Chapitre 13
Les Éclairés se regroupèrent là où nous les avions quittés. À notre soulagement, le butin s’était révélé plus fructueux que nous l’espérions. Des munitions et des armes étaient exhibées par nos camarades qui lâchaient des sifflets joyeux. Quelques-uns paradaient juchés sur le capot de véhicules militaires abandonnés.
La plupart étaient affairés à empiler des caisses en bois, sous la supervision de Mélissa, Eric et Esa. La joie illuminait leurs traits tandis que les caisses s’amoncelaient sur la chaussée, et que l’on se préparait à répertorier l’inventaire. Nous avions eu jusqu’à présent si peu d’occasions de se réjouir que Mouez et moi n’osions trop y croire.
Nous étions les Enfants de Rain City, pourchassés par un destin implacable qui nous forçait à nous précipiter dans une fuite en avant que nous ne pouvions pas éviter. J’ignorais comment mais nous trouvions chaque jour la force nécessaire pour y faire face. Ce n’était plus que le dernier miracle d’un monde qui n’en offrait aucun.
Ce qui me frappa le premier au milieu de cette joyeuse cohue, était l’absence de Mila. Mouez qui l’avait aussi remarquée, sollicita Mélissa. Cette dernière l’envoya balader sans ménagement, ce qui me décevait. J’avais pensé qu’elle lui ferait un peu plus confiance, après tout ce qu’il avait prouvé pour notre cause. Mouez dans sa grande sagesse, n’insista pas et se tourna vers les deux jeunots qui se montrèrent bien plus prolixes et aimables. Ils lui expliquèrent qu’un habitant avait accepté de parler à Mila de ce qui s’était passé à Fargo.
Eric et Esa lui montrèrent une tour résidentielle dont une partie s’était écroulée, ravagée par une déflagration. Pas l’endroit rêvé pour méditer sa solitude. Le bâtiment se dressait au bout de la rue, offrant une vue imprenable à des lieues à la ronde. Nous entrâmes, croisant quelques fantômes qui habitaient encore ces ruines et qui n’étaient pas pressés de prendre un verre en notre galante compagnie. Un peu vexant, tout de même.
Mila et son nouvel ami bavardaient au sixième étage, lorsque nous les retrouvâmes. Les larmes amères les inondaient de leur chagrin car ils s’étaient offert aux éléments inhospitaliers, au milieu de cet appartement qui ne possédait plus de plafonds ni de murs. Des traces de cendre indiquaient une attaque aussi soudaine que brutale.
De la part de qui ? Les Corbeaux ? L’Armée de l’Extérieur ? Je pressentais que nous ne tarderions pas à connaître la réponse.
L’homme face à Mila, nous tournait le dos, n’ayant pas pris garde à notre présence. Vêtu sommairement de quelques vêtements, il était penché sans que nous puissions saisir un traître mot de ce qu’il baratinait. Mon inflexible amazone nous remarqua par-dessus son épaule et congédia l’autochtone, ayant appris suffisamment ce qu’elle tenait à savoir.
- Ce sera tout, merci.
Le gars recula puis décampa aussi vite qu’il le put, manquant de nous bousculer au passage. Mouez le traita d’abruti à la volée avant que nous ne faisions face à Mila. Elle demeurait impassible, ce qui nous indisposa quelque peu.
- C’est la fête en bas, lâcha Mouez pour rompre le silence pesant.
- C’est ce que j’entends, confirma-t-elle.
Mon instinct me soufflait qu’elle nous tenait encore rigueur de nos cachotteries.
- Je viendrai vérifier tout ça, bientôt. En attendant, je sais ce qui s’est passé à Fargo et cela ne nous offre pas des perspectives réjouissantes.
- On t’écoute, fis-je.
Voici donc ce que l’autre gus lui avait confié.
Depuis la rébellion de Fargo, l’Armée de l’Extérieur avait gardé un pied dans la ville, histoire de prévenir toute nouvelle velléité d’opposition. Bien qu’étant sous embargo, les habitants avaient conservé les moyens de s’informer en dehors de leur cocon forcé. Aussi bien sur Destan que sur Rain City.
Lorsque les rumeurs sur le Grand Projet fomenté par le Conseil contre notre ville, avaient commencé à circuler, Fargo s’était de nouveau agité. D’après les dires de l’honnête citoyen que nous avions croisé, les Corbeaux infiltrés dans la ville y étaient pour quelque chose. Organisant des manifestations et des distributions de tract. Cette organisation avait eu pour ambition de soulever à nouveau la ville contre le Conseil de Destan.
L’Armée de l’Extérieur avait mobilisé les soldats de Fargo pour lancer le Grand Projet et raser Rain City jusqu’à la dernière fondation. Une garnison symbolique avait été laissée dans la cité pour maintenir l’ordre en attendant le retour des troupes. Les Corbeaux en avaient profité alors pour s’emparer des lieux et chasser les sbires du Conseil. Après de brefs combats, ils s’étaient rendus maîtres de la ville. Mais Fargo n’en avait pas été pour autant libérée.
La terreur imposée par les renégats avait remplacé celle imposée par le Conseil. Une épuration avait été lancée contre les collaborateurs réels ou supposés du régime instauré à Destan. Des libérateurs qui n’en avaient jamais été, bien qu’ils prétendaient défendre le peuple contre les grands pontes. Si cela avait été le cas un jour, ils s’étaient éloignés de cet idéal.
Ce fut l’occasion d’apprendre pourquoi les Protecteurs s’étaient retrouvés suspendus, le col mortellement serré autour de leur trachée. Ces gars-là avaient eu la même idée que nous, ils cherchaient la sécurité de Fargo. Mais ils n’avaient pas prévu que les Corbeaux leur tomberaient dessus et appliqueraient une justice expéditive.
Lorsque l’armée était revenue de son offensive contre Rain City, les Corbeaux s’étaient volatilisés pour se fondre dans la population, se pensant être assez malins. Mais la suite démontra qu’ils ne l’étaient pas tant que ça.
Découvrant ce qui était arrivé aux Protecteurs branchés haut et court, les soldats laissèrent libre cours à leur fureur et se vengèrent sur la population, prise entre deux feux. Perquisitions arbitraires, exécutions sommaires… bref, la totale. Les officiers avaient laissé faire, peut-être sur les ordres du Conseil ou de leur propre initiative. Ils avaient décidé d’appliquer ensuite le même traitement qu’aux orphelins de Rain City.
Ils avaient considéré les habitants de Fargo comme des pestiférés, des rats à éradiquer. L’enfer s’était déchaîné. Il me paraissait étrange de n’avoir perçu aucun écho de cette volonté de destruction sanguinaire mais les larmes amères et les bruits de sabots des moutons noirs dans les cieux, les avaient sans doute étouffé.
Ils avaient massacré la plus grande partie de la population, en emportant sans doute une grande majorité de Corbeaux, au passage. Ce qui devait être leur objectif principal. Puis ils s’étaient retirés, jugeant Fargo suffisamment punie.
Le type avait confié à Mila, avoir entendu les soldats parler des fugitifs de Rain City. Notre survie n’était plus un secret pour eux. Étaient-ils partis de la ville qu’ils avaient dévasté pour nous traquer ensuite ?
Le matériel militaire que nous avions récupéré indiquait qu’ils comptaient revenir à Fargo pour se reposer avant de rentrer à Destan ou terminer finalement ce qu’ils avaient commencé ici. Mila avait raison sur un point. Les nouvelles n’étaient guère réjouissantes. Nous n’étions pas plus en sécurité dans les ruines de Fargo que dans le désert terne qui nous encerclait. Tôt ou tard, les soldats reviendraient et nous ne serions pas en mesure de les arrêter. Nous devrions fuir à nouveau, comme à Rain City.
- Nous devons préparer le départ, conclut Mila.
- Pour où ? Demandai-je même si je n’attendais aucune réponse.
- Destan.
Mouez la regarda comme si elle venait de se transformer en petite sirène.
- Tu as perdu la tête ? Rugit-il avec hargne.
Elle m’épata par son calme. J’éprouvai au début la même envie de protester énergétiquement contre cette idée suicidaire avant de deviner qu’elle manigançait un plan. L’ombre d’un sourire flottait même sur ses lèvres, preuve de sa confiance.
Mouez hors de lui, s’approcha pour la confronter mais je le retins par les épaules.
- C’est la mort qui nous attend là-bas ! S’écriait-il.
- Calme-toi, bordel ! Lui répondis-je.
Elle avait à peine sourcillé devant ses éclats. J’attendis que Mouez reprit son sang-froid avant d’en savoir plus.
- C’est quoi ton plan ?
- Nous allons à Destan puis nous trouvons les Corbeaux pour nous allier avec eux et détruire le Conseil.
Le plan était simple sur le papier mais d’après l’histoire qu’elle nous avait rapportée, ces gars-là étaient tout sauf des enfants de chœur. Sans compter qu’ils n’avaient pas fait grand-chose pour aider les orphelins de Rain City, à part causer un bain de sang inutile à Fargo.
- Je ne leur ferai pas confiance à ta place, intervint Mouez. On ne sait rien d’eux, à part ce que tu nous as raconté et je n’y trouve rien de flatteur.
- S’ils deviennent nos alliés, expliqua-t-elle, je me fiche que ce ne soient pas des amis.
- C’est trop dangereux. Tu te rends compte qu’ils pourraient se retourner contre nous si nous détruisons le Conseil ?
- Si nous nous réfugions à Destan et que nous restons isolés, nous ne survivrons pas longtemps, fis-je observer.
Mouez était celui qui connaissait le mieux les mirages et les dangers de Destan. Logiquement, il était le plus réticent à s’y engager.
- Je n’aime pas ça. Je suis déjà allé là-bas avec Hamid, ça vous suffit pas comme avertissement ?
- Nous devons prendre ce risque, reprit-elle. Nous pouvons rester ici, nous fortifier jusqu’à ce que les soldats nous tombent dessus avec de fortes chances que nous y passions tous, cette fois. Ou bien foncer vers Destan et frapper le Conseil au cœur. Je pense que cette dernière option améliorera nos chances de survie, en plus de nous rendre espoir.
L’espoir. Une denrée rare dont la cruauté de ce monde, inondé par les larmes amères, nous avait privé pendant si longtemps. Finalement, après une intense réflexion, Mouez se rangea à ses arguments, non sans avoir fait part encore une fois, de ses craintes.
- Va pour Destan. Mais faudra pas s’attendre à un accueil chaleureux.
- C’est noté, dit Mila.
La cause était attendue. La Terre Promise ne nous avait pas offert ce que nous espérions à Fargo. Il fallait nous précipiter de nouveau en enfer, là où les derniers restes de l’humanité avaient sombré dans la tyrannie et la terreur.
Destan.
Là où les Anges étaient les Démons.
- Nous n’attendrons pas que les soldats reviennent à Fargo. Nous serons partis dès qu’ils auront compris que nous n’étions que de passage.
Elle s’appelait Mila… cet ange-là ne craignait pas les démons de Destan. Peut-être que ceux-ci avaient tout à craindre d’elle.
- Partons tout de suite, proposai-je. Embarquons tout ce que nous avons trouvé à bord des véhicules de l’armée et tirons-nous d’ici.
- Pas de précipitation, tempéra-t-elle. Lorsque nous filerons vers Destan, nous devons nous préparer à ce qui nous attend là-bas. Sans oublier les derniers habitants de Fargo, nous ne pouvons pas les laisser livrés à eux-mêmes et les abandonner aux soldats.
- Vu l’accueil qu’ils nous ont réservé, asséna Mouez, je serais plutôt d’avis de les laisser là où ils sont.
- Nous ne sommes pas le Conseil.
La voix de Mila trahissait la conviction dont elle faisait preuve, plus que jamais. Elle était à cet instant, la plus humaine de nous trois. Elle représentait la meilleure part de notre humanité, la lumière de mon existence.
- Nous en emmènerons autant que nous pourrons, expliqua-t-elle. Nous ne forcerons personne à nous accompagner. Parce que nous sommes les Éclairés et qu’il est important d’être conscients de ce que cela signifie. Se battre et tendre la main à ceux qui en ont besoin, sans n’éprouver aucune pitié envers ceux qui abusent de la faiblesse et de la misère d’autrui. Voilà pourquoi nous ferons payer le Conseil de ce qu’ils nous ont fait subir. Nous leur ferons avaler toutes les fioles de Vipère Jaune avec lesquelles ils voulaient nous empoisonner.
Voilà pourquoi tous avaient accepté de la suivre, y compris Mélissa et ceux qui avaient remis en cause sa légitimité. Elle savait choisir les mots qu’il fallait pour nous motiver, nous pousser à vivre et à avancer même si nous en avions abandonné l’envie. Même si nous avions perdu l’espoir de revoir le soleil.
Une nouvelle énergie nous animait, moi et Mouez.
- Bon, mettons-nous au travail, lâcha-t-il.
- Un instant, nous arrêta-t-elle alors que nous allions nous éclipser.
La sévérité luisait dans ses yeux châtains.
- Chacun a le droit d’avoir des secrets, nous rappela-t-elle d’un ton sérieux. Sauf quand cela nuit à la sécurité de tout le monde.
Tôt ou tard, nous aurions eu droit à un rappel à l’ordre à cause de nos cachotteries sur l’existence de Destan. Nous lui indiquâmes dans nos petits souliers, que nous avions compris le message. Elle s’en contenta et nous laissa partir.
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