La Mort Blanche (Quatrième Partie)

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 « Réveille-toi, Raheem, me susurra une douce voix masculine à l’oreille. Nous arrivons en vue de la villa de nos chers voisins. »

 J’étouffai un soupir agacé de me faire réveiller si brusquement, me retournai mais on me frotta le dos et les ailes tant et si bien que je me redressai sur mon séant et daignai ouvrir les yeux. Je mis un temps infini à recouvrer une vue stable après moult frottements sur mes paupières, puis balayai le regard sur le paysage qui s’offrait à nous.

 A bien des égards, l’Irlande n’était pas si différente de la Bretagne. J’y retrouvai les mêmes vallons, bois, forêts et collines que du côté de notre aimable chaumière. La « villa » que mes parents me désignaient, excités, était une chaumière pareille à la nôtre, au toit de chaume et de torchis toute semblable à la nôtre. Pendant un instant, je crus que nous étions rentrés à la maison et qu’il s’agissait d’une farce de mauvais goût. Mais en entrant dans l’enceinte des murets de pierre qui délimitaient le terrain de ladite chaumière, des serviteurs sortirent de nulle part et agrippèrent nos rênes, s’inclinant avec respect devant leurs hôtes.

 « Nous ne vous attendions pas, messeigneurs. Désirez-vous que nous nous occupions de vos montures ? »

 Père hocha gravement ses deux têtes et mit pied à terre. Son reflet d’âme chétif aida d’une main ma mère à descendre tandis que le second massif me faisait descendre en voltigeant. Les palefreniers purent ainsi emmener nos cauchemars dans les écuries pour les y soigner tout à loisir.

 Tournant le regard vers la porte, je retins un hoquet d’effroi et mes yeux s’agrandirent de peur. La Mort Blanche se tenait devant le seuil, sourire aux lèvres. C’était un draekan de taille moyenne qui, bien qu’il portât une paire de braies sombres, recouvrait son dos d’une peau d’un félin blanc tacheté que je n’avais jamais vu. Pour le reste il était… blanc. Sa peau était moins hâlée que la nôtre, plus claire et rose comme celle d’un porcelet. Sa chevelure retenue par une lanière de cuir noire en une courte queue de cheval était d’un blanc pur, tout comme ses ailes de cuir et sa queue. J’avais la Mort Blanche devant moi.

 « Byron ! Quel plaisir de te voir ! » lança-t-il à la cantonade, le sourire au bord des lèvres en ouvrant bien grand ses bras.

 Je me reculai et butai contre la jambe droite de mon père dont j’agrippai les braies en tremblotant. Il me jeta un regard amusé, m’appuya une main sur l’épaule pour me rassurer et m’ébouriffa les cheveux de l’autre tandis qu’il s’avançait vers l’étranger blanc.

 « Un plaisir partagé, Finnigan. »

 Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, tout à leur joie, et je me refugiai près de ma mère qui avait conservé une distance prudente. Je remarquai alors un autre détail étrange : l’étranger avait des yeux rosés qui fuyaient le soleil autant que faire se peut, comme si cela avivait en lui une intense douleur. Ses yeux se posèrent d’ailleurs sur moi et un éclat amusé luit dans son regard.

 « C’est ton dernier-né, je suppose ? » supposa-t-il.

 Mon père hocha la tête par l’affirmative tout en tournant son regard vers moi et en me faisant signe d’approcher, geste auquel je n’obéis pas à son grand agacement. Finnigan secoua la tête des deux côtés en passant de mon père à moi puis à ma mère.

 « Je lui fais donc si peur que ça ? demanda-t-il à mon géniteur qui fronça davantage les sourcils agacés.

 — Mort Blanche », me décidai-je enfin à marmonner pour qu’on me laisse tranquille.

 L’étranger blanc haussa les deux sourcils, surpris, et mon père fronça davantage les sourcils, puis ils échangèrent tous deux un regard. Et partirent d’un grand rire devant leurs mines respectives. Rire qui contamina ma mère qui me poussa doucement en avant, alors que je n’avais aucune envie, aucune, de m’approcher d’eux. Finnigan perçut ma réserve et s’éloigna de quelques pas, pour aller s’adosser au mur de pierre de son logis, les bras croisés, sans cesser de me dévisager, l’œil empli de malice, et sans se départir de son sourire.

 Mon père s’éclaircit la gorge et me prit par les épaules de ses quatre mains, le reflet d’âme bâti en face de moi, l’autre de biais. Je regardai les deux reflets d’âme tour à tour sans comprendre.

 « Ce n’est pas la Mort Blanche, se décida-t-il enfin à dire sur un ton rassurant. Ce n’est que mon frère aîné, Finnigan. Et ton oncle.

 — S’il n’est pas la Mort Blanche, alors pourquoi est-ce qu’il est… ? » demandai-je à brûle-pourpoint.

 A ma question, mon oncle haussa bien haut les épaules et un petit rire fendit ses lèvres.

 « Nul ne sait. La rumeur court que si notre Seigneur à tous l’a rendu ainsi c’est pour qu’il puisse mieux se fondre parmi les agents de la Mort Blanche pour les tromper et les abattre. Et apparemment, ça a l’air de plutôt bien marcher », grogna-t-il à l’adresse de son frère par-dessus son épaule.

 Finnigan éclata de rire à nouveau, puis nous rejoignit une fois assuré que je ne le fuirai plus. Il m’ébouriffa les cheveux avec grande affection, sans retenue, puis rejoignit ma mère en quelques enjambées, lui saisit les deux mains et les baisa avec galanterie.

 « Dame Lucy, c’est également un plaisir de vous savoir des nôtres.

 — Un plaisir partagé, Finnigan. Pas besoin d’autant de formalités entre nous. »

 Elle lui offrit alors l’un de ses plus beaux sourires et je sentis mon oncle fondre devant elle et s’effacer tout aussi galamment.

Il a l’air plus normal qu’oncle Kanzaki. Cette pensée me fulgura alors que je le voyais tout sucre et tout miel avec mes parents, agissant de façon normale comme quelqu’un de sensé et de sain d’esprit. Ce qu’il est. Et ce que n’était pas oncle Kanzaki. Puis je me rangeai à l’explication de mon père en me rassurant sur le fait qu’il avait probablement raison, comme toujours.

 « Finnigan ? »

 Une voix féminine du côté de la porte. Finnigan se retourna d’un bond presque comme s’il s’était brûlé et rejoignit une draëke à l’aspect normal qui venait d’apparaître sur le seuil. Elle ressemblait de beaucoup à ma mère et je suspectai un lien de parenté : elles avaient les mêmes yeux, le même teint, la même façon de se tenir et de sourire.

 « Ma douce Tuilelaith. »

 Il lui effleura les doigts et l’attira à lui. Je rougis devant l’intimité évidente de la scène et me demandai, le souffle haletant, ce qui allait se passer. Mon oncle approcha les lèvres de son oreille et lui susurra quelques mots à l’oreille dont eux seuls connaîtraient à jamais la teneur. Ils se regardèrent ce qui me parut un long moment dans le blanc des yeux, puis elle ébaucha un sourire malicieux.

 « Nous avons de la compagnie ce matin », reprit-il de façon à ce que tous nous l’entendîmes.

 Sa voix n’était pourtant qu’un haut chuchotement de chaleur et de bienfaisance, et ma tante fixa son époux comme si ses mots avaient été tout autres, promesse de quelque chose de bienheureux à venir pour eux deux. Un moment intime peut-être dont j’avais à la fois conscience et dont j’étais ignorant. Je n’étais d’ailleurs pas très sûr de chercher à deviner la source de leur passion l’un envers l’autre.

 Mon père rompit alors le charme en s’approchant du couple fusionnel, prit les mains de ma tante dans les siennes et les baisa avec chaleur. Elle lui sourit avec reconnaissance et l’accueillit par une embrassade chaleureuse. Elle accueillit ma mère de la même manière avec davantage de tendresse et elles se tinrent un instant ainsi, mains jointes, comme deux amies venant de se retrouver après des décennies de séparation.

 Les propriétaires de la chaumière nous firent entrer dans leur demeure et nous installèrent confortablement en tant qu’invités de marque. Une fois installé dans ce qui me servirait temporairement de chambre, je me mis à explorer la demeure de fond en comble, fouinant de-ci de-là, et dévisageai les membres de la fratrie de mon père, la lignée du Chat Blanc si bien nommée.

 Ils étaient cinq, sans compter les serviteurs. Mon oncle, ma tante, leur fils Phénex et deux autres n'draëke dont je ne déduisis pas très bien la place. Un détail me titilla : Phénex, quoique le seul héritier de la maisonnée, arborait des couleurs normales ; des cheveux courts et lisses d’un noir de jais, et de petits yeux sombres et perçants. Et l’une des deux femelles était enceinte. De celle qui ne l’était pas, il paraissait plutôt proche mais jetait de fréquents regards sur mon oncle, à la dérobée. Je surpris deux tatouages sur l’épaule des deux n'draëke inconnues : sur l’épaule gauche, j’entrevis un blason orné d’un Chat Noir faisant le gros dos, et sur celle de droite, sans doute les armoiries de la famille Chat Blanc car le tatouage représentait un grand félin blanc tacheté. Un léopard des neiges, m’apprit-on lorsque je posai la question.


 Ma première nuit hors de chez moi fut des plus mouvementées. Je m’éveillai au son d’un cri répercuté en écho. Un cri de colère qui me fit redresser les cheveux sur mon crâne et me fit bondir sur mes pieds et courir à la porte que j’entrebâillai. Etant donné le peu de visibilité que j’avais, je m’avançai dans le passage jusqu’aux abords de l’escalier de bois qui menait aux chambres et m’installai sur la dernière marche tout en tendant les oreilles pour comprendre la teneur de la conversation.

 « Terminé la comédie, Finnigan ! »

 C’était mon père, fulminant de rage, ce qui lui arrivait rarement. Ce devait être important pour qu’il s’emporte à ce point. Je me rapprochai de la charpente et risquai ma tête entre deux lattes de bois formant l’escalier. Et j’eus alors un excellent visuel de la scène.

 Mon père faisait les cent pas dans la pièce comme un tigre aux abois. Devant lui se tenaient mon oncle et Phénex, qui ne bronchèrent pas.

 « Assez ! tonna-t-il encore une fois. Comment as-tu pu me tromper de la sorte !? Je n’arrive pas à le croire !

 — Je suis désolé. »

 J’écarquillai les yeux de surprise lorsque Finnigan se métamorphosa et changea d’aspect. Mon « oncle » était plus petit d’une bonne tête que mon père en temps normal, mais celui-ci était encore plus petit. Plus jeune aussi, à peine sorti de l’adolescence. A peine adulte et encore en pleine croissance. Père le foudroya du regard alors que les traits du blanc changeaient légèrement, s’adaptaient pour devenir ceux d’une autre personne. De lui-même ? Il n’était pas mon oncle, en tout cas.

 « Où est mon frère, Finnigan ? » exigea mon père, faisant fi des excuses.

 Le blanc ne pût soutenir le regard pénétrant de mon père, un regard qu’aucun draekan sur terre ne pouvait soutenir, du moins pas quand il était empli de cette colère rentrée qui ne demandait qu’une seule chose : exploser. Il détourna le regard et répondit doucement :

 « Je ne sais pas, mon oncle. C’est bien ça le problème. »

 Même son timbre de voix avait radicalement changé du tout au tout. Ses traits ressemblaient cependant assez à ceux duquel il s’était déguisé pour que j’établisse un lien de parenté clair : son fils probablement, et donc mon cousin. Il devait sans doute porter le même nom que son père, quelle originalité ! Et devait être l’aîné de la fratrie ; Phénex arborait encore les traits de l’enfance, alors que son aîné les perdait progressivement. Ni diablotin, ni draekan, mais entre les deux, du moins en apparence.

 La colère de mon père retomba comme un soufflé et il planta son reflet d’âme le plus massif devant le jeune draekan, le deuxième étant invisible pour le moment. Finnigan garda tête baissée et lui offrit sa nuque.

 « Combien de temps ? souffla rageusement mon père au bout d’un moment.

 — Quelques mois déjà. »

 Père lui jeta un nouveau coup d’œil, agacé par tant d’imprécisions.

 « Il est parti l’hiver dernier, s’empressa de corriger mon cousin blanc en cédant à sa première impulsion qui fut de trembler.

 — Vous n’avez reçu aucune nouvelle ? »

 Phénex le noiraud s’approcha de son frère et passa son bras autour des frêles épaules pâles dans un geste de réconfort. Mais ses yeux verts ne cillèrent pas en croisant ceux de mon père.

 « Non, répondit-il un peu trop abruptement à mon goût. Il est parti en mission l’hiver dernier et n’en est jamais revenu. »

 Cette affirmation déclencha un émoi plus vif chez mon père qui avait probablement perçu une information que j’étais bien incapable de déceler. Je n’avais pas toutes les cartes en main, alors, pour espérer comprendre cet échange.

 « On attend un signe depuis mais en vain. Ça lui était déjà arrivé de s’absenter plusieurs jours, plusieurs semaines, voire trois mois entiers, mais jamais davantage. »

 La voix de Finnigan se brisa et il s’effondra sur une chaise pour laisser libre court à son angoisse et à ses tremblements.

 « Il ne s’est jamais absenté aussi longtemps ! termina-t-il enfin, un sanglot dans la voix.

 — Vous ne pouvez pas le retrouver par votre lien ? » demanda ardemment mon père, soucieux.

 Finnigan secoua vigoureusement la tête, par la négative. Il parut affolé.

 « Je ne perçois plus rien depuis le printemps. Et quand je fouille un peu, j’ai l’impression que le lien qui le retenait à nous a été tranché net. »

 Là aussi, j’eus du mal à saisir ce que tout cela impliquait. Mais ce lien paraissait très important pour eux, peut-être pour nous-mêmes aussi. Je remarquai que mon père bandait ses muscles pour ne pas laisser paraître l’affolement qu’il partageait avec eux. Il fallait que quelqu’un réagisse, non qu’il ne se laisse dominer par sa peur.

 « Ce qui veut dire, résuma mon père, qu’étant son héritier, tu es désormais le chef de famille par concours de circonstance.

 — Il ne peut pas être mort, c’est impossible », piailla pitoyablement le Chat Blanc.

 Je grinçai des dents. On aurait dit une fille en train de geindre et de se plaindre. Encore à ce jour, c’est la première image qui me vient à l’esprit lorsque j’évoque cette famille : un gamin effrayé et en pleurs.

 « Finnigan ! »

 Mon père lui agrippa les épaules et le secoua comme un prunier pour lui faire reprendre ses esprits et lui asséna un sec « Reprends-toi ! ».

 « Tu es le chef de cette famille à présent, Finnigan. Alors agis comme tel !

 — Je n’ai aucune idée de comment faire… Je n’ai pas été formé à ça, je ne sais rien, je ne sais plus.

 — Ressaisis-toi, bon sang ! »

 La gifle partit et atteignit sa cible qui, hébétée, porta la main à sa joue meurtrie, les yeux agrandis d’effroi, avant de tourner ce même regard sur mon père. Ce dernier avait perdu son sang-froid mais à voir le silence religieux qui régna dans la pièce, ce fut probablement la plus grande idée du moment. Père se massa précautionneusement les tempes, mais ne lui fit pas d’excuses. Ce qui était fait était fait.

 « Que tu le veuilles ou non, que tu y sois préparé ou non, que tu saches quoi faire ou non, tu es pourtant bien à la tête de cette famille par défaut. Tu es l’aîné de cette famille. Ton rôle est de la protéger, de faire en sorte qu’elle puisse croître sous ta houppe, de servir ta famille et notre Père à tous de ton mieux, de former les jeunes à ton art comme le faisait ton père avant toi, récita-t-il enfin en détachant chacun de ses mots. Tu es un fils de la lignée des Chat Blanc, un espion et un assassin de talent. Talent qui nous est très précieux en ces temps de guerre. Evite de flancher parce que c’est toute ta famille que tu précipiterais dans ta chute ! Tu en es le pilier. Ta force te vient d’eux, tout comme ils puisent en toi l’énergie nécessaire à leur survie. Appuie-toi sur eux et guide-les. »

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