Nukiemon

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Je ne puis y croire, quelle chambre ! Encore plus extraordinaire que le salon !

Jamais je n’avais contemplé pareille merveille. C’est à en perdre la raison. Ces murs… je jurerais qu’ils scintillent. Toutes les appliques s’alimentent à l’électricité. Quelle extravagance ! On peut affirmer qu’elle ne se refuse rien, cette sorcière.

Et ce papier peint ! Des fleurs, des vrilles, des créatures fantastiques. Ce bleu crépusculaire qui valse avec le vert absinthe, tandis que l’émeraude serpentine se love sur l’ocre vibrant. On s’imaginerait observer une jungle exotique prenant vie sous nos yeux. Je pourrais demeurer des heures durant à contempler ce tableau s’animer.

Un lit rond… Quelle étrangeté ! Jamais je n’aurais supposé que pareille invention pût exister. Un simple cercle de bois cintré occupe le centre de la pièce, semblable à un nid façonné par un artiste irrévérencieux. Une planète douillette, ou une île de volupté ? Point de barreaux rigides ni d’angles mortels, mais une courbe ininterrompue. Et cette envergure démesurée, ce n’est, certes, pas une couche conjugale.

Cet agencement revêt néanmoins un certain effet « bauwdy house [1] ». Comment Makéda peut-elle tolérer une telle négligence de la part de sa domesticité ?! Les draps froissés suggèrent des ébats récents. Incroyable, un si grand laisser-aller !

Et cet empilage désordonné de malles de voyage de toutes tailles, au curieux monogramme de L et V entrelacés. Ce ne sont aucunement les armoiries des Battenborough. Aurait-elle emprunté ses bagages ?

Ciel ! Cette Psyché… une beauté sans pareille. À la fois si simple et pourtant si singulière.

Rien de commun avec ma coiffeuse en chêne massif, à l’hideuse lourdeur dont le miroir a été témoin de tant de mes chignons compassés. Ici, les lignes ondulent en désirs secrets, les courbes, presque organiques, incitent à la caresse, tandis que les arabesques métalliques semblent esquisser, entre elles, une valse interdite.

— Anne, vous allez bien ? Vous êtes à nouveau d’une pâleur extrême ! Venez ma chérie, il faut vous débarrasser de ce carcan qui entrave votre respiration. Pauvre petite sœur, comment peut-on infliger de tels supplices à une femme !

Quelle curiosité ? Vous m’appelez : « sister ».

Singulier, aussi, on dirait que vous prononcez « sista ». Malgré votre accent distingué, certains mots s’échappent de vos lèvres de façon, bien, insolite.

Vous enlacez ma main, m’entraînant, dites-vous, vers votre « dressing ».

Mon esprit s’embrouille. Dois-je vous abhorrer ou vous chérir ?

Stupéfiant ! Inconcevable ! Comment une telle chose peut-elle exister : cette pièce… est-ce vraiment un espace entier dédié à vos effets ? Des miroirs tapissent le plafond et les parois libres… Nous nous reflétons, démultipliées, jumelées.

Un théâtre d’étoffes où vos parures se pavanent. Makéda, appartenez-vous au monde d’ici-bas ? La question se pose. Jamais de mon existence je n’ai contemplé pareille splendeur. Il faut avouer que j’ai si peu vécu, si peu exploré. La jalousie me tenaille à nouveau. Pourquoi vous ? Pourquoi pas moi ?

Je me sens à la fois si provinciale… et aussi excitée, enivrée. Comme si en franchissant le seuil de cette chambre, j’avais pénétré dans un siècle inconnu, un univers d’opportunités inédites.

Vous raillez-vous de moi ? Vous m’invitez à sélectionner ce qui me siéra. N’importe lequel de vos trésors ?

J’ai beau, de nouveau, vous observer sous toutes les coutures, jusqu’à ce regard dont les prunelles se plantent, avec franchise, dans les miennes. Décidément, je ne décèle aucune trace de malice. Vous me désarmez.

Voyons voir, laquelle de ces merveilles pourrais-je élire ?

Hum ! Nos silhouettes diffèrent : votre poitrine s’avère plus opulente que la mienne, vos hanches plus généreuses, vos fesses plus rebondies ; en revanche, notre stature semble comparable.

Chacune des étoffes dans lesquelles mes doigts s’égarent paraît avoir été tissée par Arachné en personne. D’une légèreté éthérée. Les broderies se révèlent d’une finesse et d’un raffinement exquis. Des pièces d’inspiration extrême-orientale. Certaines proviennent des ateliers parisiens de Paul Poiret, libérateur du buste féminin, abolitionniste des couches de jupon. Je l’ignorais !... Vous effleurez du bout de vos ongles manucurés un « nukiemon ».

Vous m’exhortez à l’essayer, estimant que ses nuances chamarrées sublimeront mon teint diaphane, rehausseront le miel de ma chevelure.

Cette soierie resplendit, une explosion chromatique, un tableau vivant ! Les vibrations d’un ciel crépusculaire se fondent dans un dégradé éblouissant, du rose tendre à l’or étincelant, comme si les ultimes rayons solaires s’étaient cristallisés dans l’étoffe. Et ce bleu de Capri ! Il soutache le fond de l’impression avec délicatesse, tranchant sur le chatoyant, insufflant une touche éclatante à cette œuvre d’art. Les motifs, précieux et enchevêtrés, évoquent des nuages flottants dans une journée estivale, créant une sensation de légèreté et de rêve.

Jamais je n’ai contemplé pareille… pareille… Les mots me désertent !

Où ? Quand ? Pouvez-vous vous vêtir de la sorte ?

Si vous vous êtes ainsi présentée dans notre « monde », je comprends mieux votre sentiment d’être une paria, ici, à Londres. Est-ce si différent à New York ? Un : « cela dépend des circonstances, des lieux… » s’échappe de vos lèvres, que je trouverais presque désirables.

C’est une sorte de déshabillé qui ne couvre ni la peau du cou ni entièrement les épaules. Ah ! Vraiment, c’est la traduction de son nom japonais « tunique à décolleté ».

Hmm, la manière dont il épousera mes formes s’annonce d’une indécence folle, le tissu s’y moulera. Nul sous-vêtement en dessous, dîtes-vous ? Comme vous le désirez !

Ce « nukiemon » porte la griffe de Jeanne Paquin. Une commande sur mesure rapportée de Paris, où vous avez séjourné quelques jours avant de gagner ces lieux. Vous ne l’avez revêtu qu’une fois. C’est presque regrettable qu’il n’ait pas été un de vos favoris, votre fragrance m’aurait alors enveloppée tout comme cette étoffe que vous me tendez d’un geste gracieux.

— Pardon, oui, Lady Battenborough. J’étais égarée… Excusez-moi, j’imaginais… les sensations que sa texture… procurerait sur ma peau nue…

Vous m’invitez d’une pression sur mon avant-bras et d’un regard à me dévêtir dans l’alcôve attenante. Sans me tromper, je peux lire, à présent, la concupiscence qui embrase vos prunelles. Ne croyez pas que j’en sois offusquée. Enflammez-moi tant qu’il vous plaira, je continuerai à vous exécrer ? Ou peut-être pas !

Vous allez m’aider à me libérer de mes guenilles, mais oui, cela me convient parfaitement. Procédons ainsi. Je vous le concède, nul besoin d’une femme de chambre entre sœurs d’âme. Bien que je ne saisisse pas exactement ce dont vous voulez parler.

Après tout, notre rencontre est si récente. Je vous hais de m’avoir dérobé Wardy, et pourtant au fond de mon cœur, je sens poindre une étincelle qui ne demande qu’à croître.

La déraison me guette assurément, mon esprit se noie dans un océan de perplexité.

Tout se révèle si déconcertant depuis mon arrivée. Jenny a disparu, alors qu’elle était censée me chaperonner. Wardy, quant à lui, semble s’amuser follement de la situation, tandis qu’il devrait s’inquiéter de voir sa maîtresse et sa femme en étroite intimité. Vous la plus exquise créature que la terre ait portée m’attire dans ses rets. Vos yeux, votre bouche, vos seins, vos fesses, vos cuisses, autant d’oasis impudiques, à peine voilées par votre palla[2], qui éperonnent mes sens. Votre timbre d’enchanteresse attise ma concupiscence. J’ai beau vouloir vous résister, je ne suis que loque entre vos mains.

Oh, oui ! Délivrez-moi de ces dépouilles enserrant mon corps, mon âme. Tourmenteurs de ma condition féminine. Ah, enfin je respire ! Vos gestes habiles, bien plus tendres que ceux de ma chambrière, et plus câlins que ceux de Mandy ne le furent jamais, dénouent les lacets de mon corset. Vos mains glissent lestes sur mes hanches. Vite, que mes jupons tombent ! Oui, je me sens libérée.

Hum, le souffle de votre bouche caresse mon cou.

Permettez-moi de me défaire de mes ultimes lambeaux de tissus. Vous détournez le regard, pour quelle raison ? Redoutez-vous de m’embarrasser ? Votre dessein n’était-il pas d’atteindre ce moment présent ?

Non, il semble bien que non ! Je n’y comprends rien, je m’offre et vous me recouvrez, pudiquement ?

Vous enveloppez mes épaules de soie. Vos mains, les effleurant, me provoquent frissons et tressaillements. Pourquoi m’imposer cette exaspérante attente ? Ne vous êtes-vous pas aperçue que je ne possède aucune résistance si l’on invoque ma maîtresse, la luxure ? Qui trépigne d’impatience depuis presque deux lunes. Je me suis frottée. Je me suis soulagée, fait gémir, dans le silence de mes nuits, je me languis de vos affriolants attouchements, que je suppose…

Vous me provoquez. Vous vous pressez contre mon corps pour nouer l’« obi ». Savez-vous que vous me donnez aussi chaud que faim ? C’est certain, vous êtes au fait de mes faiblesses : homme comme femme, mon désir m’emporte sans distinction. Mais comment avez-vous pu le découvrir ? Je n’en ai soufflé mot à quiconque, pas même à Wardy. Ah ! J’oubliais, vous êtes une ensorceleuse.

De vos lèvres délicieuses, des vers, dont je ne connais que trop bien la mélodie de celle qui les a composés, coulent lascivement vers mon esprit échauffé.

« Toi[3] dont le trône étincelle, ô immortelle Aphrodite, fille de Zeus, ourdisseuse de trames,

je t’implore : ne laisse pas, ô souveraine, dégoûts ou chagrins affliger mon âme.

Mais viens ici, si jamais autrefois entendant de loin ma voix, tu m’as écoutée, quand, quittant la demeure dorée de ton père, tu venais, après avoir attelé ton char, de beaux passereaux rapides t’entraînaient autour de la terre sombre, secouant leurs ailes serrées et du haut du ciel tirant droit à travers l’éther.

Vite, ils étaient là. Et toi, bienheureuse, éclairant d’un sourire ton immortel visage, tu demandais quelle était cette nouvelle souffrance, pourquoi de nouveau j’avais crié vers toi,

quel désir ardent travaillait mon cœur insensé : Quelle est donc celle que, de nouveau, tu supplies la Persuasive d’amener vers ton amour ? Qui, ma Sappho, t’a fait injure ?

Parle : si elle te fuit, bientôt elle courra à toi ; si elle refuse tes présents, elle en offrira elle-même ; si elle ne t’aime pas, elle t’aimera bientôt, qu’elle le veuille ou non.

Cette fois encore, viens à moi, délivre-moi de mes âpres soucis, tout ce que désire mon âme, exauce-le, et sois toi-même mon soutien dans le combat. »

Makéda, vile tentatrice ou bienfaitrice, je capitule. Toute résistance s’avère, en cet instant, vaine !

Tu uses et abuses de tes mots délicieux qui roulent tels des corps s’étreignant ! Si tu es un succube surgit l’enfer, alors je m’abandonnerai volontiers à la damnation ! Tes prunelles s’arriment aux miennes, ton désir les traverse, animé du feu qu’Héphaïstos le forgeron des dieux, en personne aurait allumé pour me tourmenter ou pour me combler. Tes mains s’immiscent dans l’encolure, frôlent mes tétons et déjà mon intimité s’imbibe d’onctuosité.

C’en est trop de séduction, Makéda, la superbe, la glorieuse. Descendante, j’en suis désormais convaincue, de celle qui enchaîna le roi Salomon. Tu es la reine des sabbats et je souhaite que nos corps s’ébattent sans plus de retenue sur cette île trônant au centre de ta chambre.

Je te convoite ardemment.

Tu ne m’as parée que pour mieux m’envoûter, confesse-le !

Ou, redoutais-tu de m’effaroucher ? Que la frêle Anglaise eût froid aux yeux. Tant d’efforts en vain, voilà que je viens de détruire ton méticuleux ouvrage.

Me voici dénudée.

Hum, ta bouche s’offre à ma gourmandise. Ma poitrine halète d’anticipation des frémissements que tu ne manqueras pas de lui prodiguer.

Sorcière ou bonne fée, à présent, je n’en ai cure. Viens, Makéda, la féline. Viens à ton tour m’offrir tes plus superbes appâts.

Ma faim est telle que je vais te dévorer, n’épargnant aucun de tes morceaux de choix : seins, ventre, toison, que j’envisage épicée, grotte inondée, tes cuisses dorées, et cette couche, écrin de volupté, abritera nos amours luxuriantes. Nos membres s’entremêleront telles des lianes folles, cherchant à enlacer le corps de l’autre. Nos baisers vagabonderont de monts en collines, sans ignorer pics et vallées masquées.

Wardy, connaît-il ton inclination pour les plaisirs saphiques ? Évidemment. Quelle sotte fais-je ! Je suis persuadée qu’il imagine nos rapprochements, confortablement installé dans son fauteuil. Je gage que tu as renversé intentionnellement le contenu de la tasse sur ma poitrine, que toute cette mise en scène a été ourdie par vous deux.

Je me remémore, dans ma chambre du pilier de pierre de Craigdarroch, fiché au cœur de la lande écossaise, combien Wardy avait su se montrer entreprenant.

Mais, au fait, nous sommes le quatorze février ! Suis-je votre divertissement en cette nuit où Cupidon attise notre stupre ? Wardy va-t-il nous rejoindre ?

Après tout, qu’en ai-je à faire ? Entraîne-moi vers ta grotte, sirène, je succombe à ton chant sans regret et m’y oublierai sans remords. Voyons où ce périple nous conduit.

En cet instant sublime, la folie du moment doit prévaloir sur ces sottes interrogations qui, d’ordinaire, nous font reculer. Avançons, toujours, vers ce qui nous exalte.

Saisis ma main, ma divine Aphrodite. Le plaisir n’attend point ! Hissons les voiles, et naviguons, avec intrépidité, vers les rivages enchanteurs de Lesbos.

******

[1] Maison de passe


[2] Tunique grecque


[3] Ode à Aphrodite, Sappho (vers 630 — vers 580 av. J.-C.)

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