Chapitre 11
Mouez nous guida en suivant les pylônes décharnés. Moins d’un jour après, nous retrouvâmes la route que nous avions quitté. De peur d’être repérés par des patrouilles aériennes ou terrestres hostiles, nous la traversâmes au pas de course.
La plupart d’entre nous avions contourné un panneau de signalisation sans y avoir prêté la moindre attention. Mila, Mouez et moi-même avons au contraire freiné face aux symboles qui y étaient affichés malgré l’érosion en cours.
Le nom de la ville était précédé du chiffre 5. Certainement la distance en kilomètres qu’il nous restait à parcourir.
Nous échangeâmes un regard fiévreux. Nous touchions enfin au but ! Nous commencions à croire que toutes ces souffrances n’avaient pas été vaines. Nous nous empressâmes d’annoncer la bonne nouvelle au groupe et une nouvelle énergie nous fit crapahuter de plus belle à travers le désert pour trouver ce fichu patelin.
L’espoir renaissait mais la mine fermée de Mouez me laissait sur le qui-vive. Il appréhendait comme jamais ce qu’il craignait de découvrir. Tous les autres n’en avaient cure et voulaient seulement trouver un toit solide sous lequel s’abriter de cette maudite pluie qui ne cessait de nous inonder de son chagrin. Mila à son tour, semblait craindre un traquenard. Elle donna l’ordre aux Éclairés qui avaient connu le feu et survécu aux affrontements avec les Protecteurs et les soldats, de se poster en avant de la colonne.
Mouez montra peu après de l’index, la colline qui bouchait l’horizon à quelques centaines de mètres sur notre gauche.
- Fargo se trouve derrière, nous expliqua-t-il.
La mise en garde était assez claire. Nos regards étaient braqués sur la ligne de crête qui nous masquait l’inconnu. Mouez n’était guère impatient mais nous ne pouvions pas rester les bras croisés en attendant que la Terre Promise viendrait à nous.
Nous gravîmes lentement la pente, les sens aux aguets, craignant une embuscade qui doucherait nos espoirs. Au sommet, nous dominions le panorama urbain qui s’offrait à nous, en contrebas. Avec fièvre, Mouez empoigna ses jumelles pour nous confirmer si la voie était libre. Moi et Mila, aidés de Eric et Esa avions convaincu les autres de se coucher à terre dans la boue rocailleuse, pour ne pas se faire remarquer.
Mouez grogna dans sa barbe et je devinais que c’était un mauvais présage.
- Qu’est-ce que t’as vu ? Lui demanda Mila.
Il hocha la tête avec une mine déconfite.
- Regarde, répondit-il seulement.
Mila et moi nous concertâmes du regard avant de nous redresser pour le rejoindre. Il nous tendit les jumelles, Mila se désistant à mon profit. J’élevai l’appareil à hauteur d’yeux pour observer la cité urbaine noyée sous les larmes amères.
Des panaches de fumée sinistre s’élevaient pour se confondre avec les moutons noirs qui galopaient en cohorte serrée au-dessus de nos têtes. Les habitations et les immeubles semblaient afficher le même état de délabrement que les ruines de Rain City. À ceci près que cet état semblait fulgurant, soudain et non progressif. Un cataclysme avait violemment frappé cette ville et l’érosion inexorable de la pluie déprimante n’avait rien à y voir, cette fois.
Nous nous attendions tous à une ruche vivante, voire exubérante. Mais ce qui nous frappa le premier, était cette impression de désolation qui en émanait. Je réglai la précision des lunettes pour mieux percevoir son ampleur.
Je distinguais les impacts sombres sur les murs qui noircissaient la peinture, le béton et le goudron. Les rues n’en étaient plus, ces artères vitales au dynamisme de la ville comme le système circulatoire pour le corps humain étaient encombrées de débris, répandus en furoncles obèses qui inondaient la chaussée. Des restes de résidences ou de maisons humbles soufflées par un ouragan furieux.
Je surpris quelques silhouettes de fourmi qui erraient entre les ruines. En donnant les jumelles à Mila, je surpris les traits livides de Mouez sous le choc de cette catastrophe inattendue. Comme s’il avait été atteint personnellement dans sa propre chair.
Après avoir constaté l’étendue des dégâts, elle lui rendit les jumelles.
- Qu’est-il arrivé ? Soufflait Mouez.
- Allons le découvrir, trancha Mila.
Elle affichait un air résolu. Fargo s’étendait sous nos yeux et nous n’étions pas disposés à reculer.
******
Pour ne pas former des cibles trop évidentes, nous nous étions écartés loin les uns des autres en approchant avec circonspection. Depuis là-haut, nous n’avions aperçu aucun signe de l’Armée de l’Extérieur ou des Protecteurs qui nous avaient trahi.
Ce qui nous rendait nerveux. Chaque bruit, chaque murmure comme ces gouttes de pluie qui s’écrasaient sur le sol ou nos silhouettes courbées devenait suspect. Chacun d’entre nous brandissait son pétard, l’index crispé sur la détente.
Je me tenais juste derrière Mouez, qui luttait péniblement pour rester impassible devant les destructions que nous allions découvrir plus en avant. À peine étions-nous entrés dans Fargo par la grande avenue principale que la puanteur de la mort et de la cendre mouillée nous prit à la gorge, provoquant des toux irritées.
Nous avions commencé à fouiller les premières maisons flanquées à terre, quand nous fîmes face au premier habitant de l’Extérieur. Une rencontre qui marquerait les mémoires, le type pieds nus donnait l’impression d’être tombé de son lit après une gueule de bois. Il nous fixait d’un air hagard, complètement paumé dans son pantalon et sa chemise complètement défaite.
La plupart de nos armes étaient braquées sur lui avant que Mila ne prenne les choses en main, s’avançant pour l’aborder.
- Monsieur ? Nous sommes bien arrivés à Fargo ?
Un éclat étrange brillait dans son regard. De la surprise ou de l’hostilité, je ne pouvais pas le déterminer à l’avance jusqu’à ce qu’il braille d’une voix éraillée.
- C’est vous… c’est vous qu’ils recherchaient.
- Quoi ? Fit Mila, déconcertée.
L’intensité de son regard nous fit comprendre que les pouilleux de Rain City n’étaient pas les bienvenus ici. Peut-être que le Protecteur que Mouez avait fumé, disait vrai. Nous ne trouverions pas ce que nous cherchions dans cette ville.
- Ils disaient vrai ! Les démons sortiraient de l’enfer pour provoquer notre malheur ! C’est à cause de vos crimes que nous sommes privés de soleil !
- Qu’est-ce que vous racontez ? S’insurgea-t-elle. Nous sommes là pour vous aider !
Il nous menaça de gestes vagues comme s’il voulait nous frapper ou faire s’abattre la foudre sur les va-nu-pieds que nous représentions pour lui. Ce type avait avalé la propagande du Conseil qui nous présentait comme des rats à visage humain.
Ce qui n’était pas entièrement faux, puisque Rain City nous avait forgés ainsi.
- Partez d’ici !
- Je suis né ici, vieux con, lui fit remarquer Mouez. Pas question que j’en reparte.
Le vieux con le dévisagea, déconcerté avant de se détourner, visiblement perturbé. Parti comme il s’était présenté, sans nous avoir éclairé davantage. Les autres Éclairés se concertaient en silence, déçus de ce tiède accueil.
Mila donna l’ordre d’avancer. Eric et Esa se tenaient par la main, craintifs de découvrir une ville qui ressemblait tant à Rain City, aussi déchue et aussi perdue que notre ancien foyer abandonné. Ne voulant rien laisser au hasard, mon inflexible amazone intima de fouiller toutes les habitations qui se trouvaient sur notre chemin. Histoire de débusquer des soldats ou des Protecteurs qui se planquaient pour mieux nous prendre au dépourvu, de rafler de la bouffe et discuter avec les habitants.
Ce dernier point restait le plus ardu à résoudre car les rares péquenauds que nous croisions, nous fuyaient comme la lèpre. Certains d’entre nous, n’y tenant plus, agressèrent une poignée des habitants pour leur obliger à leur dire ce qui venait de se passer. D’autres s’interposèrent pour les empêcher de les rosser à coups de crosse ou de pieds. Il fallait reconnaître que ce n’était pas la meilleure manière de se faire adorer.
Il était évident que ces habitants commençaient à ressentir ce que nous avons souffert pendant toutes ces années. La solitude, ce sentiment d’injustice qui rongeait l’esprit, la raison pour la transformer lentement en amertume et en haine. Ce n’est pas pour autant que les plus rancuniers d’entre nous feraient preuve de miséricorde à leur égard.
Nous nous rapprochions du centre ville, étudiant les façades écroulés des immeubles de plusieurs dizaines d’étages qui s’étaient déversées en tas informes de ciment et de béton terne, au milieu de l’avenue principale. C’est alors que nous vîmes les pendus.
De part et d’autre de la chaussée, à des réverbères et des feux de signalisation qui se tenaient bien droits et plantés dans le goudron, une dizaine de macchabées frais étaient suspendus, raidis par la Grande Faucheuse qui les avait saisis dans son étreinte gelée. Les mains liées dans le dos et la corde au cou, leur col serré les avait mortellement étouffés.
J’avais eu mon compte de morts violentes et de mises en scène macabres lors de mon boulot de flicard à Rain City. Je savais ce que ce spectacle signifiait… quelqu’un voulait laisser un message. À l’intention de qui ? De la part de qui ?
Qui étaient les victimes ?
Nous eûmes immédiatement la réponse à cette dernière question. Après avoir investi ce drôle de cimetière en apesanteur, nous inspectâmes les corps un à un. Leurs traits figés étaient encore déchiffrables. Il s’agissait ni plus ni moins que de nos vieux copains de chambrée, les Protecteurs que le châtiment divin avait finalement rattrapés.
Nous pensions d’abord que les habitants avaient eux-mêmes appliqué la justice. Mais leur état de dénuement et d’abattement ne collait pas à cet esprit. C’est alors que Mélissa cria qu’elle avait trouvé quelque chose.
Elle se tenait devant un des morts qui se balançait sous la pluie indifférente, montrant une feuille plastifiée épinglée sur son torse. Esa se hissa sur ses pieds pour la décrocher et nous la faire lire à voix haute :
- « Justice sera rendue aux opprimés de ce monde. Un jour viendra où le Conseil sera puni pour sa tyrannie. Nous sommes les sentinelles qui déployons les ailes dans la nuit. Signé : les Corbeaux ».
Puis elle tendit le papier à Mila et Mouez, qui le relurent en silence. Esa rejoignit ensuite Eric tandis que les Éclairés commencèrent à couper les cordes pour déposer les cadavres en un tas empilé contre la devanture d’un magasin en cessation d’activité.
Mila confronta alors Mouez sur la question.
- Les Corbeaux… tu en as déjà entendu parler ?
- Quelques rumeurs, répondit-il.
- Du genre ?
- Depuis Rain City, nous savions qu’ils n’étaient pas les amis du Conseil. Les Protecteurs qui en parlaient, tremblaient rien qu’à l’idée de prononcer leur nom.
Je m’intercalai pour participer.
- Ils sont si terribles que ça ? Demandai-je à mon copain.
- À ton avis ? Regarde ce qui est arrivé à ces cons.
Il montrait de l’index la dizaine d’endormis qui avait quitté le monde de la pluie pour un autre plumard paradisiaque. Il m’avait semblé que les Protecteurs étaient plus nombreux que ça. Où étaient donc passés leurs autres copains ?
- Où se trouve leur base ? S’enquit Mila.
- Là où s’est installé le Conseil, avoua Mouez sans hésitation.
- Si ces Corbeaux sont à Destan, fis-je remarquer, ils ont le bras sacrément long pour agir jusqu’ici.
Mila me dévisagea avec un air inquisiteur. Je compris trop tard que j’en avais trop dit.
- Destan… lâcha-t-elle avec une lenteur accusatrice. Vous comptiez m’en parler quand ?
- Dès qu’on serait arrivés à Fargo.
- Voilà qui est fait. Maintenant, je vous écoute tous les deux.
Mouez lui raconta ce qu’il m’avait déjà révélé. Elle l’écouta impassible et garda le silence avant de s’animer tout à coup, en convoquant tout le monde autour d’elle.
- Ratissez toute la ville, organisez des patrouilles. Récupérez toute la nourriture, les armes et les munitions que vous trouverez.
Le ton ferme indiquait clairement qu’elle n’était pas disposée à la discussion. Elle était vexée qu’on l’ait mise dans le secret. Cela me mettait mal à l’aise de la sentir en colère contre moi. Je tentais de la rattraper à l’instant où elle s’éloignait.
- Mila.
- Plus tard, David. J’ai besoin de réfléchir.
Ouais, elle m’en voulait clairement.
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