Chapitre 9

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Comme je l’escomptais, le parcours choisi n’était pas le plus facile. Tout en longeant les pylônes endormis, nous crapahutions sur un terrain accidenté, caillouteux à nous faire regretter le confort du goudron usé de la route que nous avions quittée.

Certains pestaient entre leurs dents, se demandant bien qui avait eu l’idée ingénieuse de leur emprunter ce raccourci. Mouez recadra sèchement les mécontents, en leur faisant observer qu’ils pouvaient quitter le groupe et suivre la route, sans armes ni vivres. L’ordre revint aussitôt puis il regagna la tête de notre colonne, les traits fermés. Nous guidant vers la Terre Promise que nous fantasmions tant.

Trébuchant sur la rocaille affleurant ici et là, pataugeant les pieds mouillés dans la mélasse spongieuse qui nous demandait plus d’efforts physiques, je repensais à ce que Mouez m’avait confié sur cette ville que nous devions éviter.

Destan.

Un nom étrange qui résonnait avec l’avenir incertain de notre communauté, des enfants de Rain City. Synonyme de danger, car c’est là que siégeait le Conseil qui avait décidé notre destruction. Une ville aux milles lumières, dont l’éclat aveuglait les non avertis sur la véritable nature de ses habitants. Un Eden qui n’était pas ce qu’il semblait être.

Un sanctuaire où les Anges sont les Démons.

Mouez ne m’avait pas tout dit sur son passé et celui de son frère Hamid, dont j’avais recueilli les dernières volontés dans l’église de Killhell, après la trahison de Sébastian. Je respectais les secrets de quiconque à condition que cela ne nous mette pas en danger. J’avais le pressentiment qu’il était important que je connaisse son histoire, quitte à déterrer des démons enfouis.

En avais-je le droit ?

Était-ce légitime de remuer le couteau dans la plaie ? Car Mouez avait donné des gages suffisants de sa loyauté envers nous, envers moi. Envers Mila. C’est à Fargo que je déciderais si cela en vaut la peine.

La nature gronda subitement après avoir longtemps ronronné, des loups sombres comme la plus épaisse des nuits se mirent alors à pourchasser les moutons noirs qui détalaient à bride abattue, au-dessus de nos crânes. Les arcs fourchés se mirent à tomber du ciel pour frapper aveuglément notre monde dévasté. L’apparition de la foudre provoqua la terreur dans nos rangs, un augure sinistre des péchés que nous devions tous expier tôt ou tard.

Nous avions commis le péché le plus grave aux yeux de notre père, le Créateur. Car nous avions goûté à la chair de nos semblables. L’instinct de survie ne justifiait peut-être pas tout pour le grand manitou planqué derrière les nuages, ce moralisateur insensible à notre misère et à nos souffrances. Nous ne méritions pas le salut.

Les éclairs déchiraient l’horizon, tout autour de nous. Beaucoup autour de nous se lamentaient, se jetaient à genoux pour prier Dieu de calmer les éléments furieux. Des cris de désespoir se firent entendre.

- Nous n’aurions jamais dû faire ça ! Nous sommes maudits !

Tous comprirent l’allusion à notre cannibalisme, tandis que par des flash intermittents, les silhouettes des sentinelles d’acier issus de l’ancien monde, continuaient de nous écraser de leur ombre sous laquelle nous nous réfugions par instinct.

Un frisson désagréable me parcourut l’échine, lorsque je compris que ce refuge était un remède pire que le problème. L’acier était conducteur et allait attirer la foudre sur tous ces imbéciles qui avaient oublié ce précieux détail dans lequel le diable semblait se cacher.

Mouez fit taire l’ahuri qui continuait de brailler ses conneries à propos d’une malédiction divine qui nous frapperait tous, d’un puissant coup de poing dans la face.

- Ferme ta gueule, toi !

L’autre renversé en arrière, se le tint pour dit. Je décidais de l’alerter sur le danger qui nous guettait immédiatement.

- Mouez, on doit s’éloigner de ces foutus pylônes !

Je vis dans son regard que je n’avais pas besoin de lui fournir de plus amples explications. Je sentis peu après le parfum de Mila à mes narines qui m’avait rejoint. Ses yeux châtains me persuadèrent qu’elle avait aussi compris la gravité de la situation.

- Je sais ce qu’il reste à faire.

À croire qu’elle avait réussi à lire dans mes pensées. Elle mit ses mains en porte-voix pour s’égosiller à gorge déployée :

- Éloignez-vous des pylônes !

Ceux qui l’avaient entendu, relayèrent ses ordres comme Eric, Esa et Mélissa. Bientôt, tous les enfants de Rain City encore en état de voyager, coururent d’un seul et même élan pour sortir de l’ombre de ces golems hideux qui ne possédaient rien de bienfaiteurs. Au bout d’une centaine de mètres, nous finîmes par nous arrêter et nous retourner vers le spectacle saisissant du déchaînement des éléments contre les vestiges des temps glorieux d’une humanité suprémaciste.

La foudre se rapprochait rapidement des pylônes impassibles qui ne semblaient point craindre la fureur du Créateur dont nous avions causé le courroux. Puis dans un fracas infernal issu de l’antichambre du domaine de Satan, un éclair puis un autre… et encore un autre s’abattirent successivement sur le crâne d’un de ces épouvantails, histoire de le réveiller en sursaut ce qui ne fut pas l’effet escompté.

Une couronne de flammes ceignit sa tête, lorsque l’énergie du ciel incendia les câbles rouillés qui tombèrent au sol, sectionnés. Nous réalisâmes que nous avions échappé de peu à une oblitération totale. Ce devait être une épreuve supplémentaire pour déterminer si nous méritions cette Terre Promise qui se faisait tant désirer.

Puis quelqu’un rompit le silence. Il s’agissait du même petit malin à qui Mouez venait de flanquer une correction à l’instant.

- Vous avez vu ce qui est arrivé ? C’est le châtiment divin à propos de ce que nous avons osé faire aujourd’hui !

Je reconnus celui qui avait vomi son repas à base de viande humaine sur les pieds même de Mélissa. Le même que Mouez avait pris la main dans le sac, en train de se fournir en Vipère Jaune auprès d’un dealer que Mila avait allumé au début de notre Exode. D’une balle dans la tête, plus précisément.

Les souffrances et les privations que nous endurions tous en serrant les dents, en gardant l’infime espoir de la Terre Promise, avaient réussi à briser son esprit. Le même désespoir que celui des toxicos de Rain City avait brouillé sa raison. Personne dans notre groupe n’était réceptif à son discours de dément et quelques-uns se permirent même de lui répondre :

- Mets-la en veilleuse, Sven !

- Nous devons nous repentir devant Dieu, nous devons implorer son pardon !

J’ignorai ce qui était le plus effrayant entre la folie des éléments et celle de Sven qui avait perdu la raison. Qu’aurait dit Sébastian en cet instant fatidique où la survie et la cohésion du groupe se jouaient ?

- Pourquoi a-t-il laissé faire la destruction de Rain City ? Pourquoi nous a-t-il privés du soleil ? Parce que nous nous sommes éloignés de lui !

Ce fut au tour de Mélissa d’intervenir.

- Mais tu vas la fermer, merdeux !

Elle se mit face à lui pour le repousser loin en arrière, avec mépris. Mais cela n’interrompit pas son délire mystique.

- Nous devons communier avec lui ! Ainsi, nous retrouverons le soleil !

À notre effroi, il se mit à marcher en direction des pylônes frappés par la foudre sur ces paratonnerres qui nous préservaient. Visiblement, il en avait décidé d’en finir mais Mila n’avait pas l’intention de le laisser faire. Pas après tout ce que nous avions déjà perdu. Elle donna l’ordre à plusieurs Éclairés de le rattraper et de le ramener de force.

Sven opposa de la résistance, évidemment. À croire que personne n’aimait la facilité dans le coin.

- Laissez-moi retrouver le soleil, salauds ! Protestait-il.

Mouez l’attrapa par le menton.

- Ça suffit les conneries ! Tiens-toi tranquille si tu veux pas qu’il t’arrive un accident !

Sven se calma lorsqu’il croisa le regard de mon pote, qui donnait l’impression de penser très sérieusement les mots qu’il prononçait. Il rentra dans le rang et après quelques instants de flottement, nous reprîmes notre Exode.

*******

Après quelques heures de marche forcée, nous avions réussi à nous éloigner des dangereuses intempéries qui s’étaient mises en travers de notre route. L’orage nous fuyait après que nous l’ayons fui, comme si le Créateur s’était lassé de nous effrayer ou de nous donner une leçon de vertu. Estimant peut-être que nous étions suffisamment punis de subir une telle existence. Nous continuions de suivre les pylônes avec lesquels nous gardions cette fois une distance raisonnable, nous n’étions pas prêts d’oublier le rappel de notre impuissance face à une nature en rage qui pouvait nous emporter jusqu’en enfer.

Nous étions aussi fragiles que des roseaux, aux racines instables qu’une fine brise pouvait arracher du sol. Des asticots dans un monde en perdition qui nous était devenu hostile. Un monde victime autrefois de notre arrogance et de notre inconscience, qui faisait cruellement peser sur nos épaules le poids de notre culpabilité.

Mila demanda à Eric et Esa de surveiller discrètement Sven le Dément et de la prévenir en cas de nouvel éclat de la part de ce dernier. Hors de question de laisser ce minable plomber davantage l’ambiance pas très joyeuse de notre colonie de vacances. Pour le moment, il se tenait à carreaux jusqu’à la prochaine crise.

Il n’était pas le seul à aspirer de revoir ce foutu soleil qui s’était fait la malle. Mais c’était peine perdue au milieu de ce désert inondé par les larmes amères de la fatalité. Il nous fallait rejoindre Fargo pour garder l’illusion que les choses s’amélioreraient.

Nous fîmes halte sur le versant d’une autre colline, soulagés de pouvoir prendre du repos et s’octroyer quelques heures de sommeil dans un nouveau campement de fortune entre les rochers et la boue. Mouez organisa des tours de garde parmi les Éclairés les plus fiables tandis que d’autres furent assignés à la garde de Sven contre lequel rien d’autre ne fut signalé pour le moment. Mila juchée au sommet du promontoire, surveillait l’horizon avec ses jumelles sans détecter quoi que ce soit qui puisse nous menacer.

Aucun signe de l’Armée de l’Extérieur ou des Protecteurs haïs qui nous avaient abandonnés. Elle me rejoignit, rongée par l’anxiété.

- Je n’aime pas ça, c’est bien trop calme, David.

- Je suis d’accord, il faudra rester vigilants et ne pas rester trop longtemps au même endroit.

Mouez à proximité, avait surpris notre échange.

- Ça m’étonnerait qu’ils nous croient morts dans les ruines de Rain City, confia-t-il. Ils nous attendent sur la route de Fargo surtout si ces fumiers de Protecteurs ont eu la bonne idée de retourner à la niche.

Mélissa crut bon de s’en mêler à son tour.

- À qui la faute, hein ? Lâcha-t-elle en nous rejoignant.

Mouez ne fit aucun effort pour se montrer chaleureux.

- Si t’as quelque chose à dire, te gêne pas.

Elle le foudroya du regard avec une férocité animale, comme si elle avait face à elle un Protecteur.

- Si vous aviez fait ce qui était nécessaire, nous serions pas autant dans la merde ! Mais vous vous êtes montrés trop tendres avec ces Protecteurs qui n’en auraient jamais fait autant pour nous ! Mais qu’est-ce que t’avais en tête, Mila ? Bordel !

- Ne mets pas tout sur le dos de Mila, fis-je remarquer. Elle n’a pas été la seule à prendre la décision.

- C’est bien ça, le problème. Vous avez cru quoi, tous les trois, à décider pour nous tous ?

Je me tournais vers Mila qui la dévisageait froidement.

- Jusqu’à ce que nous arrivions à Fargo, il n’y a pas de démocratie qui tienne, Mélissa.

- Ah ouais ? Ben, je suis pas convaincue que ce soit une franche réussite. Nous sommes en train de manger nos morts pour pas crever ! Il serait peut-être temps que nous ayons enfin notre mot à dire, ma grande !

Je remarquais dans le dos de Mélissa, plusieurs de ses copains qui s’étaient dressés pour s’approcher. Leur mine fermée en disait long sur leurs sentiments actuels, ils semblaient partager ses convictions et ne reculeraient pas à l’idée de passer à l’action pour favoriser un changement de direction.

Eric et Esa vinrent se ranger aux côtés de Mouez, Mila et moi. Les autres demeuraient indécis, ne sachant quoi faire. À part suivre sans doute le plus fort, comme l’avait établi depuis longtemps la loi de Rain City dont nous étions les orphelins. Les armes étaient brandies de part et d’autre, ce qui accrut la tension.

- C’est vraiment ce que tu veux, Mélissa ? Prendre ma place ?

La voix de Mila qui me faisait chavirer le cœur était devenue aiguisée comme une aiguille mortelle. Je me sentais prêt à de nouveau tuer pour elle comme lorsque j’agissais dans les entrailles de Rain City au nom des Éclairés, d’un idéal qui avait disparu dans les flammes ravageant notre ville quand l’Extérieur nous avait attaqués. J’empoignais la crosse de mon flingue, prêt à vider mon chargeur contre mes propres camarades.

- Je ne veux pas en arriver là, Mila.

La hargne de Mélissa avait laissé place à une infinie tristesse, n’étant pas encore résolue à provoquer la destruction de notre groupe. Le chagrin de la fatalité continuait de nous baptiser sans cesse, nous étions tous embarqués dans la même galère.

- Nous voulons seulement que tu nous écoutes davantage. Nous sommes à bout.

À bout… oui, nous l’étions tous, incontestablement. Cet aveu qui faisait l’unanimité parmi nous, apaisa alors nos émotions.

- Je comprends, Mélissa.

Elle avait repris sa douceur maternelle.

- La route jusqu’à Fargo est encore longue. Reposez-vous tous et gardez courage, nous finirons par tous y arriver.

À ces mots, les armes furent rangées et le pire fut évité. Mélissa et ses soutiens s’écartèrent pour retourner à leur place.

- C’était chaud, hein David ? Me lança Eric.

Le gamin avait gardé un fonds d’espièglerie malgré la cruauté de ce monde inconnu. Mais le temps nous était compté, ce qui venait de se passer était un avertissement. Trouver Fargo n’était plus une quête vague, c’était devenu un objectif vital.

Nous devions trouver cette fichue Terre Promise.

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