69 Mount Street

7 minutes de lecture

Stupéfiant ! Quelle débauche de luxe !

Si je m’attendais à ça !

Une automobile ! Wardy m’a envoyé une automobile !

Enfin, nous quittons mon vieux quartier résidentiel. L’air semble plus pur, ici.

Son chauffeur ressemble à un rajah ! À peine croyable, je pensais la « Yankee » riche, mais à ce point-là, cela dépasse l’entendement.

Ce Vikram Chauham possède une telle prestance !

Et puis, ce ton farouche lorsqu’il s’est présenté en arrivant en ma demeure. Son nom roule sous ma langue avec exotisme. Une étrangeté qui n’a d’égal que celle de sa tenue : un turban safrané, orné d’un rubis birman, taille coussin, aussi somptueux que rarissime dont le brillant rehausse le languide feu qui couve dans les prunelles serties d’une rangée de cils, dont je pourrais jalouser la longueur et le fourni.

Lorsqu’il m’a ouvert la portière, je suis certaine d’avoir aperçu ses iris étinceler d’un éclat sang de pigeon, ce rouge profond soutaché de froide nuit de Russie. Quelle suprême élégance d’avoir assorti son bijou aux reflets de ses yeux !

Et cette espèce de robe de chambre chamarrée dont il est vêtu, un peu curieux pour un homme de sortir ainsi accoutré. Nous ne sommes pas aux Indes !

Pourtant, ce qui m’apparaissait ridicule à première vue me charme, à présent. La tunique longue arbore des broderies d’une richesse indéniable, ornant l’ensemble avec une opulence manifeste, le parant d’une aura d’extraordinaire.

Je l’imagine se dénuder. Que porte-t-il en dessous ? En le contemplant ainsi manier avec dextérité le volant et le levier de vitesse, il me vient des idées. Hummm ! Qu’il doit être confortable de se loger sur cette vaste épaule, se laisser aller entre ses larges bras !

Et moi, à quoi ressemblé-je ? Affreuse, piteuse, dans ma tenue informe de nonne. Au mieux, j’évoque celle d’une corneille, voilà à quoi je fais penser. Il ne manque plus que le bec jaune et l’accoutrement sera complet. Serais-je alourdie de quelques kilos de plus, qu’on pourrait me prendre pour cette hideuse reine Victoria et la croire ma mère.

Tout de même, une chose me sauve, j’ai conservé la fraîcheur de mon visage, cela, ils n’ont pu me l’ôter.

À ce propos, je suis certaine que cette Makéda ne pourra rivaliser avec mon teint printanier, mes joues roses, ma bouche charnue. D’ailleurs serait-elle, elle aussi, d’origine indienne ?

Mon Dieu faites qu’elle ressemble à une vieille pomme blette ! Qu’elle soit pourvue d’un teint bistre, d’yeux chassieux.

Si c’est ainsi, il suffira que je paraisse pour que Wardy succombe à mon charme, se souvienne de notre nuit… Ah ! Ses lèvres suçotant avec appétit mon bonbon, je ressens encore le doux va-et-vient de sa langue…

En parlant de lèvres, c’est d’un effet brûlant, cette moustache en croc de notre chauffeur, frémissante, lustrée. Ces poils veloutés doivent agréablement chatouiller lorsque…

La paix, Jenny, cesse de pousser ces bêlements stridents, as-tu vu le loup ? Allez, ma fille, arrête donc de gémir à chaque accélération. Profite de la ballade ! On ne te mène pas à l’abattoir ! Nous roulons à peine plus vite que lorsque nous prenons un fiacre !

Si seulement ce Krishna incarné sur terre, pouvait conduire un peu plus nerveusement, on ne sait jamais dans un virage, cette vieille bique volerait sur le trottoir, se romprait la nuque, et je serais…

Ben, tu serais bien embêtée, ma fille ! Cela gâcherait la fête ! Je serais obligée d’annuler notre entrevue, faire semblant de déplorer son trépas. Mieux vaut qu’elle reste vivante, je trouverai bien un moyen de m’en débarrasser lorsque nous serons arrivées chez Wardy.

Il me tarde tant de le revoir, de sentir son parfum… douce bergamote teintée d’un poivré. Très différents des effluves épicés de Vikram qui me parviennent aux narines : cannelle, encens. Une indicible pointe de jasmin. Peut-être ? C’est stupéfiant, on se croirait dans un jardin paradisiaque, ces notes exotiques embaument, littéralement, tout son corps.

J’aime Wardy, nonobstant, goûter à ce fruit pourrait s’avérer une passade émoustillante. Il s’est présenté comme étant le chauffeur, rajoutant qu’il était également l’ami des Battenborough. Quelle idée saugrenue, comment peut-on être proche d’un serviteur ? Il faudra que j’élucide ce mystère.

En tout cas, nous avons grande allure. Je suis fière de traverser Mayfair en un tel équipage.

Enfin, moi, j’ai grande allure. Cette imbécile qui tente de se confondre avec les sièges, à tel point qu’on se demande s’il elle ne veut pas disparaître à l’intérieur, me fait honte. Toute recroquevillée et ratatinée et son effroi qui s’affiche sur son visage tout plissé : dégoûtant !

Admire le quartier qui nous entoure, ma fille, ces hôtels particuliers aux blancheurs patriciennes. Goûte le confort de cette automobile. Vikram m’a confié avec un accent digne de l’université d’Oxford, quoiqu’un peu plus rocailleux et moins guindé, qu’il s’agissait d’une Rolls Royce Silver Ghost.

On peut dire qu’elle file à un train d’enfer. Le fiacre laissé à ma disposition, par du Breuil, avec ses deux bourricots tout efflanqués, ne peut rivaliser avec cette merveille !

Il a ajouté, dans un frémissement de moustaches, que Madame de Battenborough l’avait commandée à ses couleurs. Je ne peux dire qu’elle ait eu mauvais goût : le prune améthyste profond de la carrosserie sublimé par cet argent mat de la calandre, des garde-boues et de la malle arrière, lui procure une allure folle. Et des sièges en cuir pleine fleur, teinte café avec un nuage de lait. Vraiment, elle ne se refuse rien ! Par contre, il y a beaucoup à redire sur le confort, cacophonie mécanique, et vibrations, malvenues, qui secouent mon corps. Dommage que je ne puisse questionner Vikram, je pourrais essayer d’en découvrir davantage sur les relations du couple formé par Wardy et sa Makéda. Les domestiques savent ces choses-là.

Oh ! Mais les clients de Savile Road se retournent sur nous. Hum ! Que ne puis-je porter une toilette plus reluisante ? Tout en elle marque la veuve, jusqu’à ce voile de deuil, qui dépare ma blondeur, l’entache d’obscurité et de peine.

Un peu de tenue, Jenny ! Cesse de t’accrocher à la portière comme si tu allais mourir, et d’agripper ainsi stupidement, d’une main crispée, ta coiffe. On dirait une guenon effrayée. De quoi avons-nous l’air ? Tu veux que je fasse pareil ? Pas question, vieille chose !

Tu m’enjoins d’enserrer cet affreux tissu noir qui couvre mes cheveux ? Alors là, tu peux toujours bêler. Tant mieux s’il se défait et s’envole aux quatre vents mauvais ! Peste bubonique et choléra ! Madame ma mère a imposé que tu m’accompagnasses à ce rendez-vous. En vérité, bien vilaine façon de gâcher mon plaisir ! Comme si je risquais quoi que ce soit en compagnie d’Edward et de sa femme ?

Nous prendrons le thé, échangerons de menus propos, et puis voilà. C’est moi qui suis sotte, idiote, croyant qu’il m’aimait, et qu’il trouverait un prétexte pour me voir en tête à tête. Non, il a fallu qu’il me rencontre en compagnie de son épouse. En fait, il se rassure lui-même. Il aura tenu sa promesse, faite le jour de Noël, se sera conduit en parfait gentleman, et puis il m’oubliera, sitôt le dernier scone avalé.

C’est drôle, je réside à quelques pâtés de maisons et je ne suis jamais venue à Grosvenor Square. Vikram ralentit : Mount Street, quel environnement étonnant ! Où sont donc passées les splendides façades classiques ? Blanches pures ? De la brique, comme dans les quartiers des ouvriers, à ce que je me suis laissé dire. Des ornements foisonnants, figurines sibyllines, qui encombrent les piliers d’entrée. Mais, mais, il s’arrête, au 69.

Quel étrange portail, du néo-gothique, en tout cas c’est fichtrement chargé, et cette porte à clous, c’est d’un goût de parvenu. Un étalage de fanfreluches en pierre, alors que sobriété suffirait à marquer la noblesse de l’endroit.

Vikram me tend la main, afin de m’aider à descendre, dommage que nos gants de cuir empêchent nos peaux de se sentir. Sa paume doit être douce. Je l’imagine brûlante comme un feu de Bengale. Et ce regard paré d’étincelles aux reflets d’arc-en-ciel. Quelle audace a-t-il de me scruter de la sorte ! S’il continue, je vais exploser !

Oh, la paix, Jenny ! Je suis parfaitement au fait que cela n’est pas convenable de dévisager ainsi un homme, surtout en période de deuil. Je sais, mais que veux-tu ? Je suis à la diète depuis tant de jours que j’en ai perdu le compte.

J’ai faim, j’ai si faim, depuis trop longtemps, et je ferais feu de tout bois. Et ce bois-là est un bois précieux… à n’en pas douter. Un bois bandé ?

Je me demande ce qu’il peut bien se dissimuler derrière cette porte théâtrale ? Encore un coup de la « Yankee ».

Wardy, vous me décevez quelque peu ! Votre abominable mégère vous mènerait-elle du bout de sa baguette ? Ou plutôt posséderait-elle quelques magies cachées entre ses jupes qui plient la vôtre à sa volonté ? J’arrive, Wardy, je viens vous sauver des griffes de cette horrible femme, descendante, peut-être, « who knows? », d’une des sorcières de Salem. Je vous jure que moi, Lady Anne Winter, je vous délivrerai du mauvais sort qu’elle vous a jeté.

Nous pourrions nous enfuir ensemble, gagner une contrée lointaine, et filer le parfait amour ! Cela constituerait notre jardin d’Éden éternel, encore plus joli que cet espace de verdure qui est aménagé dans cette cour. Je ne suis plus qu’à trois pas et une porte de toi, mon aimé. Je viens lever la malédiction qui t’enchaîne. Ouvre-toi, sésame et découvre enfin ton plus précieux trésor dissimulé dans ce pseudo-châtel de la renaissance.

Mais, mais, non impossible ! C’est un cauchemar ! Oh, « God Heaven » ! Si je m’attendais à cela !

Rentrons, rentrons, à la maison. Partons dans l’instant, je sens que je vais défaillir. Mon cœur veut s’extirper de ma poitrine, mes jambes tremblent comme feuilles affolées par une bourrasque, le sang quitte ma tête.

Je crois bien que je vais m’évanouir, ou périr !

Annotations

Vous aimez lire anarelle.auteure ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0