Carmina - Première Partie
La Maléficienne était du blanc de la Mort vêtue,
Annonciateur du malheur à venir.
Elle lui susurra de fausses promesses à l’oreille,
Et fit de lui sa marionnette, son pantin.
Oncle Kanzaki était reparti chez lui avec ma tante, de bien meilleure humeur qu’à son arrivée et en promettant de revenir très bientôt. Ses histoires allaient me manquer…
Et notre quotidien reprit, même s’il me paraissait soudain devenu morne et insipide.
« C’est normal d’éprouver du regret et de l’ennui, me dit Père après avoir longuement examiné ma mine ennuyée. Kanzaki produit toujours cet effet-là. On finit tout de même par s’habituer à ses fantaisies au bout d’un temps. »
Était-ce réellement possible de s’habituer aux allées et venues d’un draekan qui n’en faisait qu’à sa tête ? J’en doutais fortement.
Oncle Kanzaki nous gratifia tout de même de visites quotidiennes, toujours au petit-déjeuner, pour mon plus grand plaisir. Le changement était visible, cette fois : ses cheveux étaient redevenus entièrement noirs, et son espèce de robe aussi ce jour-là. Un noir d’encre aux motifs en relief satinés sur une teinte légèrement plus claire – une nuance de gris sombre indéfinissable. Plus aucune trace de la Mort Blanche, si ce n’est une ombre fugace dans ses yeux noirs que j’arrivais encore à percevoir de temps à autre, derrière ses sourires taquins. Chaque fois qu’il nous rendait visite, je lui grimpai sur les genoux et lui demandai une histoire du bout des lèvres. Il en avait toujours à revendre.
Les beaux jours de l’été cédèrent leur place au charme coloré de l’automne, puis malheureusement au début de la bise glacée de l’hiver. Le temps oscillait entre les deux, à faire tourbillonner dans l’air les feuilles rouges et dorées des feuillus de la forêt proche, à me glacer la pointe des oreilles d’un vent sifflant désagréable ou à me faire verser des larmes par la froideur ambiante. Mère insistait pour que je sorte couvert de fourrures des pieds à la tête, m’accompagnait dans mes escapades. Père était devenu casanier tout à coup ; il détestait le froid piquant ambiant et le traitait de tous les noms. Il sortait aussi peu que possible, et je regrettais nos promenades quotidiennes. Le coq me fixait désormais d’un œil mauvais du fin fond de sa basse-cour mais je décidai de l’ignorer ; je préférai me rouler dans les feuilles mortes, effrayer les vaches et faire la course avec elles.
Un jour, j’aperçus du mouvement sur la route en contrebas. Trois formes sombres encapuchonnées étaient sorties de la lisière de la forêt et gravissaient à présent le chemin menant à notre maison. Je les observai un moment, reconnus le profil effilé de leurs montures noires aux ailes de chauve-souris et appelai mes parents :
« Kanran [1], matkal [2] ! Il y a des gens ! »
Ma mère, la plus proche, accourut aussitôt et passa son bras gauche autour de mon cou. Elle plissa les yeux pour mieux voir et se retourna vers mon père qui arrivait plus timidement sur le pas de la porte.
« C’est sûrement l’un de tes frères, lui dit-elle. Il y a deux cavaliers sur la route. Je n’arrive pas à bien voir leur visage. »
Des étincelles rouges coururent le long des bras, de la nuque et du dos de mon père qui s’arrêta à côté de nous. Je ressentis la chaleur du feu sous sa peau : son corps cherchait à se réchauffer au contact du vent froid. J’étais jaloux, j’aurais tant aimé avoir la même capacité. Peut-être fallait-il que je grandisse encore un peu pour la posséder aussi ?
Par accident, ma joue heurta le dos de l’une de ses mains ; elle était chaude, bouillante. C’était si agréable au toucher. Je lui pris la main et la serrai dans la mienne, minuscule et infime à côté de la sienne. Il tourna ses deux paires d’yeux vers moi d’un même mouvement, et je me sentis encore plus petit sous ce double regard.
« Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-il en croyant que je voulais lui demander quelque chose.
— Ta main…, répondis-je dans un sourire. Elle est toute chaude », ajoutai-je en serrant son autre main de la mienne, restée libre.
Il me rendit mon sourire et nous restâmes ainsi un moment, à profiter l’un de l’autre. Ses queues s’entortillèrent autour de la mienne pour chercher davantage le contact. Puis, d’une poussée, Père me hissa dans ses bras et posa ses deux fronts contre le mien. Je fermai les yeux de bien-être. Chaud, brûlant, bouillant, tellement bien. Mon monde sombra dans le noir le plus complet : il avait replié ses ailes autour de nous comme un cocon de cuir noir chauffant. Je poussai un soupir d’aise, enroulai mes bras autour d’un de ses cous et donnai un coup de tête au reflet d’âme que j’avais délaissé pour le rassurer. Je l’entendis ronronner de plaisir.
Je poussai soudain un éternuement, et reniflai à deux ou trois reprises. Mon nez me chatouillait. La réaction de mon père fut immédiate : il se raidit comme un piquet et me scruta longuement. Moment de gêne, instant de silence.
« Quelque chose ne va pas ? nous demanda ma mère en s'étonnant de l'arrêt si soudain du ronronnement de mon père.
— Il a éternué…, lui répondit mon père sur un ton plus sec qu’il n’aurait dû. Je t’avais pourtant dit et redit que c’était une très mauvaise idée de le laisser sortir par ce froid. Il va nous attraper la mort.
— Mais non, ara [3], répliqua ma mère avec patience et douceur. J’ai veillé à ce qu’il soit suffisamment couvert pour ne pas attraper froid, tu as ma parole. Ce n’est qu’un éternuement, il n’y a pas de quoi en faire un drame.
— Ah oui, vraiment ? Ce n’est qu’un éternuement, tu en es bien certaine ? Et lorsque son éternuement se transformera en plusieurs éternuements, puis en rhume, puis en grippe, enfin en pneumonie, quelle excuse vas-tu me servir à ce moment-là ? »
Mère leva les yeux au ciel ; l’attitude de mon père l’agaçait prodigieusement. La saison froide avait le chic pour le rendre irritable.
« Voudrais-tu cesser d’être paranoïaque, mon amour ? Je me rends bien compte que la saison froide ne te sied guère, mais tout de même.
— La saison morte, tu veux dire ? railla-t-il à demi-mots. Elle porte bien son nom : elle est dangereuse pour nous tous. Notre fils aurait dû rester au chaud au lieu de battre la campagne par ce temps où l’on ne mettrait même pas un chien dehors. »
Mère poussa un soupir agacé et se tut. Sans doute pour ne pas envenimer davantage la situation. Père prit son silence pour une résignation car il dressa bien haut les têtes de manière vindicative, ainsi que ses queues.
« Je le ramène à l’intérieur, dit-il alors pour rompre le silence installé entre eux.
— Comme il te plaira. »
Et, de fait, il me ramena auprès du feu qui ronflait dans la pièce principale en m'ôtant mon manteau en grosse fourrure et mon écharpe en laine. Hourra. Une vraie délivrance. Elle commençait furieusement à me gratter depuis vingt bonnes minutes. Je soulageai la démangeaison de la griffe au bout de mon index et me pelotonnai auprès de la cheminée ronflante d’activité : j’aimais regarder avec quelle ferveur le feu dévorait les bûches qu’on y déposait, les étincelles et les craquements que cela produisait, l’odeur de brûlé délicieuse qui me montait aux narines, et enfin le halo doré qui parait nos peaux brunies d’une couleur plus lumineuse.
« C’est plus agréable de rester à l’intérieur, non ? me demanda mon père dans un sourire, en observant ma mine réjouie.
— Oui ! Il fait bon et chaud. C’est agréable. »
Même si j’aimais bien vagabonder dans la neige aussi, mais ça je me gardai bien de le lui expliquer. Je ne souhaitais pas raviver son humeur grognonne. Mon nez me chatouillait déjà moins, quoiqu’il se soit mis à couler. Papa m’obligea à me moucher copieusement dans un carré de tissu, et ma démangeaison disparut en même temps que l’écoulement nasal.
« Ta mère a tendance à oublier que nous sommes très sensibles aux basses températures. Cela m’étonnerait à peine que tu tombes malade.
— Malade ? lui demandai-je avec incompréhension.
— Être malade, c’est se retrouver dans un état de faiblesse physique. Tu n’as plus envie de manger, ni même de faire quoi que ce soit. Tout se limite à boire, faire ses besoins et dormir bien au chaud.
— Tu es déjà tombé malade, kanran ? »
Il ne répondit pas tout de suite à ma question, se massa l’arrière de la nuque et tourna les yeux vers l’âtre. Au bout des plus longues minutes de ma vie, une réponse vint enfin :
« Moi, non. Mais tu avais un frère et une sœur plus âgés, autrefois, qui ont fait connaissance avec la maladie.
— Ils ne vivent plus à la maison ? »
Je ne les avais jamais vus, n’en avais même jamais entendu parler, tout au plus avais-je pu voir quelques portraits d’eux, fiers et souriants, à la dérobée ; à voir les traits tirés par la douleur de mon père, je me fis la réflexion que j’aurais mieux fait de me taire, moi et ma grande bouche.
« Ils sont morts. »
Sa déclaration subite jeta dans la pièce un froid plus mordant que celui de l’extérieur, malgré le feu qui continuait à crépiter dans la cheminée, égal à lui-même. Étaient-ils morts de maladie ? Était-ce pour cela que Père était si grognon à l’idée de me voir jouer dehors par ce temps ? Pourtant, cela ne semblait pas affecter maman. Papa poussa un soupir et m’ébouriffa les cheveux de ses grosses mains.
« Ne t’en fais pas, le temps a passé. C’est juste que… c’est toujours difficile pour moi d’en parler.
— Si c’est comme ça, alors je ne tomberais jamais malade ! promis-je avec énergie. C’est promis. »
Il retint à grand-peine un rire de franchir ses lèvres et me blottit tout contre lui, entre ses deux reflets. Je m’allongeai entre ses deux genoux.
« J’y compte bien, me dit-il avec la plus grande douceur.
— Comment ils étaient ?
— Qui ça ? »
Il fut pris au dépourvu, interloqué.
« Mon grand frère et ma grande sœur, précisai-je. Ils te ressemblaient ? Ou bien à maman ?
— Ta sœur, oui. Ton frère ressemblait beaucoup plus à ta maman. Ils avaient les mêmes yeux que nous, par contre. Aux couleurs de la terre. »
Il poussa un soupir las, attristé.
« Ce sont les n’edeshtâ [5] qui me les ont pris. C’est pour cette raison que tu ferais mieux de te tenir à l’écart de ces choses. Ce ne sont que des serpents prêts à frapper et à mordre dès que tu as le dos tourné. »
Je décelai une pointe de rancune dans sa voix, ainsi que de la mélancolie. Les peines et chagrins mettaient beaucoup de temps à guérir, peu importe qui les subissait.
« C’est promis », le rassurai-je d’une voix endormie.
Je dus piquer un somme car, lorsque je rouvris les yeux, nous n’étions plus seuls. Nos visiteurs avaient pris leurs aises à l’intérieur et retiré leurs manteaux et autres cache-nez. Je me redressai vivement, un peu trop sans doute car un vertige me prit, et dévisageai les voyageurs avec curiosité. Ils étaient trois : deux femelles et un mâle. Ce dernier était presque aussi grand que mon père, à vue d’œil, et n’avait rien à lui envier au niveau de la musculature ; pour le reste, il avait des traits bien dessinés – oserais-je le dire ? Il était beau –, très marqués, quoiqu’ils me parussent secs et tirés. Ses yeux d’un vert intense me lançaient des éclairs fugaces de malveillance, ses courts cheveux noirs se hérissaient sur sa tête de colère. Je ne comprenais pas : pourquoi était-il si énervé ? Qu’avais-je bien pu faire de mal ? Je reculai et butai contre le genou d’un des reflets d’âme de mon père.
« Tu es réveillé ? me demanda-t-il en caressant la base de ma nuque pour me calmer. Bien. Dis bonjour à ton oncle Eros, à ta tante Galathée et à ta cousine Carmina. »
Je faillis lui répondre que je n’en avais pas du tout envie – l’oncle en question ne me procurant aucune sympathie –, mais je retins ma langue à temps. Je ne tenais pas à me faire gronder en présence de ce type.
« Bonjour », finis-je par dire le plus respectueusement du monde, en inclinant la tête et en lui présentant ma nuque.
Du coin de l’œil, je détaillai ma tante et ma cousine. La première – Galathée, c’est ça ? – ressemblait beaucoup à maman physiquement : une peau brune, des yeux sombres, des cheveux noirs, une taille moins imposante que son mari. Sauf qu’elle comptait davantage de rondeurs que ma mère, notamment autour des hanches. Le poids qu’elle n’avait pas pu perdre des suites de sa dernière grossesse ? Allez savoir. Rondeurs ou non, ma tante n’était pas plus laide qu’une autre, ni spécialement jolie. Une personne normale, quelconque, comme tout le monde. Voilà qui me rassurait davantage que son mari, d’une beauté à faire peur… et d’un caractère que je sentais très vif et prêt à mordre. Inexplicablement, je me sentais attiré par elle, comme si je la connaissais depuis toujours mais que je l’avais oubliée. C’était une sensation étrange. Était-ce seulement possible ? J’étais pourtant sûr de ne l’avoir jamais vue auparavant.
Ma cousine me donnait le même effet que son père : une beauté en devenir aux mêmes yeux verts, aux mêmes traits parfaitement dessinés quoique froncés, le regard si insistant que j’eus l’impression d’être transpercé de part en part par une lame d’acier. Les deux femelles portaient des robes de laine – violette pour ma tante, rouge carmin pour ma cousine –, et mon oncle… était habillé de quelque chose de plus singulier : un tissu du même matériau qui formait comme une jupe sur les cuisses, mais ne ceignait qu’une épaule en diagonale. Des broches, gravées d’un blason représentant une panthère noire en position d’attaque, ornaient l’une de ses larges épaules, au point d’attache du vêtement, devinais-je. Les habits ressemblaient beaucoup à ceux dont s’était affublé le peintre, peut-être venaient-ils tous deux du même endroit ?
« Ton fils ne sait donc pas se comporter dignement en société ? Ni accueillir correctement ses hôtes ? tempêta aussitôt le maître du blason au chat noir. Dois-je prendre cela pour une insulte ?
— Tu fais toujours une montagne de peu de choses, mon frère, lui répondit calmement mon père. Mon fils ne part que sur son cinquième hiver et à cet âge, on ne pense pas au protocole et à la vie en société, ne peux-tu toi-même le concevoir ? Tu as été enfant, toi aussi, autrefois. Bref, mon fils s’est épuisé à courir la campagne par ce temps hivernal et son corps s’est simplement surmené. Il ne s’est reposé qu’afin de se rendre plus digne de ton intérêt, et ne point manquer ton arrivée. »
Protocole, encore du protocole. Un détail me sauta au visage : ma tante arborait un blason, elle aussi, sur son épaule nue, comme ma mère, mais différent : une panthère noire rugissante, de profil, une patte levée, griffes sorties, comme pour frapper. Sans doute le symbole de la maison. Je remarquai alors qu’il se trouvait sur leurs habits mêmes, à bien y regarder de plus près ! Et qu’il s’agissait du même motif, en plus agrandi, que sur les broches de mon oncle. A une exception près : le blason de Carmina représentait un chaton noir roulé en boule, en liseré discret sur sa robe rouge carmin.
~~ Petit lexique du Ku'Tan à l'usage des débutants ~~
[1] Kanran veut dire Père, papa en langue démone.
[2] Matkal veut dire Mère, maman en langue démone.
[3] Ara veut dire chéri, bien-aimé en langue démone.
[4] N'edeshtâ veut dire Ceux qui surgissent dans la pluie en langue démone.
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