Chapitre 15

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Nous ne l’entendions pas d’abord à cause des hurlements qui parcouraient Fargo. Toutes ces poitrines libérées du poids oppressant du désespoir et de l’instinct de survie, chantaient en chœur ce moment de félicité.

Puis le sifflement s’accentua pour croître en intensité, l’équivalent d’un rugissement d’un félin céleste sur le point de fondre sur nous. Bientôt le mugissement dépassa dans un grondement inquiétant notre joie collective, qui s’interrompit graduellement lorsque nous comprîmes que cela n’était pas naturel.

Le soleil éclairait maintenant nos expressions empreintes d’angoisse jusqu’à ce que nous vîmes apparaître dans le ciel bleu azur, des rapaces sinistres aux ailes déployées qui laissaient traîner dans leur sillage, les fumées de leurs réacteurs.

- À couvert !

Mila avait été la première à réagir, elle s’était écartée de moi pour donner ses instructions. Je ne tardais pas à l’imiter, tout comme Eric et Esa. Mélissa avait remis son écharpe autour de la tête et bousculait quelques gars pour les remuer énergiquement.

Les avions de chasse de l’Extérieur nous avaient-ils repéré ? Nous tous espérions que non car nous n’avions pas les armes pour les atteindre. Nous refluâmes en catastrophe dans les ruelles étroites sous les filets de camouflages qui protégeaient les véhicules que nous avions réquisitionné, emportant autant de caisses que nous pouvions.

Les civils qui nous aidaient, se blottissaient contre nous, joignant leurs mains pour prier à voix basse d’être épargnés, par ceux qui s’étaient déjà montrés sans pitié pour eux. Les rugissements baissaient puis remontaient pendant que les avions à réaction nous survolaient pour repérer la moindre trace d’activité.

L’ombre de la présence des enfants de Rain City. Le soleil ne suffirait jamais à retenir les derniers vestiges de l’humanité de s’entre-dévorer. Le soleil… nous l’avions tant désiré avant que nous ne réalisions qu’il serait peut-être notre plus dangereux ennemi, bien plus que les Démons de Destan. Car il permettait aux pilotes ennemis de mieux voir.

Une bénédiction, le soleil ? Je commençais à en douter, comme beaucoup ici.

Après un nouveau passage, de nouveaux grondements nous parvenaient de plus en plus saccadés comme la foudre qui tombait plusieurs fois au même endroit. Ils bombardaient la ville, pour lui infliger le même sort que Rain City.

Le sol tremblait sous nos pieds. Des Éclairés commencèrent à paniquer.

- On peut pas rester ici !

L’un d’entre eux surgit de sa cachette, relevant le canon de son fusil vers le soleil. Le rythme des rafales affola Mélissa. Il visait vainement les avions à réaction qui étaient hors de notre portée et bien trop rapides pour laisser la moindre prise.

- Tu vas nous faire repérer, pauvre con !

Le type braillait à la face du monde, toute la colère qu’il ressentait devant tant d’injustices, tout en vidant chargeur après chargeur sur des oiseaux d’acier insaisissables. Il s’éloignait de nous, emporté par sa hargne qui le ramena dans la rue principale, à la vue du soleil qui l’inondait de sa lumière traîtresse.

Ce n’était qu’une question de temps, avant qu’il se fasse gauler. Mouez me dépassa pour intervenir à son tour. Il me tendit son fusil d’assaut pour me le confier. Puis il s’élança dans la rue pour ramener à la raison, l’abruti qui canardait dans le vide.

Me penchant depuis l’angle du mur, je le vis l’agripper par les épaules.

- Arrête tes conneries ! Tu vas tous nous faire tuer !

Il lui arracha l’arme au canon fumant des mains et le bouscula rudement avant de l’emmener à l’abri. Lorsqu’ils revinrent parmi nous, personne ne reprocha quoi que ce soit à l’idiot du jour mais cela viendrait plus tard. Il ne restait plus qu’à prier que l’irréparable n’ait pas été commis, que ce petit manège pathétique était passé inaperçu.

Peu après, les bombardements se rapprochèrent graduellement de nous, nous rendant de plus en plus nerveux. Nous avions compris que nous étions repérés. Les regards accusateurs convergèrent vers le petit malin responsable de ce raffut.

- Connard, t’as vu ce que t’as fait ?

L’autre n’en menait pas large avant que Mila ne cria pour nous secouer :

- Sortez tous d’ici et dispersez-vous !

À vrai dire, elle dût s’y reprendre à plusieurs reprises avant que nous n’acceptions d’obtempérer. En effet, personne parmi nous n’était pressé de rejoindre l’orchestre de Lucifer. Puis les plus téméraires acceptèrent de surgir de la cachette précaire alors que les obus se rapprochaient dans des claquements de plus en plus terrifiants.

Mila me prit la main et nous bondîmes ensemble pour nous extirper de l’enfer qui s’abattait sur nous. L’odeur de la cendre et de l’ozone brûlée nous prit à la gorge, alors que les maisons et les immeubles étaient méthodiquement éventrés autour de nous. Les geysers de ciment, de béton, de briques et de goudron jaillissaient en une haie d’honneur, composant une symphonie pour les funérailles de nos espoirs. Tous les autres Éclairés et les habitants qui nous avaient rejoints, avaient emboîté le pas.

L’écho des premiers cris de douleur et désespoir nous parvenait, je ne pus me retenir de tourner la tête par-dessus l’épaule. La grande faucheuse qui riait aux éclats, venait d’emporter ses premières victimes dans l’au-delà. Foudroyés par les impacts et l’onde de choc, des morceaux de corps volaient un peu partout.

L’Armée de l’Extérieur que nous ne pouvions pas voir, revenait terminer à Fargo ce qu’elle avait commencé à Rain City. Et dire qu’il y a peu, nous étions en pleine liesse pour célébrer le retour du soleil que nous attendions tant. Une bénédiction qui n’était qu’une malédiction de plus. Un espoir qui se montrait plus cruel que le désespoir.

Quel mal t’avons-nous fait, Seigneur, pour nous punir tant ? Tu as maudit ce qui restait des anges pour faire de notre purgatoire, le havre des démons. Car notre arrogance nous avait fait croire que nous pouvions être ton égal. Voilà pourquoi tu avais choisi d’abandonner l’humanité. Voilà pourquoi nous avions choisi de ne pas nous sauver nous-mêmes.

Que l’enfer se déchaîne.

La mort nous suivait, comme notre propre ombre créée par les reflets de ce soleil qui nous brûlait et provoquerait peut-être notre perte. Les rapaces sinistres continuaient de nous survoler tandis que l’artillerie nous encadrait de plus en plus étroitement, réduisant drastiquement nos chances de survie. Cette Terre Promise serait le linceul qui marquerait probablement le terme de notre Exode. Ce n’était qu’un mirage qui nous enterrerait tous.

Dans notre dos, retentit une explosion plus forte que ses sœurs précédentes. L’ennemi avait repéré et cible nos véhicules et nos réserves que nous avions patiemment rassemblées en vue du voyage à Destan. Finalement, cette question-là avait été définitivement réglée. Notre route n’irait pas plus loin que Fargo, nous commencions à le comprendre seulement maintenant.

Les doigts de Mila se serraient autour des miens, nous croisions encore une fois le regard. Nous courions en vain, pour retarder le moment fatidique où la mort nous prendrait ensemble dans ses bras décharnés et osseux.

Une explosion nous coucha brutalement sur le sol, m’assommant à moitié. Mes tympans éprouvés par l’onde de choc qui nous avait soufflés, bourdonnaient comme une chorale à l’église de Killhell. En respirant, j’avalai la poussière âcre soulevée par le geyser fulgurant que je recrachais hors de mes poumons par quintes de toux successives.

Je sentais encore la main de Mila autour de la mienne, je l’entendis tousser malgré mes tympans en souffrance. Je m’écoutai prononcer d’un croassement :

- Mila… t’es avec moi ?

Elle toussa à s’en arracher la gorge avant de croasser à son tour ;

- David ?

- Essayons… de nous mettre à l’abri.

Les bourdonnements avaient cessé, je retrouvai une vision plus claire de mon environnement immédiat brouillé par les flammes, la fumée et la neige de cendres argentées. Quelqu’un m’attrapa subitement par les aisselles pour me remettre sur mes appuis.

Mouez.

- Allez ! m’encouragea-t-il.

Par la main, je tirais Mila pour l’entraîner avec moi. Je fus soulagé qu’aucun de nous deux ne fut sérieusement amoché même si elle était recouverte de poussière et que la cendre salissait son minois. Elle se laissa faire, sonnée par la violence de l’attaque que l’on subissait. Mais le feu de la guerrière ne s’éteindrait jamais.

Elle resterait toujours Mila.

Mouez prit les devants pour nous guider. Après tout, il connaissait ce patelin mieux que tous les autres Éclairés. Les explosions s’éloignaient, l’Armée de l’Extérieur continuait de ratisser la ville pour s’assurer qu’il n’en resterait plus rien. Comme pour Rain City.

Conformément aux ordres de Mila, tout le monde s’était dispersé pour ne pas offrir une seule et magnifique cible, qu’ils pourraient effacer d’un claquement de doigts. Nous étions envahis maintenant par le silence oppressant, ponctué seulement de quelques bruits de pétards lointains.

Mouez nous emmena dans une maison à moitié effondrée, nous faisant signe d’attendre. Mila et moi avions reculé dans un coin, tandis qu’il s’était planqué à côté, le fusil d’assaut prêt à l’emploi.

Nous fûmes bercés par le bruit des pétards avant que le silence complet ne s’installa.

- T’as gardé ton flingue ? Me demanda-t-il.

Je hochai la tête, en écartant mon imper pour lui montrer le jouet que je portais à la ceinture. Il posa la même question à Mila qui m’imita.

- Au moins, nous aurons essayé, se borna-t-elle ensuite à dire.

Aucun de nous deux ne releva ses mots. Nous avions essayé mais nous avions échoué, il nous fallait accepter cette vérité avant de comparaître au tribunal du Jugement Dernier. Il ne nous restait plus qu’à attendre que la mort vienne à nous.

Nous nous tenions prêts à recevoir l’Armée de l’Extérieur qui ne tarderait pas à investir Fargo, après s’être faits annoncer. Un dernier combat inégal comme celui que nous avions mené dans les ruines de Rain City. Ceux que nous pensions être les derniers instants de notre existence difficile, filaient lentement, très lentement. Trop lentement.

Nous n’avions pas d’instrument pour mesurer le temps. De montre ou de chronomètre. La mort se faisait désirer, un caprice que la grande faucheuse se permettait pour nous torturer. Aucun bruit ne nous parvenait jusqu’à notre précaire refuge pourtant ouvert aux quatre vents. Le brouillard se dissipait.

Le soleil avait disparu, dévoré par la horde de moutons noirs qui gambadaient à nouveau au-dessus de nos têtes. Tout comme les rapaces qui nous survolaient, d’ailleurs. Seul le grondement qui nous annonçait le retour de la pluie, se faisait remarquer.

Pluie infecte. Monde de merde.

Le soleil n’avait été qu’une illusion de plus. Au lieu de nous apporter la vie, ce disque ardent nous avait apporté la mort. Qu’attendaient les autres pour nous achever ? Pourquoi ne venaient-ils pas s’acharner sur ce qu’il restait des enfants de Rain City ?

Je surpris Mouez se raidir tout à coup et s’arc-bouter, en épaulant son fusil. Puis il pesta contre une vieille connaissance.

- Merde, Eric ! J’ai failli te descendre !

Le gamin déboula dans notre terrier avec sa copine, Esa. Le souffle court, il annonça brutalement :

- Ils sont partis.

- Comment ça ? Martela Mila en se redressant.

Esa avoua après une brève hésitation.

- Eric et moi sommes sortis de la ville pour surveiller leurs mouvements avec les jumelles. Après le bombardement, on a vus les soldats commencer à manœuvrer en tenaille, couverts par les tortues. Ils voulaient entrer par les deux entrées principales de Fargo.

- Mais ils se sont arrêtés, sans qu’on sache vraiment pourquoi. J’ai seulement vu des officier agiter les bras en rattrapant la première ligne. Finalement, ils ont fait demi-tour.

Ce qu’ils venaient de nous raconter, ne tenait pas debout.

- Ils avaient l’avantage, leur pilonnage nous a désorganisé et dispersé. Pourquoi auraient-ils renoncé à enfoncer le clou ? Demandai-je sans prévoir que quiconque répondrait.

- C’est un mystère qui attendra d’être résolu, concéda Mila qui s’était redressée. Pour le moment, je veux qu’on rassemble tout le monde, histoire de voir qui y est resté et qui tient encore debout.

Dehors, les larmes amères inondaient les ruines de Fargo dont les plaies venaient d’être mises à vif. Bien plus de bâtiments et d’habitations avaient été flanquées par terre. Les incendies éclairaient les silhouettes errantes qui sortaient à peine de leur refuge, pour constater les dégâts.

Nous nous dispersâmes dans les rues pour rameuter les nôtres et les habitants qui avaient survécu au pilonnage. Certains n’avaient pas eu cette chance. Leurs cadavres qui jonchaient les lieux dans des positions peu naturelles, témoignaient de la violence du bombardement, contre lequel il avait été impossible de riposter.

Après les avoir rassemblés, nous commençâmes à faire l’appel. Tous avaient compris que certains n’y répondraient pas.

Nous devions endurer cette épreuve supplémentaire. Nos sanglots se confondaient avec ceux des anges endeuillés qui contemplaient notre infortune. Nous nous sommes ensuite assurés de l’état du matériel que nous avions entreposé.

Plus grand-chose à sauver de ce côté là non plus. Nous nous retrouvions aussi démunis qu’avant notre arrivée à Fargo. Ouais, ce foutu soleil ne nous avait vraiment pas portés chance. Ce qui amenait la question récurrente.

Pourquoi l’Armée de l’Extérieur s’était-elle retirée ? Pourquoi avaient-ils cessé leur attaque alors qu’il leur suffisait d’une pichenette pour nous balayer ? Quelque chose d’inattendu était arrivé à Destan. C’était la seule explication qui me venait à l’esprit. Dans l’urgence, nous rendions hommage aux morts pendant le recueillement. Partant du principe que l’Armée de l’Extérieur ne nous laisserait pas ce luxe.

Le triumvirat se réunit pour décider de la suite, dans la mesure des moyens qui nous restaient. Mouez proposa d’envoyer des patrouilles pour reconnaître la position des soldats et le moindre de leurs faits et gestes. Bien que s’étant retirés de Fargo, les militaires se tenaient à agir contre nous lorsque le Conseil le leur autoriserait.

Mila accepta l’idée, faute d’avoir les ressources pour organiser une résistance efficace. Puis ensuite, nous nous perdîmes en conjectures sur les raisons de leur retraite.

- Les Corbeaux ? Fis-je.

- Ou peut-être des Conseillers eux-mêmes, avança Mouez. Seul un membre du Conseil peut avoir assez d’influence pour se faire obéir de l’Armée.

- Est-il possible que les deux soient liés ? Suggéra Mila.

- Qu’est-ce que tu veux dire ? Lui demandai-je.

- Que des Corbeaux soient parvenus à faire pression sur le Conseil, pour les faire reculer. Leur faire comprendre qu’ils auraient beaucoup à perdre en nous anéantissant.

- Aucune chance que cela arrive, trancha Mouez. Que les Corbeaux puissent imposer leurs conditions au Conseil, je ne peux pas le croire.

- Ils feraient des alliés très intéressants dans ce cas.

- Ou dangereux, déclarai-je.

Mouez releva la tête vers le ciel. Pensait-il que nous reverrions le soleil ? Après ce qui s’était passé, il ne valait mieux pas.

- Et maintenant, on fait quoi ? Interrogea-t-il.

- On attend. Il n’y a rien d’autre à faire de toute façon, répondit-elle.

Là-dessus, j’étais d’accord.

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