… de toute façon, j’avais la dalle au point que je m’en fichais. Je croisais le regard de Mila, qui tenait aussi entre ses doigts sa part de viande. Sa grimace exprimait sans retenue un sentiment de répugnance.

Puis sans prévenir, elle porta le lard à sa bouche et y mordit à pleines dents. Je l’imitai sans plus de caprices avec beaucoup de retenue. Nul doute que mon père spirituel, Sébastian, y aurait trouvé quelque chose à redire s’il était encore de ce monde. Il n’aurait pas aimé cette version charnelle de l’amour de son prochain.

Finalement, cette boustifaille n’était pas mauvaise. Je frissonnais à l’idée que tous risquaient ici d’y prendre goût tôt ou tard, la préférant à d’autres genres de viande, si tant est que cela existait encore dans le monde des déchus. Le repas se déroula sans histoires dans un silence recueilli, seulement troublé par les mastications frénétiques de rats à visage humain, avides de se repaître de la substance de leurs semblables.

Un haut le cœur résonna tout à coup au milieu du rassemblement lorsqu’un Éclairé se pencha pour vomir ce qu’il venait d’avaler. Ses camarades les plus proches le regardèrent sans comprendre avant qu’il ne soit rabroué par Mélissa, assise face à lui et qui avait reçu son cadeau galant sur ses propres pieds.

- Pauvre con ! Tu pouvais pas faire ça ailleurs que sur mes godasses ?

L’autre se confondit en excuses, ce qui excita davantage la fureur de Mélissa qui l’agrémentait de sympathiques noms d’oiseaux avant de se calmer d’elle-même. Sans doute gêné par les regards noirs qu’elle continuait de lui lancer, il changea de place pour s’installer plus à l’écart. Mouez s’était lassé de l’horizon lorsqu’il nous rejoignit.

Il n’avait pas la tête à faire la fête, lorsqu’on lui présenta un morceau de lard. Il l’avala sans grand enthousiasme avant de commenter :

- Ça a vraiment un sale goût.

Il ne le recracha pas, preuve qu’il possédait le même instinct de survie que nous tous. Mila remarqua sa mauvaise mine et décida d’en savoir plus.

- Mouez, qu’est-ce qui te travaille ?

- Je pensais pas qu’on s’abaisserait à ce niveau-là.

Après ma discussion avec mon petit camarade sur la lointaine Destan, je savais de quoi il en retournait. Mais je lui avais fait la promesse de ne rien en dire jusqu’à Fargo. Cependant, Mila n’était pas dupe.

- Mais encore ?

- J’ai peur de ce qu’on trouvera à Fargo, avoua Mouez. Cet enfoiré de Protecteur avait l’air de savoir de quoi il mouchardait.

- C’était peut-être une provocation, avançai-je.

Il secoua la tête de dénégation.

- Non, David. Je crois pas. Quand nous aurons atteint Fargo, l’Extérieur saura où nous trouver. Les habitants ne seront pas des plus chaleureux, il faudra s’attendre à tout.

Sur ces paroles réconfortantes, il se détourna avec ses traits maussades. Il vint calmer Eric et Esa qui se disputaient toujours à propos des jumelles. Il finit par les confisquer pour les mettre d’accord tous les deux.

Ceux-là râlèrent pendant quelques instants avant de becqueter à leur tour. Sans haut le cœur ni enthousiasme débordant.

Peu après, Mila intima à tout le monde de se remettre en route. Nous ne pouvions pas nous attarder davantage ici, Fargo nous attendait là-bas derrière les silhouettes impassibles de ces géants d’acier.

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