Chapitre 16

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Les patrouilles revinrent l’une après l’autre, avec les rapports dont nous avions prévu le contenu. Les soldats s’étaient retranchés à quelques kilomètres des deux entrées de la ville, l’arme au pied. Ils attendaient de nouveaux ordres qui ne manqueraient pas d’arriver. Cela nous avait accordé un répit inespéré, même si nous n’étions pas tirés d’affaire.

Que faire du temps qui nous était imparti ?

Au milieu des ruines, lorsque nous ne nous occupions pas des blessés, de chercher à bouffer, nous errions dans les rues, aidant ceux que nous pouvions aider. Lorsque cela ne suffisait pas, nous ruminions le passé.

C’est ce que je faisais, en serrant mon imper autour de mon corps. Les larmes amères des anges endeuillés s’engouffraient à l’intérieur de mon col, cela faisait bien longtemps que je m’en moquais. De même que je me foutais de sentir le chien mouillé, à force d’être trempé jusqu’aux os. Notre dénuement était tel que cela était devenu la norme de nos existences depuis des temps reculés.

Je déambulai en solitaire, ne souhaitant parler à personne, pas même à Mila. J’éprouvais le besoin de faire le point avec moi-même, sur ce que ce monde impitoyable m’avait enlevé et sur ce qu’il m’enlèverait encore.

J’en ai déduis la certitude que la première personne que je refusai de perdre était l’ange qui m’avait accueilli au Divan de Cupidon, lorsque toute cette histoire avait commencé. Un ange qui m’avait permis d’affronter mes démons.

Mila, elle s’appelait Mila. Son parfum me manquait tout de même, bien qu’il était agrémenté d’effluves de ciment et de béton rouillé.

- Le soleil… je veux revoir le soleil.

Ce con avait surgi dans mon dos, manquant de provoquer une crise cardiaque chez un orphelin de Rain City. Je serrai les dents, me retenant de lui envoyer un direct dans sa trogne. Avant de me rappeler que ce gars était plus mal loti que moi.

Il était déjà mort avant que sa tombe ne soit creusée. Son esprit avait été détruit avant sa chair, ses muscles et ses tendons.

Je gardai mon calme, le laissant passer devant moi sans qu’il ne prenne garde à ma présence, ses yeux hagards injectés de sang, grands ouverts sur la déchéance de ce monde stérile, à l’image de la désolation qui le ravageait. Je l’enviais quelque part.

À défaut d’être un camé de la Cour des Illusions, j’aurais tant voulu ne pas être David Selstan, le shérif de Rain City comme m’appelaient mes abrutis d’anciens collègues. J’aurais voulu ne pas être intelligent pour réaliser la cruauté de notre purgatoire.

Un imbécile heureux… ouais, cela m’aurait plu d’être l’idiot du village.

J’aurais souhaité mourir avant de revoir ce foutu soleil, que nous avions tous tant idéalisé, tant désiré. Disparaître avant de comprendre que ce mythe ne valait guère mieux que les larmes amères des anges endeuillés, notre chagrin quotidien.

- Eh, David !

J’avais reconnu la voix de Eric. Il me rattrapa à grandes foulés, tandis que je surveillais le camé qui marmonnait dans sa barbe, sa volonté d’être béni par le soleil.

L’enfant des rues de Rain City qui n’avait plus rien d’un chérubin, le guettait tout comme moi. À notre grand soulagement, l’épave ambulante s’éloigna d’un pas chancelant toujours en quête d’une fiole de Vipère Jaune.

- Esa s’en est sortie ? Demandai-je.

- T’inquiète pas, je l’ai laissée avec Mila.

J’appréciais le môme, mais la compagnie de mes semblables n’était pas ce que je recherchais le plus, en cet instant. Bref, il tombait mal.

- Pourquoi t’es ici, du coup ?

- Mila voulait être sûre que tu allais bien.

Avec mon expérience de flic, j’avais appris à déceler les signes de celui qui ne jouait pas franc jeu avec moi. Par exemple, le regard fuyant.

- Bon, et sinon ? Pourquoi t’es là ?

Il comprit le message.

- Merde, on peut jamais te la faire à l’envers.

- De nous deux, fiston, ce n’est pas toi qui est flic. Allez, balance.

Il hésita avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres.

- David, après ce qui vient de se passer… tu crois qu’on va s’en sortir ?

C’était la question à laquelle je redoutais de devoir répondre. Eric était un gamin du Hachoir, le pire quartier de Rain City. Malgré son visage juvénile, il possédait tout d’un adulte. Lui mentir ne gagnerait qu’à le vexer.

Je soupirais, résolu à la sincérité.

- Aucune idée, Eric. Je pense que tu es au courant que les pronostics ne sont pas en notre faveur. Notre destin n’est plus vraiment entre nos mains.

Il soutint mon regard, qu’il devait trouver désabusé.

- Je t’ai déjà vu plus optimiste.

- Après la raclée qu’on s’est prise, c’est dur de le rester, petit.

Il en convint lui-même peu après.

- Bon ben, je vais retrouver Esa.

- Je te raccompagne, Eric.

À peine étions-nous retournés sur nos pas, qu’un grondement peu naturel roula depuis les cieux ternes jusqu’à Fargo martyrisée. Relevant la tête, nous nous étions figés à l’apparition d’un nouvel oiseau sinistre qui déployait ses ailes droites de grandes envergures. Un aigle bien plus imposant que ses frangins qui avaient mené l’attaque.

Instinctivement, un frisson désagréable et familier remonta le long de mon échine. Je me demandais ce que l’enfer nous réservait encore au programme. Je fixai Eric devenu blanc comme un linge. Puis au milieu de la bruine tenace, je distinguais les paquets cadeaux largués à la suite de l’avion quadrimoteur à hélices.

Mes réflexes prirent le dessus.

- Couche-toi !

Eric m’imita et nous nous retrouvâmes ventre à terre sur le goudron inondé de la chaussée. Mieux valait être trempé comme un chien que mort. Les mains sur la tête, je fermais les yeux attendant les impacts inévitables, l’onde de choc qui suivrait la déflagration, me décoiffant et m’arrachant la peau du dos.

Attendant la mort qui se faisait désirer.

Mais il ne se produisit rien de tour ça, à part un pouf ridicule qui me fit à peine sursauter. Trouvant le temps long, sans entendre la moindre pétarade ou explosion, je me redressai prudemment. Eric grogna entre ses dents.

- C’est quoi ce bordel ?

Il avait bondi sur ses pieds après avoir repéré une pile de papiers ficelés et fixés à des parachutes rudimentaires qui avaient amorti la chute. Au milieu des larmes amères des anges endeuillés qui nous inondaient, d’autres feuilles volaient comme des plumes. J’en saisis une entre les phalanges, lisant ce qui y avait été inscrit.

« Avis aux habitants de Fargo et aux réfugiés de Rain City.

Après avoir délibéré en session extraordinaire, le Conseil a accepté de vous accorder l’asile et de vous rapatrier dans Destan.

Les modalités de retour seront négociées avec l’un des Conseillers présent sur place. Il se présentera demain à 11 heures à la tête d’une délégation officielle, à l’entrée ouest de la cité. Vos vies et votre sécurité seront assurées par l’armée jusqu’au siège du Conseil qui vous accordera une place dans le dernier paradis de l’humanité.

Bienvenue à Destan, futurs citoyens ! »

Eric s’était rangé à ma hauteur et avait parcouru les mêmes mots.

- Que des conneries ! Cracha-t-il avec mépris.

Je n’eus pas la même pensée. Le risque d’un piège était bien moindre qu’escompté. L’Armée de l’Extérieur avait largement de quoi nous anéantir en une seule attaque massive. Cela nous donnerait une opportunité qui nous profiterait à tous.

Je froissai le papier pour le ranger sous mon imper.

- On rentre, fis-je. Je suis curieux de découvrir ce que les autres en pensent.

Ouais, j’étais impatient de connaître l’opinion de Mila, Mouez et Mélissa.

********

Comme je m’y attendais, les débats avaient été passionnés. Mila avait réuni tout le monde pour leur lire à voix haute, le tract que je lui avais passé. Sa lecture avait laissé place au silence puis à des murmures qui se transformèrent en vifs échanges.

Il devint évident que deux opinions opposées traversaient nos rangs. Certains jusqu’au-boutistes voulaient continuer la lutte à mort avec le peu de moyens qui restaient, mais les autres plus nombreux voulaient attraper la perche qui leur était tendue, pour ne pas se noyer dans les flots de sang déjà versés.

Je m’étais mis à l’écart des Éclairés et des derniers habitants de Fargo qui discutaient avec gestes théâtraux pour appuyer leurs arguments. Mila, Mouez, Eric et Esa m’avaient rejoint pour entamer une discussion interne sur la suite à donner.

Mila tout comme moi, avait son avis déjà arrêté sur la question.

- Nous devons accepter.

Mouez n’était guère enthousiaste tout comme Eric. Esa répugnait à se prononcer, car elle n’avait pas oublié nos martyrs sans pour autant occulter la précarité de notre position.

- Et les morts qu’on a peine enterré, ils ne comptent pas ?

La colère de Mouez transpirait à travers son ton sec. Je le devinais revanchard envers le Conseil, les Protecteurs… tout ce qui incarnait pour lui, les Démons de Destan. Sur ce point, je partageais son opinion.

Non, les morts ne devaient pas être oubliés.

Une étincelle mortelle brilla au fonds des iris de celle que j’avais accepté de suivre. L’ange qui me permettait de combattre mes démons, approuvait le ressentiment de Mouez.

- Nous les vengerons, lui promit-elle. Nous les vengerons tous. Nous trouverons les Corbeaux et nous unirons ce qui reste de nos forces avec eux. Ensemble nous détruirons le Conseil et libérerons l’humanité de leur tyrannie.

Cette fois, cela nous mit tous d’accord. Puis elle employa exactement les mêmes mots vis-à-vis des Éclairés et des habitants. Elle emporta leur adhésion avec la même passion qui l’animait. Elle nous guiderait à Destan dans le défi final qui nous attendait.

Mila… elle s’appelait Mila.

Nos amis de l’Extérieur nous avaient proposé le rendez-vous le lendemain à onze heures. Sauf que privés de montre ou d’horloge en état de fonctionner dans un monde où tout manquait, nous ne pouvions pas plus distinguer le jour de la nuit à cause de ces moutons noirs qui galopaient sans cesse dans les cieux.

Cette pénombre poisseuse et étouffante qui était notre caverne obscure, nous avait fait aisément perdre tout repère depuis le début des pluies et l’effondrement de notre civilisation. Nous avions donc choisi de nous présenter immédiatement au lieu de rendez-vous, à la sortie ouest de Fargo, comme cela était convenu.

De tous nous présenter au grand complet, avec tout ce que nous possédions en état de fonctionner pour notre défense si les discussions dérapaient. Nous étions réduits à des rats à visage humain mais nous n’avons pas oublié.

Jamais nous ne pardonnerons au Conseil, malgré le sauf conduit qu’ils nous accordaient jusqu’à leur sanctuaire. Les anges déchus de Rain City feraient face aux Démons de Destan. Je piaffais d’impatience de les confronter. Peut-être devraient-ils admettre qu’il restait de l’humanité en nous, que nous ne nous comportions pas seulement comme de vils animaux nuisibles. Que nous méritions mieux que ce qu’ils nous avaient légué.

Nous n’avions pas prévu de les accueillir en grande pompe. Nous avions transformé les faubourgs et les ruines de la porte ouest en véritable camp retranché, montrant nos armes bien en évidence. Nous n’étions qu’une poignée, encerclés par l’infini Extérieur qui nous était hostile. Déterminés cependant à ne pas mourir en silence, comme nous l’avait promis Mila avant que nous ne combattions vainement pour sauver Rain City.

Mouez avait pris la précaution de poster des habitants à la sortie opposée de Fargo, au cas où l’Armée de l’Extérieur voudrait nous prendre en traître. Des habitants devenus des Éclairés de facto, sinon de cœur, qui s’étaient engagés à nous prévenir par talkie walkie. Ainsi, nous ne serions pas pris au dépourvu s’ils nous prenaient en traître.

Mélissa suggéra d’envoyer un éclaireur sur la route de Destan, pour nous prévenir de l’arrivée de la délégation du Conseil. Son idée fut retenue et un volontaire, une Éclairée fine comme une allumette à peine entrée dans l’âge adulte, enfourcha un side-car et décolla vers l’horizon en reconnaissance.

Mila et Mouez gardèrent leur talkie allumé, à l’affût de son appel.

À travers les larmes amères des anges endeuillés, mes yeux tentaient de percer l’inconnu qui surgirait tôt ou tard pour décider de notre destin. Mila et Mouez se tenaient dans mon dos, maîtrisant leur impatience.

- Si nous allons à Destan, nous ne serons pas au bout de nos peines, me confia Mouez. Le Conseil voudra notre peau.

- Notre seule chance sera les Corbeaux, fis-je.

- C’est pas ce qui me plaît le plus.

Notre échange en resta là. Mila n’avait pas réagi mais elle n’avait rien perdu de notre échange. Son talkie cracha des parasites avant qu’une voix fébrile ne surgit d’outre-tombe.

- Ils arrivent.

- Reviens au rapport, ordonna-t-elle.

L’éclaireuse rentra à bride abattue, le side-car vrombissant de ses moteurs enrhumés. Elle bondit du véhicule, rabattant sèchement le fusil qui la gênait en travers de la poitrine. Elle fit face à Mila sans plus de cérémonie pour lui part de ce qu’elle avait vu.

De ce que j’ai pu saisir au vol, la délégation de l’Extérieur était nombreuse… et bien armée. Nous avaient-ils attiré ici pour nous piéger ? La tension s’accrut davantage lorsque Mouez sonna le branle-bas de combat.

Les meilleurs tireurs avaient été postés dans les ruines, en arrière tandis que le reste s’était posté sur deux lignes derrière des barricades improvisées. Eric et Esa s’arrangeaient pour que l’essentiel de nos forces ne se fassent remarquer du premier coup d’œil, histoire de faire planer le doute dans l’esprit des nouveaux venus.

Mouez surveillait l’horizon terne et opaque avec ses jumelles, tentant de percevoir le danger à travers les intempéries incessantes. Puis il aboya avec sa rudesse habituelle, pour annoncer leur arrivée.

Comme l’éclaireuse l’avait prédit, une colonne de véhicules transperça la bruine, magnifiquement alignée. Alors que nous épaulions nos armes pour leur souhaiter la bienvenue, Mouez signala que la voiture de tête qui était civile, arborait un drapeau blanc sur le capot. Je lui demandais de me tendre ses jumelles.

La bagnole en question arborait en effet, l’emblème pacifique immaculé. Elle s’était détachée du reste du convoi militaire qui l’escortait, pour poursuivre son chemin vers nous. Ses phares étaient des lucioles qui nous éblouissaient la vue.

La caisse s’arrêta dans un gémissement de freins rouillés. Un type en uniforme militaire clinquant et ronflant, ouvrit la porte arrière en déployant un large parapluie. Un vrai coq en pâte qui affichait fièrement ses médailles en toc, histoire d’impressionner la galerie. Mais les rats de Rain City n’avaient que faire de cet étalage tape-à-l’œil. Car nous n’avions connu pendant notre existence que la boue, la crasse, le désespoir, la violence, la cruauté… toutes ces choses qui étaient si étrangères à ces pieds-tendres de Destan.

Nous n’appartenions pas au même monde, c’est pourquoi ils craignaient de porter le regard sur nous. Car nous ne ferions que leur rappeler les crimes qu’ils ont commis contre nous. Le Grand Projet, la Vipère Jaune qu’ils avaient lâché pour nous exterminer.

Pourtant ils avaient accepté de nous tendre la main. Dans quel objectif ? Il nous faudrait le découvrir tôt ou tard.

À la suite du militaire, un grand ponte qui avait l’allure d’un homme pressé et important descendit à son tour. Tel un bon petit caniche qui remuait la queue, le larbin habillé comme à la parade plaça le parapluie au-dessus du Conseiller. Quel dévouement… j’en pleurais.

Cela entraîna des commentaires moqueurs de la part de nos camarades.

- Sérieux, vous avez vu ce pingouin ?

- Ouais, c’est peut-être un manchot. Va savoir.

- Peut-être pour ça qu’il a besoin d’un larbin pour lui torcher la grosse fente.

Cette dernière saillie provoqua quelques rires et je surpris Mila sourire discrètement. Nous avions tous une revanche à prendre, des morts à venger. Rabaisser à notre manière ceux qui nous avaient toujours humiliés et enfermés dans le purgatoire de Rain City, n’était qu’un début.

- Eric et Esa, venez ici, fit Mila.

Les deux jeunots s’amenèrent, conscients des responsabilités qu’ils devaient assumer depuis qu’ils avaient intégré les Éclairés. Leur précocité ne posa d’ailleurs de problèmes à personne, ils avaient fait leurs preuves contre les Protecteurs à Rain City.

- Moi, David et Mouez, allons parlementer avec eux. Si jamais ça se passe mal, vous saurez quoi faire, tous les deux.

- Quoi ? Glapit Esa.

La petite avait agrandi les yeux, ayant peur d’avoir compris ce que Mila voulait dire.

- S’il nous arrive malheur, vous commanderez les Éclairés. Attendez-vous à devoir prendre la suite, au cas où.

- Mais Mila…, protesta Eric.

- Vous êtes prêts tous les deux, les encourageai-je. Comme l’a dit Mila, vous saurez quoi faire.

Ils hochèrent la tête, pas très enchantés à la perspective de ne plus nous revoir. Notre triumvirat traversa les rangs pour aller à la rencontre de nos nouveaux copains. Le pingouin suivi de son larbin se plaça juste devant sa caisse dont le moteur tournait. Pas du tout préoccupé à l’idée de nous polluer l’odorat avec cette odeur d’essence.

Nous nous dévisageâmes longuement, le Conseiller me disait quelque chose. Après un éclair de compréhension, je me souvenais l’avoir croisé dans le Manoir Mélinart, peu avant de rencontrer le salopard qui m’avait mis au monde. Le Duc, mon géniteur.

- Je suis le Conseiller Adam et je représente mes pairs, l’autorité légitime de Destan et des vestiges de l’humanité.

- Je suis Mila Salevic. Voici David et Mouez, nous représentons les Éclairés, ce qui reste de Rain City et de Fargo. Que vos soldats ont détruites sans état d’âme. Nous parlons au nom de tous ceux qui sont morts de votre fait et des autres dont vous avez brisé les vies.

Parfait, elle avait donné le ton du débat.

- Vous êtes directe, c’est tout à votre honneur. Mais je ne crois pas que l’heure soit venue d’échanger des propos aigre-doux. Il s’agit maintenant de vous rapatrier, parmi vos semblables. Vous aurez l’occasion de réapprendre ce que signifie la civilisation.

Les traits de Mouez se contractèrent de fureur contenue, je le sentais prêt à décocher son poing dans la figure de cet enfoiré qui nous témoignait de son mépris. Un Conseiller qui témoignait toute une partie de ce monde perdu, animé du même sentiment à notre égard.

- Nous avons eu l’occasion de goûter à votre civilisation quand vous nous avez enfermés à vie dans Rain City. Mais nous n’avons pas le temps de ressasser le passé. Pourquoi croyez-vous que nous accepterons d’être rapatriés ?

Elle n’avait pas posé l’autre question qui nous obsédait.

- Pourquoi avez-vous interrompu votre attaque, alors que vous nous teniez à votre merci ? Lança Mouez.

Le Conseiller Adam, qui portait le même nom du gus qui s’était fait botter le cul hors du paradis par Dieu en personne, le fixa avec une étrange intensité.

- Il semblerait que vous vous soyez faits quelques amis dans Destan. Des amis assez influents qui ont beaucoup à cœur votre sauvegarde.

- Vous voulez parler des Corbeaux ? Fis-je.

Il me sourit, comme un prof à un gamin de sa classe qu’il voulait infantiliser.

- Heureux d’entendre que vous n’êtes pas aussi ignares que le Conseil le pensait.

Tout comme Mouez, j’éprouvais l’envie de lui flanquer une rouste, de lui écraser sa face de chacal sous mes godasses pourries, trempées par les larmes amères des anges endeuillés.

- Revenons à nos affaires, reprit Mila dont le sang-froid m’impressionnait. Pourquoi le Conseil pense-t-il que nous accepterons d’être ramenés à Destan ?

Adam la prenait de haut, ne doutant pas qu’elle accepterait malgré tout.

- Nous sommes au courant de votre dénuement, madame Salevic. Nous savons que vous manquez de tout et que votre situation ne tient qu’à un fil. Vous n’avez pas le luxe de refuser notre offre. Si les soldats ne vous achèvent pas, c’est le monde de la Pluie qui s’en chargera. Vous le savez aussi bien que moi.

Cela nous déplaisait de reconnaître qu’il avait raison. Nous ne pouvions pas continuer à faire cavalier seul, en restant à l’écart de nos semblables, si infréquentables soient-ils. Ce monde appartenait aux vestiges de l’humanité et nous devions nous efforcer de cohabiter ensemble. Ce qui ne signifiait pas pour autant que nous ne demanderions pas justice pour les souffrances infligées pendant toutes ces décennies.

- Quelles sont vos conditions ? Demanda Mila.

- Le Conseil vous offre un sauf-conduit jusqu’à Destan. Vous devrez rendre vos armes et vos munitions avant le départ et vous placer sous mon autorité. Le voyage durera trois jours, vous voyagerez à bord de nos camions, escortés par les soldats jusqu’à destination.

Les regards que nous échangeâmes entre nous furent sans équivoque et unanimes. Ces conditions n’étaient pas acceptables. Mila ne se priva pas de le lui faire savoir.

- Nous acceptons votre sauf-conduit mais à nos conditions.

- Pardon ? Croassa-t-il de manière comique.

Il nous croyait désespérés au point d’accepter de nous soumettre aussi bas que terre. Mais il ne connaissait pas notre véritable nature. Nous étions des rats à visage humain et l’âpreté de Rain City nous avait appris à devenir retors.

- Nous gardons nos armes et nos munitions pendant le voyage. Nous partirons à bord des transports que nous avons récupéré et nous fermerons la marche, pour décamper si la destination finale ne nous convient pas. Pendant ces trois jours, vous serez assez aimable, Conseiller Adam, de nous fournir les vivres dont nous aurons besoin. Lorsque nous arriverons à Destan, nous demanderons à êtres reçus immédiatement par le Conseil. Quand notre avenir sera clairement défini et notre statut de citoyens de Destan validé, nous vous rendrons nos armes à cet instant-là seulement.

Elle avait insisté lourdement sur le dernier mot. J’étais ravi de constater la figure cramoisie du Conseiller qui ne s’attendait pas à être pris de court. Il était fou de rage d’accepter qu’il ne pouvait pas nous manipuler. Grâce à Mouez, nous en savions assez pour nous tenir prêts à affronter une ville entière vouée aux démons.

Car nous étions guidés par un ange.

- Et si je refuse ? Siffla-t-il.

Mila ne cilla pas.

- Alors nous nous battrons jusqu’à la mort, ce qui risque de ne pas plaire à nos amis influents, répondit-elle.

Le Conseiller la fixa puis promena son regard froid sur nous deux.

- En temps voulu, vous prendrez garde à ne pas oublier votre place. Car le Conseil préside la destinée de l’humanité depuis le Déluge, bien avant que vous ne veniez au monde. Tous à Destan sont reconnaissants du rôle que nous jouons pour leur bien. Comme vous devriez nous être reconnaissants de vous accorder l’asile.

- Soyez tranquille, Conseiller. En temps voulu, nous saurons exprimer notre reconnaissance pour votre considération.

Avait-il compris le message caché que nous recherchions la destruction du Conseil, ni plus ni moins ? Mila prenait un risque en jouant avec lui.

- Le Conseil n’acceptera pas vos armes à Destan, tenta-t-il de nous opposer.

- Vous refusez nos conditions ? Martela-t-elle.

Elle lui mettait la pression. Bien joué, Mila.

- Je n’ai pas le temps de marchander avec vous.

Il avait accepté sans enthousiasme excessif. Parfait.

- Nous avons votre parole que le Conseil nous accordera une audience, sitôt arrivés à Destan ?

- Si vous insistez, je vous amènerais devant eux. Mais je ne vous garantis pas qu’ils accepteront de vous parler, fit-il remarquer.

Mila estima que c’était mieux que rien. Nous aussi.

- Quand pouvons-nous partir ? Demanda-t-elle.

- Tout de suite, si vous êtes prêts, accorda-t-il.

Il lui tardait de quitter les lieux, visiblement. Notre haleine lui était insupportable, tout comme la vision des rats que nous représentions pour ce grand ponte. Les modalités du rendez-vous furent fixées, il fut convenu que les soldats nous attendraient sur la route de Destan, à seulement quelques kilomètres de la sortie de Fargo.

Puis le Conseiller et son larbin quatre étoiles s’empressèrent de remonter dans la caisse pour faire demi-tour et s’éloigner vers l’horizon. Nous trois revînmes finalement vers les lignes amies, où nos camarades étaient avides des retombées de la conversation. Dans l’ensemble, le résultat des négociations fut bien accueilli, tous estimant que les garanties concédées par le Conseiller étaient suffisantes pour notre sécurité.

Nous rassemblâmes en moins d’une heure toutes nos affaires, sans éprouver le moindre regret de quitter Fargo, en tout cas pour ceux qui n’y avaient aucune attache personnelle. Nous montâmes ensuite à bord des jeeps et des camions, chacun de nous trois nous dispersant et nous fondant parmi les autres Éclairés, pour ne pas révéler de cible trop évidentes.

Mila s’était installée dans le premier camion en tête de colonne, moi au milieu, Mouez fermait la marche. Au fonds du camion, à l’arrière, des habitants s’étaient mêlés à nous. J’étais coincé entre un Éclairé dont le nom m’échappait et une jeune femme taillée comme une crevette qui n’était pas fringuée comme un rat de Rain City.

Je ne lui prêtais d’abord aucune attention, remarquant seulement la capuche qui lui recouvrait la figure. Jusqu’à ce qu’elle ne me demande :

- T’as une clope ?

Je fouillai à l’intérieur de mon imper, m’emparant de mon paquet fétiche. Je lui en passai une avant de chercher mon briquet. Une lueur furtive brûla l’extrémité de la cigarette, ce qui me permit de la dévisager.

Le haut de son visage était dissimulé par un loup qui laissait entrevoir seulement des prunelles sombres. Ce qui réveilla mon instinct de flicard qui ne me quittait jamais, me poussant à me demander ce qu’elle pouvait être. Elle me remercia d’une inclinaison du menton, avant de déclarer à voix basse, pour que je sois le seul à l’entendre :

- Nous sommes les sentinelles qui déployons les ailes de la nuit. Justice sera rendue aux opprimés du monde de la Pluie.

Je compris alors à qui j’avais affaire. Je fronçais les sourcils, ce qui la fit sourire avant qu’elle ne se détourne de moi, pour fixer l’horizon par un trou dans la bâche, par-dessus l’épaule des collègues d’en face.

Je voulus lui demander si elle appartenait vraiment aux Corbeaux, s’ils comptaient s’associer avec nous pour renverser le Conseil. Mais je demeurai silencieux, préférant garder cet échange pour moi.

Je laissai à mon tour mon regard se perdre à l’horizon, à travers le trou dans la bâche alors que le camion s’était ébranlé pour s’élancer hors de Fargo. Aussi longtemps que cette épave roulerait malgré les essieux usés et les freins qui couinaient, il finirait par nous amener là où les Anges sont les Démons.

Destan.

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